L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXIX. — LA DÉFENSE ET LES DÉFENSEURS.

 

 

C'était l'usage du temps que les Mémoires et consultations des avocats fussent imprimés. Ils étaient mis en vente et distribués à profusion. Le retentissement du procès fit lire avec passion ces écrits dans tonte la France et même hors des frontières. Le talent des avocats ajouta à l'intérêt de la cause, au point qu'après plus d’un siècle, ces écrits de circonstances demeurent d’une lecture attachante.

Le conseil du cardinal était composé des maîtres du barreau parisien : Target, de Bonnières, Laget-Bardelin, Tronchet, Collet et Bigot de Préameneu. Me Target, de l'Académie française, passait alors, réputation qu'il a gardée jusqu'aujourd'hui, pour une des gloires du barreau français. Il était le seul avocat qui fut entré à l'Académie depuis un siècle et demi, c'est-à-dire depuis Patru, élu en 1640. Il est vrai que l'illustre Le Normand avait songé à se présenter vers le début du XVIIIe siècle ; mais le Conseil de l'ordre lui avait fait savoir que s'il descendait à faire les visites de candidature il serait rayé du barreau. Et Le Normand y avait renoncé.

Mme de la Motte eût désiré être défendue par le jeune Albert Beugnot ; mais Beugnot, nonobstant l'insistance de Thiroux de Crosne, lieutenant de police, qui essaya de le déterminer par la perspective de la réputation qu'un débutant pouvait acquérir en pareille circonstance, déclina l'honneur. Thiroux de Crosne lui donna alors le propre conseil de sa famille, Me Doillot, avocat âgé de plus de soixante ans, qui avait renoncé depuis un certain temps à l'exercice actif de sa profession, mais était encore recherché dans son cabinet comme un jurisconsulte éclairé. Le vieillard n'approcha pas impunément de Mme de la Motte, dit Beugnot : elle lui tourna la tête.

Me Blondel, avocat de la baronne d’Oliva, un jeune stagiaire tout frais émoulu de l'École, n'approcha pas impunément, lui non plus, de sa jolie cliente : elle lui tourna la tête également. A vrai dire, le résultat fut différent. Mme de la Motte mit dans la cervelle de Me Doillot tout ce qu'elle voulut, et lui fit écrire les mémoires les plus extravagants : Il faut que l'avocat soit devenu fou, disait de lui son frère, le notaire au Châtelet, ou que la dame La Motte l'ait ensorcelé, comme elle l'a fait du cardinal. Si bien que le jurisconsulte estimé y laissa sa réputation, tandis que, sur les ailes de l'amour, celle du jeune stagiaire fut portée du jour au lendemain au delà des nues[1].

Le mémoire de Doillot pour la comtesse parut le premier, en novembre 1785. Grâce aux passions surexcitées, il eut un succès fou[2]. L'avocat Doillot, dit la Gazette de Leyde, ne peut suffire aux demandes qui sont faites tout le jour. On voit assiéger sa porte par une foule continuelle. Plusieurs milliers d’exemplaires ont à peine suffi à contenter l'avidité des premiers demandeurs[3].

L'auteur des Observations de P. Tranquille[4] donne une description pittoresque de la cohue :

Comme je ne suis pas de ces êtres qui se font écraser pour avoir du nouveau, je passai mou chemin. Je n'étais pas à dix pas de cotte maison — la maison de Me Doillot — qu'un clerc de procureur, tout essoufflé, tout en sueur, me demanda d’un ton précipité : Monsieur, en avez-vous ? en avez-vous ? Ayant dit que je n'en avais pas, mon robin me quitta. Je tournai le coin de cette maudite rue ; la voiture d’un Esculape, qui s'époumonait de crier : Cocher, cocher, arrête à la porte que voilà ! — celle de Me Doillot — faillit m'écraser. Je n'étais pas encore remis de ma frayeur que le cabriolet de M. D*** me frotta l'habit. J'envoyais au diable l'avocat et son mémoire et croyais bonnement être débarrassé de cette foule importune, lorsqu'un chirurgien m'accosta et me dit : Saudi, monsieur, je ne vous demande pas quel est le sujet de votre sortie. En avez-vous enfin ? Ma foi, je l'avouerai, je crus en ce moment qu'au lieu de distribuer un mémoire on donnait de l'or à tous les Français qui n'en ont pas[5].

Il y eut des désordres rue des Maçons, où Doillot logeait[6]. On dut faire garder la maison par des soldats du guet. Dix mille exemplaires furent ainsi distribués de la main à la main ; les libraires en vendirent cinq mille en une semaine, et en quelques jours Doillot reçut trois mille lettres de demande[7].

L'idée d’impliquer Cagliostro dans l'intrigue avait été, comme dit Georgel, d’une adresse diabolique. Si Jeanne de Valois eût jeté de prime abord son accusation sur le cardinal de Rohan, nul n'y eût ajouté foi. Par ses allures, Cagliostro était suspect, et on connaissait l'empire qu'il avait sur l'esprit du cardinal. L'alchimiste, insinue-t-elle, a dépecé le collier pour en grossir le trésor occulte d’une fortune inouïe. Pour voiler son vol, écrit Doillot, il a commandé à M. de Rohan, par l'empire qu'il s'est créé sur lui, d’en faire vendre et d’en faire monter de faibles parcelles à Paris par la comtesse de la Motte, d’en faire monter et vendre des parcelles plus considérables : en Angleterre par son mari. Quant à l'idée que le Collier eût pu être acheté par la reine, dans un beau mouvement d’indignation Mme de la Motte la traite de blasphème criminel.

La défense de Cagliostro est une merveille, étonnante (l'éclat, de hauteur et. d’ironie. De ce jour l'attention des lettrés, des écrivains, des salons et des cafés littéraires, fut attirée sur un débat où l'on allait voir, comme en un tournoi du Parnasse, rivaliser les plumes les plus habiles.

Du factum de Cagliostro, la Correspondance littéraire parle ainsi :

Oh ! que cela serait beau, si tout était vrai, s'écriait une femme d’esprit, après avoir écouté avec attendrissement la lecture de cet attachant mémoire.

Je ne m'arme point, répondit un homme sensible, contre l'émotion que me cause un roman bien écrit, jusqu'à ce qu'un arrêt ait décidé ce que je dois croire de la vérité des faits qu'il contient.

Et l'homme sensible avait raison, ajoute le nouvelliste.

Huit soldats du guet, devant la porte de Me Thilorier, au cloître Notre-Dame, endiguaient le public qui se précipitait sur cet écrit sensationnel. Cagliostro l'avait rédigé en italien, puis Me Thilorier, avocat de vingt-neuf ans rempli d’esprit, lui avait donné une forme vive et piquante[8]. Cagliostro, de qui la liberté, la vie même, étaient en jeu, débute par raconter les histoires les plus invraisemblables sur sa naissance et son éducation, sur la science prodigieuse qu'il a acquise, sur les guérisons miraculeuses qu'il sème autour de lui. Son odyssée mythologique à travers l'Europe et l'Afrique est exposée en termes inimaginables. Après quoi, le plus sérieusement et le plus heureusement du monde, il se défend. La première partie pouvait faire douter de la véracité de la seconde. Mais cette folie, comme dit Beugnot, dont Thilorier, homme de beaucoup d’esprit, riait tout le premier, fut tenue pour convenable et bien à l'ordre du jour. Cagliostro avait, il est vrai, un argument sans réplique : le cardinal avait traité avec les joailliers le 29 janvier 1785, et lui, Cagliostro, n'était arrivé à Paris que le 30 à neuf heures du soir.

Avec Mme de la Motte il le prenait de très haut. La comtesse, dans son Mémoire, l'appelait : Empirique, bas-alchimiste, rêveur sur la pierre philosophale, faux prophète. Cagliostro répond :

Empirique ! J'ai souvent entendu ce mot, mais n'ai jamais pu savoir au juste ce qu'il signifiait : peut-01m un homme qui, sans être docteur, a des connaissances en médecine, va voir les malades et ne fait point payer ses visites, guérit les pauvres comme les riches et ne reçoit d’argent de personne — en ce cas je suis empirique.

Bas-alchimiste ! alchimiste ou non, la qualification de bas ne convient qu'à ceux qui demandent et qui rampent, et l'on sait si jamais le comte Cagliostro a demandé des grâces à personne.

Rêveur sur la pierre philosophale ! Jamais le public n'a été importuné par mes rêveries.

Faux prophète ! Je ne l'ai pas toujours été. Si M. le cardinal de Rohan m'eût cru, il se serait défié de la comtesse de la Motte et nous ne serions pas où nous en sommes.

La fin du mémoire serait à citer tout entière ; en voici les dernières lignes :

Français, n'êtes-vous que curieux ? vous pouvez lire ces vains écrits où la malice et la légèreté se sont plu à verser sur l'Ami des hommes l'opprobre et le ridicule.

Voulez-vous, au contraire, être bons et justes ? N'interrogez point ; mais écoutez et aimez celui qui respecta toujours les rois parce qu'ils sont dans les mains de Dieu, les gouvernements parce qu'il les protège, la religion parce qu'elle est sa loi, la loi parce qu'elle en est le supplément, les hommes enfin parce qu'ils sont, comme lui, ses enfants.

N'interrogez point ; mais écoutez et aimez celui qui est venu parmi vous faisant le bien, qui se laissa attaquer avec patience et se défendit avec modération.

On était encore tout abasourdi de cette littérature, inattendue en la circonstance, — car ce plaidoyer s'adressait véritablement à Nos Seigneurs du Parlement, siégeant en la Grand'Chambre et. la Tournelle assemblées, — quand parut le délicieux écrit de Me Blondel plaidant pour Nicole d’Oliva. Nicole était charmante et son avocat le disait en termes exquis. Le Mémoire de la demoiselle Oliva, écrit le Père Georgel, intéressa toutes les âmes sensibles par les aveux ingénus que faisait cette belle courtisane. Le style avait la fraicheur du coloris que les poètes attribuent à la reine de Guide et de Paphos. Et voilà un joli spécimen de style jésuite à propos d’une jolie femme. Me Blondel écrivait bien mieux : son Mémoire est si simple, si clair, d’une émotion si naïve et si touchante, la logique en est si fluctuent et si joliment déduite, qu'il est impossible aujourd'hui encore de le lire sans une vive sympathie. Tout Paris pour Nicole eut les yeux de Blondel. Vingt mille exemplaires de son petit chef-d’œuvre furent vendus en quelques jours[9].

Me Blondel trouvait le même intérêt que le défenseur du cardinal, Me Target, à prouver que, lors de la scène du Bosquet, dans cette obscurité profonde, Nicole n'avait rien pu distinguer. Et Manuel de rimer ces vers qu'il met dans la bouche de la jolie figurante :

Tous deux m'ont démontré que je n'ai rien pu voir,

Target, qu'il faisait nuit, Blondel, qu'il faisait noir.

Voilà ce que je sais. Et mon âme ingénue

Dans cet humble récit se montre toute nue.

Je suis simple, naïve. Et qui sut jouais mieux

Que la belle Oliva se dévoiler aux yeux ?

Quand, du fond du Châtelet, où il était mélancoliquement détenu, Bette d’Étienville apprit le succès de librairie de ces écrits, qui se transformait pour les auteurs en succès d’argent, car chaque exemplaire se vendait de vingt à trente sols, il demanda énergiquement à en are, car enfin, lui aussi, il avait été mêlé à une histoire de diamants. On a dit que Vergennes et le ministère eussent préféré ne pas compliquer l'affaire si compliquée déjà du cardinal, en y ajoutant l'invraisemblable aventure du bourgeois de Saint-Omer el de son ami le baron de Fages. Mais il tenait lui, d’Etienville, à parler et à écrire, quoi qu'on en eût. Et ses Mémoires de pleuvoir : du 24 février 1786 au 11 avril, il en publie trois coup sur coup. Chacun fut vendu à milliers d’exemplaires. On a beau s'écrier : mais d’où vient ce nouveau venu ! A qui en veut-il ? de quel droit publie-t-il un Mémoire ? Ce Mémoire est un roman qui a du mouvement, de l'intérêt, du style. Tout le monde le lit et s'intéresse pour M. Bette d’Étienville sans se soucier si c'est un personnage réel ou un être fantastique[10]. Ces Mémoires étaient signés de Me Montigny, avocat mal famé, observe le Bachaumont, qui n'en distribuait pas un seul exemplaire gratuitement el les vendait lui-même à son domicile, rue de La harpe, sans pudeur. D'Étienville, qui y exerçait pour la première fois sa plume, signait : Auctor et autor.

La belle comtesse de Cagliostro eut pour défenseur Me Polvérit, qui raconta sa vie en un Mémoire plus invraisemblable encore que celui de son mari. Cette nouvelle fable, dit Beugnot, eut aussi son succès. Rétaux de Villette choisit un petit avocat bossu, Me Jaillant-Deschainaits, aussi malin que le comportait sa constitution, qui dépeignit Villette tel qu'il était en effet : caractère faible et léger, dominé par ses maîtresses et toujours prêt à leur rendre les services qu'elles lui demandaient, sans trop en discerner la portée. Il fut d’ailleurs de tous les avocats celui qui remporta le plus grand succès au point de vue judiciaire. Son client, coupable de faux et de complicité immédiate dans le vol du Collier, s'en tirera avec une peine dérisoire.

Puis vinrent les Mémoires du baron de Fages, de Dom Mulot, du comte de Précourt, l'accusation contre d’Etienville et ses compagnons rédigée au 'nom des horlogers Loque et Vaucher. Ce dernier écrit, œuvre de Me Duveyrier, admirable d’ironie et d’humour, fut placé par les critiques à côté îles plaidoyers de Mc Blondel et de Cagliostro.

Parlant de l'un des Mémoires de d’Étienville, le libraire Hardy écrit : Entre autres traits frappants, on y remarque, à la page 22, le discours adressé le 16 août 1785 par la dame de Courville, qui se sauvait de Paris et était pour lors à Arras, au sieur d’Étienville :

M. le cardinal de Rohan a été arrêté hier à Versailles. Sauvons-nous. L'achat d’un collier de seize cent mille livres, dont vous avez vu chez moi des parties, est le nœud de cette affaire. C'est la découverte de cette intrigue qui causait mes chagrins et mes inquiétudes depuis le commencement du mois. Voilà ce qui empêche mou mariage et me perd.

Par l'importance que Hardy attache à ce détail, on voit combien l'intrigue de la dame de Courville, malgré son invraisemblance, avait été bien connue par Jeanne de Valois, et de quel secours elle lui eût, été, si l'arrestation, inattendue pour elle, de Rétaux et de la d’Oliva, ruiné dans ses mains toute possibilité de défense.

 

 

 



[1] Me Blondel quitta dans la suite le barreau et devint juge à la Cour d’appel de Paris.

[2] Beugnot, I, 95.

[3] Gazette de Leyde, 1757, 9 décembre.

[4] Charles-Louis Hû, épicier.

[5] Observations de P. Tranquille (La Mecque, 1786), p. 3-5.

[6] Bachaumont, XXI, 123.

[7] Vie de Jeanne de Saint-Rémy, I, 432-433.

[8] Jean-Charles Thilorier, né à la Rochelle en 1756, mourut le 20 juin 1818, 7, rue Neuve-des-Capucines, avec le titre d’avocat aux Conseils du roi. Il était fils d’avocat et laissait deux fils dont l'un, Adrien-Jean-Pierre, fut lui-même avocat. Ayant eu, en 1790, le courage de présenter la défense du marquis de Favras, il fut emprisonné, puis il se réfugia chez son beau-frère dans le Blésois. Il était passionné pour les sciences mécaniques et la philosophie. On a de lui un Système universel (4 vol. publ. en 1818). Il cultivait la poésie et fit des tragédies. Son fils cadet, Nicolas-Charles, mourut à Blois en novembre 1853, laissant une fille unique, aujourd'hui Mme Storelli.

[9] Gazette d’Amsterdam, 31 mars 1786. Le Mémoire avait paru le 27.

[10] Beugnot, I, 101.