L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXXVIII. — BETTE D'ÉTIENVILLE ROMANCIER.

 

 

Cependant Bette d'Étienville, bourgeois de Saint-Omer, dans la prison du Châtelet, attendait que son différend avec les horlogers Loque et Vaucher et autres fournisseurs, fût réglé par les juges. Au commencement de juillet on avait enfin pu mettre la main sur son ami le baron de Fages, décrété par le lieutenant criminel depuis plus de huit mois. On l'avait attiré dans les jardins du Palais-Royal — tout se faisait alors au Palais-Royal — sous prétexte de lui faire voir quelqu'un qui désirait lui être utile. De Fages fut écroué à la Conciergerie. La sentence du Châtelet intervint le 23 janvier 1789. D'Étienville et de Fages étaient l'un et l'autre condamnés au blâme, d’Etienville par surcroît en trois livres d’amende et de Fages en trois livres d’aumône pour les pauvres prisonniers du Châtelet. Dom Mulot ne fut qu'admonesté et le comte de Précourt fut déchargé de toute accusation. Le tribunal déclarait en outre d’Etienville et de Fages débiteurs des marchands pour les objets livrés par eux, avec faculté pour les marchands d’exercer la contrainte par corps. Enfin les mémoires publiés par les deux compères devaient être détruits. Le bourgeois de Saint-Omer et son ami le baron s'en tiraient somme tonte à bon compte. Ils n'en firent pas moins appel au Parlement, lequel les déchargea effectivement de toute peine afflictive. L'affaire fut de la sorte civilisée et les accusés ne se trouvèrent plus qu'en présence d’une créance des marchands qu'ils avaient escroqués avec tant de bonne grâce et de bonne humeur.

Comme d’Étienville avait gagné passablement d’argent avec ses mémoires — il en avait publié trois coup sur coup, et son avocat n'en distribuait aucun exemplaire gratuitement — il put rembourser les marchands, du moins en partie, et fut mis en liberté. Le baron de Fages introduisit une requête à même lin. Les bijoutiers Loque et Vaucher firent défaut et de Fages, à son tour, fut rendu libre.

Aux débuts de la Révolution les deux amis sont remis sous clé pour dettes, avec une pension de 8 sols 4 deniers par jour. Ils adressent une pétition à l'Assemblée nationale, qui se doit à elle-même de lever la contrainte par corps[1]. Le placet est renvoyé au comité des lettres de cachet. Les terribles journées de septembre trouvent de Fages et d’Étienville à l'Hôtel de la Force. mais ils échappent à la mort et sont délivrés.

Le baron de Fages retourna à son domicile de la rue du Bac, marché Boulainvilliers, où la délation ne tarda pas à le rejoindre. Une lettre anonyme, en date du 26 ventôse (an II), jour de la fête du pissenlit (16 février 1794), le dénonce à la section de Brutus du comité de surveillance révolutionnaire comme ci-devant noble et ci-devant garde du corps du ci-devant Monsieur. — Il semble et il n'y a pas de doute, dit l'anonyme, qu'il doit avoir des liaisons avec les traitres, car il a tenu à ma femme et à ma belle-mère des propos qui annonçaient la conjuration dévoilée. La lettre conclut : Voilà les instructions nécessaires pour faire connaitre un homme ingrat, sans honneur, un fainéant et, pour tout dire en un mot, un noble du temps passé[2]. C'était très grave. La dénonciation fut transmise par la section de Brutus à celle de la Fontaine de Grenelle ; mais en arrivant elle n'était plus anonyme. Les membres du comité avaient tous contresigné les déclarations d’un inconnu dont aucun n'avait pu vérifier le témoignage. Qu'advint-il ? Le baron de Fages fut-il guillotiné ?

Bette d’Étienville eut meilleure fortune, nonobstant deux nouvelles incarcérations à Besançon, puis à Champlite, en 1793 et 1794. Il avait eu l'idée ingénieuse de réunir en six petits volumes les trente-quatre principaux documents et mémoires de l'affaire du Collier[3]. La collection eut du succès et la vente en fut lucrative. Les mémoires qu'il avait rédigés pour le procès — auctor et actor — lui avaient révélé son talent d’écrivain et il mit à contribution son imagination féconde pour enrichir la littérature française de tonte une série de romans, chacun en deux ou trois volumes : les Sacrifices de l'Amour, la Prévention de la Marquise, Pauline ou les heureux effets de la vertu, Pulchérie ou l'assassinat supposé, Rosamonde ou le dévouement filial, l'Asile de l'enfance, l'Héroïsme de l'Amour, le Triomphe de la vérité. Les romans furent eux aussi accueillis avec faveur. On trouva plusieurs d’entre eux dans la bibliothèque de Marie-Antoinette. La Prévention de la Marquise eut les honneurs de plusieurs éditions. En 1790, d’Étienville fit paraitre un journal, le Philanthrope, où il déploya le plus pur humanitarisme révolutionnaire. Ensuite il devint — on l'eût donné en mille — administrateur général de la Banque agricole. Pauvres agriculteurs ! Aussi la banque ne tarda-t-elle pas à être déclarée en faillite et les scellés à être apposés sur les papiers du ci-devant romancier. Il était prévenu d’avoir cherché par de fausses promesses et des espérances de bénéfices chimériques à tromper le public et à escroquer l'argent des actionnaires. Mais, une fois de plus, les tribunaux l'acquittèrent[4]. S'étonnera-t-on qu'avec une telle expérience de la justice Bette d’Étienville ait entrepris de réformer la législation française ? Il répandit ses lumières sur ce grave sujet en 1819, dans une Lettre aux Français. Puis il voulut fonder une Université des arts mécaniques (1825) et couronna sa carrière par une belle dissertation sur l'inviolabilité des propriétés (1826). Peut-être eût-il dû la commencer par la mise en pratique de ces nouvelles maximes. Il termina ses jours dans une affreuse misère : on a de lui des lettres lamentables mendiant des secours comme vieil homme de lettres[5].

***

Ils finirent donc tristement, les gais compagnons, enfants de bohème. Tout en leur tirant les oreilles, remercions-les avec un sourire d’avoir animé cette histoire de leurs capricieuses drôleries. Bette d’Étienville, bourgeois de Saint-Omer vivant noblement de ses biens, le baron de Fages-Chaulnes, cadet de Gascogne authentique, le comte de Précourt, chevalier de Saint-Louis, qui s'était trouvé dans deux combats sur mer, à trois batailles, cinq sièges, plus de vingt chocs et rencontres et qui avait fait toute la guerre de Pologne où il avait commandé, sans oublier Dom Mulot, chanoine régulier de Saint-Victor, — auraient été dignes de lier partie sous la plume de Lesage avec Gil Blas de Santillana on d’animer de leurs cocasses fredaines les comédies d’un Regnard.

 

 

 



[1] Archives nationales, D. V. 3 37, 18.

[2] Archives nationales, F7, 4703.

[3] Collection complète de tous les Mémoires qui ont paru dans la fameuse affaire du Collier, avec toutes les pièces secrètes qui y ont rapport et qui n'ont pas paru, Paris, 1786, 6 vol. in-18. Chaque pamphlet a une pagination spéciale. La date, 1786, est celle de la première édition des documents et non de cette réimpression. Nonobstant l'indication du titre, la collection n'est pas complète.

[4] Moniteur universel, 1797, 7 mars et 8 avril.

[5] Bette d’Étienville mourut à Paris en 1830.