LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

PRÉFACE.

 

 

I

Je visitais, avec quelques amis, à la grande Exposition de 1889, cette réduction de la Bastille, que tout le monde a pu voir, et qui d'ailleurs était bien faite pour en donner l'idée la plus fausse.

A peine avait-on franchi la porte d'entrée, que l'on voyait, dans l'obscurité, un vieillard, affublé d'une longue barbe blanche, couché sur la paille humide traditionnelle, — agitant  ses chaînes, et poussant des hou ! hou !! lamentables.

Et le guide des visiteurs disait, non sans émotion :

Vous voyez ici l'infortuné Latude, qui est resté dans cette position, les deux bras enchaînés derrière le dos, pendant trente-cinq ans !

Je complétai ce renseignement en disant sur le même ton :

C'est même dans cette attitude qu'il a eu l'adresse de fabriquer l'échelle de cent quatre-vingts pieds de long, qui lui a permis de s'évader.

L'assistance me regarda avec surprise, le guide avec malveillance et je m'esquivai.

La pensée qui me soufflait cette phrase est précisément celle qui a dicté à M. Funck-Brentano ce livre sur la Bastille, où il remet les choses au point, et oppose, aux légendes que tout le monde connaît, les vérités que bien des gens ignorent.

Car, en dépit de tout ce qu'ont écrit à ce sujet M. Ravaisson, dans l'introduction à ses Archives de la Bastille, — Victor Fournel, dans ses Hommes du 14 juillet, MM. Gustave Bord, Biré, Bégis, etc., l'opinion publique sur le régime intérieur de la Bastille, en 1789, s'en tient à cette description de Louis Blanc :

Des cages de fer, rappelant le Plessis-lès-Tours et les tortures du cardinal de La Ballue !... des cachots souterrains, affreux repaires de crapauds, de lézards, de rats monstrueux, d'araignées... dont tout l'ameublement consiste en une énorme pierre, recouverte d'un peu de paille ; où le prisonnier respire un air empesté !... Enveloppé des ombres du mystère, condamné à une ignorance absolue du délit qui lui est intenté, et du genre de supplice qui l'attend... il cesse d'appartenir à la terre !...

Si cette Bastille de mélodrame a jamais existé, celle du XVIIIe siècle n'y ressemble guère !... En 1789, ces cachots, situés au rez-de-chaussée de la Forteresse, avec fenêtres sur les fossés, ne sont même plus, comme sous Louis XV, réservés aux condamnés à morts, aux fous dangereux, aux détenus, pour injures, vacarme, voies de fait ; ni aux gardiens, pour infractions à la discipline ! — Lors du premier ministère de Necker, l'usage en a été aboli pour tous les cas....

Le prisonnier, interrogé, dès les premiers jours de son arrivée, n'ignore jamais de quel délit il est accusé, et n'a pas à se préoccuper du genre de supplice qui l'attend ; car, depuis un siècle, il n'y a ni torture ni supplice d'aucune sorte à la Bastille.

Tout prisonnier, au lieu d'une oubliette, ou d'une cage de fer, occupe une chambre assez vaste, dont le plus grand défaut est d'être fort mal éclairée par une étroite fenêtre, munie de barreaux, dont quelques-uns font saillie à l'intérieur. — Elle est suffisamment meublée ; mais il ne tient qu'à lui de faire venir des meubles du dehors. Il peut se procurer, de même, les vêtements et le linge qu'il désire, et, s'il n'en a pas les moyens, on les lui fournit. Latude se plaint de rhumatismes ; on lui donne des fourrures. Il souhaite une robe de chambre calemande à raies rouges. — On court les magasins, pour satisfaire à ce désir. Le sieur Hugonnet se plaint qu'on ne lui donne pas les chemises qu'il a demandées, avec des manchettes brodées. La dame Sauvé voudrait une robe de soie blanche semée de fleurs vertes. On ne trouve dans tout Paris qu'une robe blanche à raies vertes et l'on espère qu'elle s'en contentera.

Toute chambre est munie d'une cheminée ou d'un poêle. — On fournit le bois de chauffage et le luminaire ; le détenu peut se procurer des bougies à son gré. Il a papier, plumes, encre à sa disposition. On ne les supprime provisoire-meut que s'il en abuse, comme Latude, qui écrivaille tout le jour, pour injurier dans ses lettres le gouverneur et le lieutenant de police. — Il peut emprunter les livres de la Bibliothèque ; — libre à lui d'en faire venir du dehors. La Beaumelle avait six cents volumes dans sa chambre. —Il peut élever des oiseaux, des chats, des chiens, — sans en être réduit à apprivoiser l'araignée légendaire de Pellisson, qui fut aussi celle de Lauzun et de tous les prisonniers de tous les temps ! — Les instruments de musique sont autorisés. — Renneville joue du violon, Latude de la flûte. — Il y a concert dans les chambres, et chez M. le gouverneur.

Tout détenu peut broder, tourner, menuiser à l'aise. — Il est permis aux prisonniers, dont la conduite ne prête à aucun reproche, d'aller, venir, de se rendre visite, de jouer au trictrac, aux cartes, aux échecs dans les chambres ; aux quilles, aux boules, au tonneau, dans la cour. —La Rouarie réclame un billard pour lui et ses amis. — On le lui donne !

Les prisonniers sont autorisés à se promener sur la plate-forme du château, d'où ils voient les passants circuler dans la rue Saint-Antoine, le faubourg et affluer sur le boulevard, aux heures où il est de mode pour le beau monde de s'y promener en carrosse. — A l'aide de longues-vues et de grosses lettres écrites sur des pancartes, ils peuvent correspondre avec les gens du voisinage, et, comme Latude, entretenir des intelligences avec les grisettes du quartier ! — Michelet, dans une intention trop visible, déclare que sous Louis XVI, le régime de la prison fut plus sévère que sous Louis XV, et que cette promenade de la plate-forme fut supprimée. — C'est d'une fausseté absolue. — Elle ne fut interdite qu'à ceux qui en profitaient, comme le marquis de Sade, pour ameuter les passants, et, dès l'avènement de Louis XVI et la visite de Malesherbes, le régime de la prison alla s'améliorant de jour en jour.

Certains prisonniers sont invités à dîner chez le gouverneur, à se promener dans ses jardins, en bonne compagnie. Il en est qui sont autorisés à sortir, sauf à rentrer le soir ! — d'autres ont même la permission de nuit.

Ceux qui ont des domestiques peuvent se faire servir par eux, si ces domestiques consentent à partager leur captivité. — Ou bien, ils ont des compagnons de chambre ; c'est le cas de Latude et de d'Allègre.

Sur la nourriture, les détenus sont d'accord. — Elle était abondante et bonne.

J'avais, dit Dumouriez, cinq plats à dîner, cinq à souper ! sans compter le dessert.

Le Prévôt de Beaumont avoue qu'il a quitté à regret la Bastille, où il pouvait boire et manger tout son saoul.

Poultier d'Elmotte dit : M. de Launey venait causer amicalement avec moi, et me faisait servir les plats que je désirais.

Le baron Hennequin, qui est hypocondriaque et se plaint de tout, confesse néanmoins qu'on lui donnait plus de viande qu'il n'en pouvait manger.

L'abbé de Buquoy déclare qu'il faisait fort bonne chère, et que l'intention du roi était que les prisonniers fussent bien nourris.

Le fielleux Linguet, clans son pamphlet, avoue qu'il faisait trois bons repas par jour, et qu'on lui servait une telle quantité de viande, qu'il y vit un piège : — C'était, disait-il, pour l'empoisonner ! — Mais ce qu'il ne dit pas : c'est que de Launey lui envoyait chaque matin le menu du jour, où il marquait de sa propre main les plats à son gré, choisissant toujours les plus friands, et en quantité suffisante pour contenter cinq ou six épicuriens.

Sous Louis XIV, Renneville fait l'énumération suivante des plats qu'on lui sert :

Huîtres, écrevisses, poulets, chapons, mouton, veau, pigeonneau, etc., — godiveaux, petits pâtés, — asperges, choux-fleurs, petits pois, artichauts, etc., — saumon, soles, brochets, truites, tout poisson de mer ou d'eau douce, et pâtisseries, fruits de saison, etc.

Quant à Latude, il se plaint qu'on lui donne des poulets qui ne sont pas piqués !...

Il faut relire dans M. Funck-Brentano l'amusant récit de Marmontel mangeant, par erreur, le dîner de son domestique, qu'il trouve excellent.

Mlle de Launay, plus tard Mme de Staal, enfermée pour complicité dans la conspiration de Cellamare, raconte que le soir de son installation à la Bastille, avec sa femme de chambre, elles furent toutes deux effrayées par le bruit singulier, continu, sous leurs pieds, d'une machine mystérieuse qui les fit rêver à quelque instrument de torture.

Vérification faite, elles étaient logées au-dessus de la cuisine, et c'était le tournebroche !...

Non seulement les prisonniers sont autorisés à recevoir les visites de leurs parents, de leurs amis ; mais ils peuvent les retenir à dîner, à jouer. — C'est ainsi que chez cette même Mme de Staal, il y a cercle l'après-midi, et le soir, grand jeu. — Et ce temps, dit-elle, fut le plus heureux de ma vie.

Bussy Rabutin reçoit toute la cour — ses amis et ses belles amies surtout.

M. de Bonrepos — nom de circonstance se trouve si bien à la Bastille, qu'autorisé à prendre sa retraite aux Invalides, il ne quitte la Bastille que par force.

J'y passai, dit Morellet, six semaines si agréablement, qu'à présent j'en ris encore ! Et, en sortant, il s'écriait : Dieu fasse paix à ces bons tyrans-là !

Voltaire y reste douze jours — avec recommandation du lieutenant de police, d'avoir pour lui tous les ménagements dus à son génie !

Et qu'on n'objecte pas qu'il s'agit ici de grands seigneurs et de gens de lettres pour qui l'ancien régime a des douceurs exceptionnelles. — Encore faudrait-il lui savoir gré de mettre écrivains et gentilshommes sur le même pied. — L'objection porte à faux.

J'ai cité Renneville et Latude, prisonniers de très mince importance. — L'un est un espion ; l'autre un chevalier d'industrie. — Dans la relation, en trois volumes, que Renneville nous a laissée, on ne voit que chambrées, où il fait ripaille avec des camarades. — On joue, on fume, on mange, on boit, on se grise, on se bat, on cause avec les voisins et voisines, et l'on se passe des pâtés et de bon vin, par les cheminées.... Les détenus de nos maisons centrales s'accommoderaient volontiers de cette vie-là ! — Sûrement, on n'a pas pour Renneville les mêmes égards que pour Voltaire : mais, de borine foi, vous ne le voudriez pas ?

Quant à Latude — à qui l'on fournit des robes de chambre à son gré, — on verra bien par le récit de M. Funck-Brentano qu'il n'a tenu qu'à lui de séjourner à Vincennes ou à la Bastille dans les conditions les meilleures, — et même d'en sortir à bref délai, par la grande porte, le gousset bien garni.

Car c'est encore une des rigueurs de cette affreuse Bastille, que de renvoyer les pauvres diables qui ont fait leur temps, avec quelques centaines de livres dans leurs poches, et de payer une indemnité aux détenus reconnus innocents. — Voyez ce que dit M. Funck-Brentano du sieur Subé, qui, pour dix-huit jours de détention, reçoit trois mille livres (six de nos jours), — ou d'autres, qui, détenus pendant deux ans, sont gratifiés d'une pension annuelle de deux mille quatre cents francs, au taux actuel ? — Voltaire passe douze jours à la Bastille. — On lui assure douze cents livres de pension viagère !

Parlez-moi de la justice contemporaine qui, après quelques mois de prison préventive, renvoie le détenu, arrêté par erreur, sans autre indemnité que ce conseil amical : Allez ! et qu'on ne vous y reprenne plus !...

Quelque loustic ne manquera pas de dire que je fais de la Bastille un séjour de délices. Épargnons-lui cette plaisanterie trop facile. Une prison est toujours une prison, si douce qu'elle soit ; — et la meilleure chère ne compense pas la perte de la liberté : — mais il y a loin, on en conviendra, de la réalité à l'idée que l'on se fait de celle-là, et de cet hôtel des gens de lettres, comme on l'appelait, aux affreux cabanons de notre système cellulaire. J'ai dit jadis que j'aimerais mieux trois ans de séjour à la Bastille que trois mois à Mazas. — Je ne m'en dédis pas !

II

Linguet et Latude sont assurément les deux hâbleurs qui ont le plus contribué à propager sur la Bastille des fables, dont la fausseté est établie par les documents les moins contestables. L'esprit de parti n'a pas manqué de prendre au sérieux les calomnies intéressées de Linguet, qui se faisait une réclame de son faux martyre ; et les mensonges de Latude, exploitant fructueusement une captivité dont il avait fait sa carrière !

Laissons Linguet, qui, après avoir tant poussé à la démolition de la Bastille, a dû la regretter à la Conciergerie, au moment de monter dans la charrette révolutionnaire ; et parlons un peu de l'autre, ce captif aussi ingénieux à s'évader de prison, quand on l'y enferme, qu'à s'y cramponner, quand on lui offre le moyen d'en sortir !

Pour le commun des mortels, l'infortuné Latude a payé de trente-cinq ans de captivité une simple gaminerie : l'envoi à Mme de Pompadour d'une poudre inoffensive, donnée pour du poison !

On trouve ce châtiment épouvantable ! — Je le crois !

Mais si, au lieu de s'en tenir aux gasconnades du personnage, on veut bien lire la biographie très documentée que lui consacre M. Funck-Brentano, on aura vite constaté que si Latude est resté emprisonné pendant trente-cinq ans, c'est qu'il l'a bien voulu ; et que son pire ennemi, son persécuteur le plus acharné, l'auteur de toutes ses misères, — c'est lui-même.

Si, après la friponnerie qui l'a fait arrêter, il avait suivi les conseils de l'excellent Berryer, lui prêchant la patience et lui promettant sa délivrance prochaine, il en eût été quitte pour quelques mois de prison à Vincennes, où sa captivité était si rigoureuse, qu'il lui a suffi de pousser la porte du jardin, pour se trouver libre !

Première sottise qui gâte déjà son affaire ; ce nouveau délit étant plus grave que le premier. On le rattrape ; on le coffre de la Bastille, au cachot ; et cependant le bon Berryer l'en tire. Mais au lieu de se tenir coi, voici notre homme qui s'agite, pérore, insulte tout le monde, et, sur les livres qu'on lui prèle, inscrit des vers injurieux pour la Pompadour. On lui donne pourtant une chambre ; puis un domestique ; puis un compagnon : d'Allègre. Et ici la fameuse évasion !... où l'on ne sait qu'admirer le plus : de l'ingéniosité des deux compères ; de la bonhomie de cette prison vieux jeu, qui leur permet de confectionner à l'aise une vrille, une scie, un compas, un moufle, quatorze cents pieds de cordes, une échelle de cent quatre-vingts pieds de long, avec deux cent dix-huit échelons de bois ; de cacher le tout entre deux planchers, sans que nul s'avise d'y aller voir ; et, après avoir percé un mur de quatre pieds et demi d'épaisseur, de gagner au large, sans avoir essuyé un coup de feu !...

Ils n'étaient pas les premiers à franchir ces vieilles murailles. — Renneville cite quelques évasions, dont la plus célèbre est celle de l'abbé de Buquoy. Mais on ne parait pas y avoir attaché grande importance.

Avec d'Allègre et Latude, c'est une autre affaire. Les passants ont pu voir, de grand matin, l'échelle flotter au long des murs, et l'évasion n'est plus secrète. Elle discrédite la Bastille. On peut donc s'en échapper. — La police se pique au jeu. On va rire à ses dépens. Et puis, on connaît les deux fugitifs. — Ils ne manqueront pas de publier le récit de leur évasion, avec force diatribes contre le gouverneur, le lieutenant de police, les ministres, la favorite, le roi !... Il faut, à tout prix, empêcher ce scandale et les rattraper !

Et l'on prend en pitié ces deux malheureux qui, après une fuite si bien combinée, se font arrêter sottement, l'un, d'Allègre à Bruxelles, pour une lettre d'injures écrite à la Pompadour ; l'autre en Hollande, pour une demande de secours à sa mère !

Latude est remis sous les verrous — et cette fois condamné à une détention plus sévère. Et le vacarme recommence : clameurs, exigences, violences, menaces ! — Il exaspère et décourage les gens les plus résolus à lui venir en aide. On l'expédie au donjon de Vincennes ; on lui promet sa liberté, s'il veut bien rester tranquille. Sa délivrance, il en convient lui-même, n'est plus qu'une affaire de jours.... On lui accorde la promenade dans les fossés. — Il en profite pour s'évader encore !...

Il est repris, réinstallé à Vincennes et tout est à recommencer. Mais on daigne le considérer comme un peu fou, et après un séjour à Charenton, où il est fort bien traité, — on lui donne enfin congé, en l'invitant à s'en aller dans son pays, et sans bruit !...

Ah bien oui ! — Il court tout Paris, déblatérant contre MM. de Sartine, de Marigny, colportant des mémoires ; réclamant cent cinquante mille livres de dommages-intérêts !... et finalement extorquant de l'argent à une bonne dame, par la menace !

Pour le coup, on perd patience, et on l'enferme à Bicêtre, comme fou dangereux !... Mais dame !!...

Soyons justes ! — Supposez, de nos jours, un chevalier d'industrie, qui, condamné à quelques mois de prison, insulte les agents de l'autorité, les magistrats, le tribunal, le président !... et recondamné de ce chef plus durement, s'évade une première fois, une seconde fois, une troisième !... et toujours rattrapé, recoffré, recondamné de plus belle : puis enfin relâché, après avoir fait son temps, répand des libelles injurieux contre le préfet de police, les ministres, les deux chambres, somme le Président de la République de lui payer cent cinquante mille francs à titre d'indemnité !... Et arrache de l'argent à une bonne femme par la peur !

Vous m'accorderez bien que ce gaillard-là n'aurait aucune peine à additionner trente-cinq ans de prison !

Seulement ses condamnations seraient publiques et ne donneraient prise à aucune de ces légendes qu'autorise toujours le huis-clos.

Mais quant aux motifs et à la durée de la détention, son cas serait exactement celui de Latude. Sauf qu'il n'y aurait pour lui ni fourrures, ni promenades dans les jardins, ni poulet piqué à ses repas !

Outre une cinquantaine de lettres autographes de Latude, adressées de Bicêtre Mme Legros sa bienfaitrice, et où le personnage se révèle : intrigant, charlatan, vaniteux, insolent, rodomont, insupportable !.., j'en ai une, écrite à M. de Sartine, que Latude a publiée à la suite du mémoire destiné à attendrir Mme de Pompadour et dont chaque phrase est une insulte....

Cette lettre ayant paru en vente publique, le catalogue reproduisait ces premières lignes :

Je supporte avec patience la perte de tous mes beaux jours et de ma fortune (!!). Je supporte mes rhumatismes, la faiblesse de mon bras et un cercle de fer autour de mon corps pour toute ma vie !...

Un journaliste, de ceux qui apprennent l'histoire dans Louis Blanc, vit Latude rivé pour toujours, par un cercle de fer, à quelque pilier de basse-fosse, et s'écria indigné : -

Un cercle de fer !... quelle horreur !

Or, il s'agit d'un bandage !

Ce faux carcan, c'est toute la légende de l'infortuné Latude !

III

Tout ce qui a trait à la Bastille a pris un caractère fabuleux !

Quelles glorieuses journées que celles du 13 et du 14 Juillet, telles que l'imagination populaire se les figure sur la foi de Michelet, qui, dans un style imagé, passionné, pittoresque, dramatique, admirable, n'a pas écrit l'histoire, mais le roman de la Révolution française !

Voyez son récit de la journée du 13 ! — Il vous montre tout Paris révolté contre Versailles, et, d'un élan superbe, courant aux armes, pour tenir tête à l'armée royale. C'est de la très belle littérature ! — Historiquement, c'est pure fiction.

Les Parisiens étaient assurément partisans des idées nouvelles, c'est-à-dire de la suppression des abus, des privilèges signalés dans les cahiers des États généraux, en un mot de toutes les réformes souhaitées par la France entière. Mais ils ne les concevaient pas sans le concours de la royauté, à laquelle ils étaient sincèrement attachés. Cette foule de gens effarés qui courent à l'Hôtel de Ville réclamer des armes, et que les écrivains révolutionnaires nous présentent comme exaspérés par le renvoi de Necker et prêts à saper le trône au profit de ce Genevois, sont bien moins effrayés de ce qui se trame à Versailles que de ce qui se passe à Paris. — S'ils veulent des armes, c'est pour leur propre sécurité. — La dissolution de l'Assemblée nationale, donnée comme certaine, échauffait tous les esprits et les malintentionnés mettaient à profit l'inquiétude, l'agitation générales, pour pousser au pire, en créant partout le désordre. La police avait disparu ; la canaille était maîtresse de la rue. Des bandes de chenapans, parmi lesquels ces gens de mauvaise mine, qui, dès le mois de mai, affluaient à Paris, venus on ne sait d'où, comme à un mot d'ordre, et qu'on avait déjà vus à l'œuvre, au pillage de la maison Réveillon, s'en allaient partout, insultant les femmes, détroussant les passants, pillant les boutiques, ouvrant les prisons, brûlant les barrières !... Le 13 juillet, les électeurs de Paris décidèrent la formation d'une milice bourgeoise, pour la protection de la ville, et ce projet fut adopté le même jour par tous les districts, avec des considérants, cités par M. Funck-Brentano, et qui précisent l'intention des signataires. — C'est bien pour se défendre contre ceux que l'on appelle les Brigands, que se forme la milice bourgeoise : Protéger les citoyens, dit le procès-verbal du district du Petit-Saint-Antoine, contre les dangers qui les menacent tous individuellement. — En un mot, le sentiment qui domine, dit M. Victor Fournel, c'est la peur ! Jusqu'au 14 Juillet, la bourgeoisie parisienne se montrait beaucoup plus soucieuse des excès de tous genres commis par la populace après le renvoi de Necker, que des projets de la cour. — Et M. Jacques Charavay, qui le premier a publié le texte du procès-verbal en question, ne dit rien d'excessif, quand il en tire cette conclusion : Le mouvement qui le lendemain emporta la Bastille eût peut-être été réprimé par la garde nationale, si son organisation eût eu plus de consistance.

Il n'a manqué à ce bon vouloir qu'une direction, un chef, et surtout l'appui de Besenval. Mais celui-là est stupéfiant !

Il part de Versailles, avec trente-cinq mille hommes, — et l'ordre signé par le Roi — non sans peine, — qui lui enjoint de repousser la force par la force.

Et voici le bulletin de ses opérations militaires.

Le 13, vers quatre heures du soir, escarmouche du Royal-Allemand, sur la place Vendôme, où il se heurte à la manifestation dirions-nous aujourd'hui, — qui promène les bustes de Necker et du duc d'Orléans, et la disperse.

A six heures, cavalcade des mêmes cavaliers au Pont-Tournant des Tuileries, où ils reçoivent cinq ou six chaises sur la tête, — et massacre, par M. de Lambesc, du vieillard légendaire, qui, une heure après, racontait sa triste fin au Palais-Royal....

A neuf heures, promenade militaire du même régiment sur les boulevards. Une décharge des gardes françaises lui tue deux hommes, et il bat en retraite, sans riposter, à la grande surprise de M. de Maleissye, officiel' aux gardes ! Car de son propre aveu, si la cavalerie avait chargé, elle eût mis facilement en déroute les gardes françaises, dans l'état d'ivresse où ils étaient.

Et Besenval, terrifié d'une telle résistance, ramasse toutes ses troupes, s'enferme avec elles, au Champ de Mars, et ne bouge plus !...

On se demande :

Est-ce un imbécile ?... Est-ce un traître ? — C'est un imbécile ! — Car il croit avoir devant lui trois cent mille hommes !! prend tous les agités pour des rebelles, et ne comprend pas que, sur cent Parisiens, il y en a quatre-vingt-dix qui comptent sur hi, pour mettre les mutins à la raison.

Il n'a pas, dit-il, confiance en ses troupes !...

C'est bien à elles de n'avoir pas confiance en lui, et d'être découragées par tant de couardise ! — Mais il les calomnie. Un seul régiment a fait défection. Et n'eût-il fait marcher que les Suisses, ils ont bien prouvé, au 10 août, que l'on pouvait compter sur eux !

Et puis, dit-il encore, j'avais peur de déchaîner la guerre civile !

Sûrement ?... Un militaire qui va comprimer la révolte, ne doit pas s'exposer à la combattre !...

Et dernière raison : Je réclamais des ordres à Versailles... et je n'en recevais pas !

Et celui qu'il a dans sa poche ?...

Enfin après avoir écrit à Flesselles, à de Launey de tenir bon jusqu'à son arrivée, et avoir hissé piller, sous ses veux, les armes des Invalides, sans faire un pas pour s'y opposer, il attend que la Bastille soit prise pour se décider à sortir du Champ de Mars !... et à retourner tranquillement à Versailles, avec ses trente-cinq mille hommes, qui n'ont pas brûlé une amorce !

Ah ! le bon temps pour une émeute !

IV

Le 13 juillet, dit Michelet, Paris se défend !... (contre qui ?...)le 14, il attaque !... Une voix le réveille et lui crie : Va et prends la Bastille ! Et ce jour-là est celui du Peuple entier !...

C'est lyrique : mais archifaux !...

Écoutez Marat, qui n'est pas suspect, et qui a vu les choses de plus près.

... La Bastille, mal défendue, fut prise par quelques soldats et une troupe d'infortunés, la plupart Allemands et provinciaux. Les Parisiens, ces éternels badauds, venaient là par curiosité !...

En réalité le peuple entier de Michelet se réduit à un millier d'assaillants, dont trois cents, au plus, ont pris part au combat : gardes françaises et déserteurs de toutes armes, clercs de la Basoche, et bourgeois exaltés ; braves gens qui croient faire œuvre méritoire, en se ruant sur ces murs inoffensifs ; bandits accourus à l'émeute qui leur promet l'impunité du vol et du meurtre !... Et quantité de curieux !... Des curieux surtout !...

J'ai assisté, dit le chancelier Pasquier, la prise de la Bastille. Ce que l'on appelle le combat ne fut pas sérieux. La résistance fut complètement nulle. La vérité est que ce grand combat n'a pas un instant effrayé les spectateurs, qui étaient accourus pour en voir le résultat. Parmi eux se trouvaient beaucoup de femmes, très élégantes. Elles avaient, afin de s'approcher plus aisément, laissé leurs voitures à distance. A côté de moi était Mlle Contat, de la Comédie-Française. Nous restâmes jusqu'au dénouement et je lui donnai le bras jusqu'à sa voiture qui était Place Royale.

La Bastille ne fut pas prise, il faut le dire, elle se livra !

Qui parle ainsi ? Michelet lui-même, et il ajoute : ce qui l'a perdue, c'est sa mauvaise conscience !

Il serait trop simple d'avouer que c'est l'incapacité de son gouverneur !

Il n'est pas un amateur des vieilles images qui ne connaisse ces vues d'optique du siècle dernier, représentant la prise de la Bastille !

La plate-forme de la forteresse est hérissée de canons qui partent tous à la fois, vomissant la mort, — sans que les assaillants y prennent garde, car tous les boulets de cette artillerie, passant sur leurs tètes, iraient tuer des passants inoffensifs, sans égratigner un seul des assiégeants !

Et la Bastille n'a pas tiré pour sa défense un seul coup de canon !

Dès le matin, à la requête de Thuriot de la Rozière, de Launey avait consenti, sans difficulté, à retirer des embrasures les quinze canons de la plate-forme, et avait masqué ces embrasures par des planches. — Des trois pièces qu'il mit plus tard en batterie, devant la porte d'entrée, aucune ne put servir ; et la décharge attribuée à l'une d'elles était celle d'un fusil de rempart.

Il s'attendait si bien à être secouru par Besenval, qu'en évacuant l'arsenal et en ramassant toute sa garnison dans la Bastille, quatre-vingt-deux invalides et les trente-deux Suisses de M. de Flue, il avait oublié de renforcer ses vivres.

Or, la Bastille n'avait pas de provision de bouche. Elle recevait tous les matins, comme une bonne bourgeoise, ses commandes de la veille, apportées par les fournisseurs, et qui, ce jour-là, furent interceptées. Si bien qu'à trois heures de l'après-midi, la garnison n'avait pas sa pitance ordinaire, et les invalides, travaillés depuis huit jours dans tous les cabarets des alentours, et disposés à ouvrir les portes à leurs bons amis des faubourgs, prirent prétexte de leur ration insuffisante, pour se mutiner, refuser de se battre, et troubler la cervelle du malheureux de Launey qui n'était déjà pas très solide.

Dès le jour de mon arrivée, dit de Flue, je pus connaître cet homme par les préparatifs qu'il faisait pour la défense de son poste, et qui ne rimaient à rien. Je vis clairement que nous serions bien mal commandés en cas d'attaque. Il était tellement frappé de terreur à cette idée, que, la nuit, il prenait pour des ennemis les ombres des arbres ! Incapable, irrésolu, s'occupant de minuties, et négligeant les devoirs importants... tel était le personnage.

Abandonné par Besenval, au lieu d'en imposer à ses invalides par son énergie et de tenir bon, jusqu'à la famine, derrière ces murailles, où ricochent les projectiles des assiégeants qui ne lui ont tué qu'un homme, de Launey perd la tête, fait mine de mettre le feu à la poudrière, capitule et ouvre ses portes à des gens, dit Chateaubriand, qui ne les eussent jamais franchies, s'il les avait tenues closes.

Que ce malheureux eût fait son devoir et Besenval le sien, tout changeait de face.

Est-ce à dire que la Révolution eût avorté ? Loin de là ! — Elle était légitime, désirable et irrésistible, sous la poussée généreuse de tout un peuple. Mais elle eût pris une autre voie et eût triomphé à meilleur compte, avec moins de ruines et moins de sang ! — Les conséquences du 14 Juillet sont désastreuses. Ces seuls mots : La Bastille est prise ! sont, dans la France entière, le signal des plus affreux désordres. Il semble que ces vieux murs entraînent dans leur chute toute autorité, tout respect, toute discipline ; et que ce soit la brèche ouverte à tous les excès. Les paysans s'en vont par bandes, ravager, piller, incendier les châteaux, les maisons bourgeoises, et brûler vifs ceux qui s'y laissent prendre. — Les soldats mutinés insultent leurs chefs et font ripaille avec les malfaiteurs qu'ils délivrent. Pas une ville, pas une bourgade, où la canaille ne hausse le ton, où les honnêtes gens ne soient molestés par les braillards de clubs et de carrefours ! La réaction s'autorise de ces violences et les défections sont nombreuses, de ceux qui, la veille encore, dans la magistrature, l'armée, le clergé, la noblesse, partisans des idées nouvelles, s'en détachent brusquement, comme le bon duc de la Rochefoucauld, qui s'écriait : On n'entre pas dans la liberté par une telle porte ! — Balancé entre le désir et la crainte d'accorder les réformes promises, poussé d'une part à la résistance, de l'autre à la soumission, et plus que jamais dénué de tout sens politique et de toute volonté, le roi vient à Paris s'incliner devant la révolte, approuver l'assassinat de ses plus fidèles serviteurs !... et fait, ce jour-là, son premier pas vers l'échafaud ! Désormais, sous la pression de la populace, à qui ce premier succès a donné la mesure de sa force, et qui se fait chaque jour plus exigeante, plus menaçante, la Révolution, dévoyée, ira trébuchant à chaque pas, jusqu'à l'Orgie de 93, qui n'est, à proprement parler, que l'organisation du brigandage ! — Malouet avait bien raison : ce que nous fêtons symboliquement, le 14 Juillet, ce n'est pas le soleil levant, l'aurore de la Liberté ! — c'est le premier éclair de la Terreur !

Le docteur Rigby, après s'être promené toute l'après-midi dans le jardin Monceau, sans la moindre idée de ce qui se passe au faubourg Saint-Antoine, rentre le soir à son hôtel, voisin du Palais-Royal. — Il voit la foule dans l'ivresse. Hommes, femmes, rient, pleurent, s'embrassent : La Bastille est prise !Enfin ! nous sommes libres !! — Et les moins enthousiastes ne sont pas ceux de la milice bourgeoise, qui, prêts hier à combattre l'émeute, acclament aujourd'hui son triomphe ! — Le premier sabre brandi par le premier garde national était déjà celui de Joseph Prudhomme !...

Tout à coup, cette foule en délire frissonne, — s'écarte, — avec des cris d'horreur....

Dans la rue Saint-Honoré, s'avance en hurlant une bande de malfaiteurs avinés, promenant sur deux piques les têtes de de Launey et de Flesselles fraîchement coupées !...

Et les naïfs si follement réjouis par la chute d'une prétendue tyrannie qui ne sait même pas se défendre, se dispersent, silencieux et consternés.

Car voici la véritable qui fait son entrée !...

V

La Bastille ayant ouvert ses portes, ne croyez pas que les légendes qui la font si cruelle vont s'évanouir, comme les fantômes d'un vieux château où l'on introduit la lumière.

Tandis que le tout Paris de Michelet assomme les Invalides qui lui ont livré la place ; coupe en morceaux celui qui l'a empêchée de sauter ; égorge le major de Losme, l'ami, le bienfaiteur des prisonniers ; torture le malheureux de Launey qui, de la Bastille à l'Hôtel de Ville, percé, tailladé, haché à coups de sabres, de piques, de baïonnettes, est finalement décapité à l'aide d'un petit couteau, — épisode sur lequel Michelet glisse avec art ; tandis que tous les malfaiteurs du quartier, accourus à la suite des combattants, courent aux bâtiments de service, pillent, brisent, jettent dans les fossés, meubles, livres, dossiers, archives, dont on aura tant de peine à recueillir les épaves, quelques bonnes gens se disent : Mais, au fait, il y a des prisonniers !... Si nous allions les délivrer ?...

Ici, laissons la parole à Louis Blanc.

Cependant les portes des cachots (il y tient) se sont écroulées (!) sous un généreux effort ; les prisonniers sont libres ! Hélas ! pour trois d'entre eux, il était trop tard !Victime depuis sept ans des vengeances inexpliquées d'un père implacable, le premier, qui s'appelait le comte de Solages, ne retrouva, ni des parents qui consentissent à le reconnaître, ni ses biens devenus la proie de collatéraux avides !... Le second se nommait Whyte !De quel crime était-il coupable ?... accusé, soupçonné du moins ?On ne l'a jamais su !Lui, on l'interrogea vainement. — A la Bastille, il avait perdu la raison !Le troisième, Tavernier, à l'aspect de ses libérateurs, avait cru voir entrer les bourreaux et s'était mis sur la défensive. On le détrompa en l'embrassant ; niais le lendemain il fut rencontré, errant par la ville, et prononçant des paroles étranges. — Il était fou !

Autant d'erreurs volontaires que de mots !

Le comte de Solages était un exécrable libertin, — enfermé à la requête de sa famille pour crimes atroces et notoires. — Ses parents eurent pourtant la bonté de le recueillir après sa délivrance, et c'est chez eux qu'il est mort en 1825.

De Whyte et Tavernier n'étaient pas devenus fous à la Bastille. — Ils étaient à la Bastille, parce qu'ils étaient fous ; et le second était, de plus, impliqué dans une affaire d'assassinat ! Recueilli par un perruquier du quartier, il brisa tout chez son hôte, qui dut le faire interner à Charenton, où de Whyte vint le rejoindre. Ce n'était pas la peine de les changer de local !

Quatre autres prisonniers délivrés, Corrège, Bechade, Pujade et Laroche, — étaient détenus comme faussaires.

Aussi Louis Blanc a-t-il soin de les passer sous silence !

Dix jours avant, une autre victime de la tyrannie gémissait dans les fers ! — le marquis de Sade, — qui, du haut de la plate-forme, ameutait les passants à l'aide d'un porte-voix. — De Launey dut le transférer à Vincennes, privant ainsi les vainqueurs de la gloire de délivrer le futur auteur de Justine. La République prit sa revanche, en le faisant plus tard secrétaire de la section des Piques !... fonction pour laquelle le désignaient ses vertus !

Mais de tous ces prisonniers, le plus célèbre, le plus populaire, celui dont tout Paris déplora les infortunes — c'est le fameux comte de Lorges, — enfermé depuis trente-deux ans, dit la notice biographique que lui a consacrée l'auteur inconnu de sa délivrance.

C'est dans la brochure du citoyen Rousselet, vainqueur de la Bastille, qu'il faut en lire le récit.

L'humanité pénètre dans des chemins rétrécis par la défiance. — Une porte de fer s'ouvre : que voit-elle ?Est-ce un homme ? Ciel !... ce vieillard chargé de fers ?... la splendeur de son front, la blancheur de sa barbe pendante sur sa poitrine !... quelle majesté !... le feu qui étincelle encore de ses paupières semble procurer une douce lueur dans ce lugubre séjour !...

Surpris de voir tant d'hommes armés, il leur demande si Louis XV vit encore !... On le délivre, et on le conduit à l'Hôtel de Ville !

Pendant quinze jours, tout Paris alla visiter le noir cachot où ce malheureux était enfermé depuis tant d'années, sans autre clarté que celle qui s'échappait de ses paupières ! Une pierre même de ce cachot figura au musée Curtius !... On publia son portrait !... Une estampe le représente, au moment où l'on brise ses chaînes, assis sur une chaise, dans sa chambre, à côté d'une cruche d'eau !

Et ce vieillard infortuné, personne ne l'a jamais vu !... Il n'a jamais existé !...

En réalité, le 14 Juillet, il n'y avait à la Bastille que sept prisonniers — deux fous, un sadique et quatre faussaires.

Mais, sur leur nombre, et leurs droits à la détention, Michelet reste muet ; — cela nuirait à son épopée. — Et il excelle à mettre en valeur tout ce qui peut servir sa thèse, à ignorer ce qui la contredit ! — Aussi se borne-t-il à parler des deux qui sont devenus fous ! Équivoque digne de Louis Blanc, — indigne de lui !

Les vainqueurs furent un peu surpris de ce petit nombre de victimes ! —plus surpris encore de les voir installées dans des chambres, dont quelques-unes avaient pour meubles des fauteuils en velours d'Utrecht. L'auteur de la Bastille dévoilée s'écrie : Quoi !... Pas de cadavres ! Pas de squelettes ! Pas d'hommes enchaînés !!La prise de la Bastille, dit le cousin Jacques, a dessillé les yeux du public sur l'espèce de captivité que l'on y éprouvait !

En quoi il se trompait bien ! Les légendes ont la vie dure ! — Une Bastille sans cachots, oubliettes, ni cages de fer !! — L'opinion publique n'admettait pas qu'elle se fût méprise à ce point !...

Plusieurs prisonniers, dit l'Histoire des événements remarquables, etc., ont été mis en liberté ; mais quelques-uns, et c'est peut-être le plus grand nombre, sont déjà morts de faim, parce qu'on ne connaît pas la disposition de cette monstrueuse prison. — Il y a de ces prisonniers enfermés entre quatre murailles, qui. ne reçoivent à manger que par des trous pratiqués dans le mur. On a trouvé une partie de ces prisonniers morts affamés, parce que leurs cachots n'avaient pu être découverts qu'après plusieurs jours !

Une autre brochure, les Oubliettes retrouvées dans les souterrains de la Bastille, rééditant une vieille fable qui avait déjà servi pour le cardinal de Richelieu, nous montre le prisonnier tiré de son cachot et conduit par le gouverneur dans une chambre qui n'avait rien de sinistre. — Elle était éclairée par plus de cinquante bougies. Des fleurs odoriférantes y répandaient un parfum délicieux.... — Le tyran causait amicalement avec son prisonnier ! — ... Puis donnait l'affreux signal, et une bascule pratiquée dans le parquet s'ouvrait et faisait disparaître l'infortuné qui tombait sur une roue garnie de rasoirs, que des agents secrets faisaient mouvoir.... — Et l'auteur termine par cette belle réflexion : — Un tel châtiment, aussi lâchement combiné, n'est pas même croyable !c'est cependant à Paris, dans cette ville si belle, si florissante que cela se trouve !

Dorat-Cubières, qui fut une des hontes littéraires du XVIIIe siècle, va plus loin !... Il a vu, — de ses yeux vu : — un de ces trous où le captif enfermé avec du pain pour huit jours, n'avait plus après pour subsister que sa propre chair.... Dans ce trou, dit-il, se trouvait un squelette horrible, dont la vue me fit reculer d'effroi !

Et l'imagerie populaire ne manqua pas de propager ces insanités.... J'ai là une gravure du temps bien faite pour émouvoir les cœurs sensibles. — Sur les marches d'un sombre caveau, les vainqueurs entraînent un personnage que son uniforme désigne comme un défenseur de la Bastille, et lui montrent un vieillard que l'on emporte, un autre détaché du plafond où il est suspendu par les bras : d'autres encore couchés sur une roue garnie de crochets en fer, enchaînés, tordus dans des contorsions atroces par d'abominables engins, et dans un trou, derrière une grille, apparaît le squelette que Dorat-Cubières n'a jamais vu !...

L'absence réelle de ces trous à squelette et d'oubliettes, autres que les latrines, contrariait trop les idées acquises ! — Cette Bastille devait cacher sous terre quelques caves inconnues, où gémissaient ses victimes ! — Et naturellement en prêtant l'oreille, en entendit leurs appels désespérés !... Mais après avoir percé les voûtes, creusé des puits, pioché, sondé... il fallut bien renoncer à ses chimères ! et — chose plaisante à dire — avec regret !...

On se rabattit alors sur les instruments de torture. — Car bien que la question fût abolie depuis cent ans, comment concevoir la Bastille sans quelques petits instruments de torture ?

On les découvrit sans peine.

Des chaînes, dit Louis Blanc, que les mains de beaucoup d'innocents peut-être avaient usées, des machines dont personne ne put deviner l'usage. — Un vieux corselet de fer qui paraissait inventé pour réduire l'homme à une immobilité éternelle !...

Or, ces chaînes étaient celles des deux statues de captifs qui flanquaient la grosse horloge et la cour. — Les machines, dont personne ne devinait l'usage, les débris d'une imprimerie clandestine démontée, — et le corselet de fer, un fragment d'armure du XVe siècle !...

On manquait aussi de squelettes ! — bien qu'on eût trouvé quelques ossements chez le chirurgien du château ; mais la plus mauvaise i était bien forcée d'avouer que c'étaient des pièces anatomiques. — Heureusement pour la légende, on fit une découverte plus sérieuse :

Deux squelettes enchaînés par un boulet, affirmait le registre du district de Saint-Louis la Culture.

Ils sortaient tous deux du remblai dont était formé le bastion converti en jardin pour le gouverneur. L'un, dit le rapport de Fourcroy, Vicq-d'Azyr, Sabatier, invités à les examiner fut trouvé renversé, la tête en bas, sur le marches d'un escalier profond, entièrement couvert de terre, et paraît être celui d'un ouvrier tombé par accident dans cet escalier obscur, où il n'a pas été aperçu par ceux qui travaillaient à ce comblement ;l'autre enterré avec soin dans une espèce de fosse, avait été déposé sans doute depuis longtemps avant qu'on eût idée de remplir ce bastion.

Quant au boulet, il devait dater de la Fronde.

Mais on avait besoin de squelettes ! — On tenait ceux-là. C'était le cas d'en profiter !

Le démolisseur de la Bastille, ce charlatan de Palloy, les exposa à la vénération des fidèles, dans un caveau à la lueur d'une lampe funéraire ; après quoi on leur fit de magnifiques obsèques avec tambours, clergé, cortège d'ouvriers, entre deux haies de gardes nationaux, de la Bastille à l'église Saint-Paul. — Et enfin, dans le cimetière attenant à l'église, on leur érigea, entre quatre peupliers, un monument dont une gravure contemporaine nous a conservé l'image.

Et, après une telle cérémonie, allez donc contester l'authenticité de ces reliques !...

VI

Le souvenir de l'Homme au Masque de Fer est si intimement lié à celui (le la. Bastille, que M. Funck-Brentano ne pouvait pas négliger cette grande mystification, qui, depuis deux cents ans, a fait noircir tant de papier !

Il lève ce fameux masque, qui d'ailleurs était en velours, et nous montre la figure que l'on s'attendait bien à voir ; celle de Mattioli, ce confident du duc de Mantoue, qui trahit à la fois Louis XIV et son maître.

La démonstration de M. Funck-Brentano est si convaincante, qu'elle ne laisse prise à aucun doute. Mais il ne faut pas espérer que le bon public accepte ses conclusions comme définitives. — Le mystérieux a pour lui plus d'attraits que la vérité. Mattioli manque de prestige ! — Tandis qu'un frère jumeau de Louis XIV ! Voilà qui parle à l'imagination !

Et puis il faut compter avec les ciceroni, gardiens fidèles de toute légende, et dont la propagande est plus active que celle des érudits.

Pensez que chaque jour, à l'ile Sainte-Marguerite, le cachot de l'homme au masque est ouvert aux visiteurs, par une bonne femme qui leur débite toutes les fables traditionnelles, sur le luxe du prisonnier, ses dentelles, sa vaisselle plate et les égards de M. de Saint-Mars !... — Luttez donc contre cette conférence quotidienne !...

D'ailleurs il vous en cuirait !

Je visitais le château d'If, avant les constructions nouvelles.

La cicerone de l'endroit, autre bonne femme, nous montrait les cachots écroulés de l'abbé Faria et d'Edmond Dantès. — Et les spectateurs contemplaient ces débris avec recueillement.

Il me semble, dis-je, que ces cachots sont bien rapprochés, et qu'Alexandre Dumas nous les montre plus éloignés l'un de l'autre !...

Oh ! bien, répliqua la dame, me foudroyant d'un regard de mépris, si quand je parle histoire, monsieur me cite mi romancier !

N'allez pas si loin. — Suivez, un jour, à Versailles, les promeneurs de l'agence Cook, guidés par un cicerone anglais. Vous le verrez désigner la fenêtre par laquelle Louis XVI est sorti, sur un pont volant, pour gagner son échafaud, dressé dans la cour de Marbre !

Ce guide n'est point sot. — Il a compris que la place de la Concorde ne dirait rien à l'imagination de ses compatriotes ; tandis que le rapprochement se fait tout naturellement, dans leur esprit, entre l'échafaud de Louis XVI, à Versailles, et celui de Charles Ier à White-Hall !

Conclusion ! — Quoi que l'on puisse écrire et ire, rien ne prévaudra contre la croyance populaire : que la Bastille était l'enfer des vivants ! Et qu'on l'a prise d'assaut. — Les légendes sont l'histoire du peuple. Celles surtout qui flattent ses instincts, ses préjugés et ses passions ! On ne lui prouvera jamais leur fausseté.

M. Funck- Brentano doit aussi s'attendre à être traité de réactionnaire ! Car c'est l'être pour bien des gens que de ne pas tout dénigrer de l'ancien régime ! — Il avait, certes, ses vices et ses abus, que la Révolution a fait disparaître, pour les remplacer par d'autres, beaucoup plus supportables à coup sûr ; mais ce n'est pas une raison pour calomnier le passé et le faire plus noir qu'il n'était. Les fanatiques de la Révolution ont fondé en son honneur, une sorte de culte dont l'intolérance est souvent agaçante. A les entendre, tout, avant sa naissance, n'était que ténèbres, ignorance, iniquités et misère ! — Il faut donc l'admirer sans réserve et pallier ses erreurs et ses crimes ; jusqu'à dorer, disait Chateaubriand, le fer de sa guillotine ! — Ces idolâtres de la Révolution sont bien maladroits ! A vouloir forcer l'admiration pour tout ce qu'elle a fait, de bien et de mal, sans distinction, on provoque l'envie très injuste de la détester en bloc. — Elle se passerait bien de tant de zèle ; car elle est de taille à souffrir la vérité, et son œuvre, en somme, est assez grande, pour qu'on n'ait pas à la justifier et à la glorifier par des légendes.

 

VICTORIEN SARDOU.