L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXVIII. — CORRESPONDANCE SECRÈTE[1].

 

 

Durant qu'il fut au secret, à la Bastille, le prince de Rohan parvint à correspondre avec ses avocats. Il se disait malade et recevait la visite du docteur Portal, professeur à l'École de médecine, lequel imagina bientôt prétexte à s'adjoindre le chirurgien Travers, ami personnel du cardinal[2]. Ceux-ci, en cachette, faisaient la petite poste. D'autres fois, le prisonnier leur écrivait de courts billets, qui passaient sous les yeux des officiers de la Bastille ; les médecins les remettaient à Me Target et celui-ci, à la chaleur du feu, faisait apparaître l'écriture sympathique. J'ai parfaitement bien lu, écrit le cardinal à Travers, ce que vous m'avez adressé dans le papier chiffonné ; mais il ne faudrait pas le tant chiffonner. Je n'ose vous envoyer la suite des confrontations jusqu'à ce que j'aie votre parole pour ne les montrer qu'à M. Target, car, je vous le répète, si on avait vent ou soupçon, il n'y a sorte de moyen qu'on ne prît. Les billets sont tristes. J'espère que je ne serai confronté que lundi, mais le plus tôt que vous pourrez m'envoyer sera le mieux. Vale, vale. Veuille le ciel diminuer mes peines ! Puis : Il y a chaque jour neuf heures de confrontation, je suis très fatigué. — Je suis horriblement accoutumé depuis quelque temps, écrit-il une autre fois, aux choses qui ne doivent pas être et certes cette habitude est pénible. Je vous avoue entre nous que je commence à être fatigué. Mais je ne ferai qu'en redoubler d’efforts et surtout je ne veux pas que mes ennemis puissent s'en douter. Je veux toujours paraître frais en descendant dans l'arène et étancher le sang de mes plaies. Je leur ôterai du moins cette satisfaction. Vale, vale.

Les confrontations lui ont dévoilé la conduite atroce de celle pour qui il n'avait eu que des bontés. Je suis affronté demain avec la scélérate, mande-t-il à Target. Aujourd'hui elle a eu une scène avec le comte de Cagliostro. Il l'a appelée sacrée raccrocheuse, parce qu'elle lui disait des choses désobligeantes sur sa femme et elle lui a jeté un flambeau qui a frappé le ventre du comte, mais elle a été punie sur-le-champ, car elle s'est portée la bougie dans l'œil. Nous verrons demain. Je réponds qu'elle ne me jettera rien et surtout ne nie troublera pas : elle me fait horreur.

Mme de la Motte perd de son assurance. Le dernier interrogatoire finit par ses larmes, sa douleur et pour réponse qu'elle se jette dans les bras de la Providence.

Les déclarations de Rétaux de Villette et de Nicole d’Oliva ont mis la probité du cardinal hors d’atteinte. Nous ne sommes pas encore au bout des choses extraordinaires, écrit-il ; mais je les prévois sans aucun effroi. Je remercie Dieu d’avoir rendu ma position si différente de ce qu'elle était. Ce qui me rend aussi plus tranquille, c'est que, l'honneur couvert, tout, le reste n'est plus que mon affaire personnelle.

Dans ces lettres sa bonté apparaît encore d’une manière touchante. Il est préoccupé de Cagliostro et de sa femme, du baron de Planta, embastillés à son propos. Il se soucie d’eux autant que de lui-même. Les recommandations reviennent, incessantes. Il faut mettre dans le Mémoire que Target va publier la déclaration où Mme de la Motte a fini par proclamer l'innocence du comte de Cagliostro et de sa femme. Il faut aussi avoir grand soin de donner toujours à Cagliostro le titre de comte. Ce serait lui faire peine que de l'oublier. Rohan vent encore qu'avec sa grande autorité Target parle à l'avocat de l'alchimiste, stimule son ardeur, lui donne des conseils.

Enfin, pour son défenseur, Rohan déborde de gratitude : Adieu, je vous répète encore toute l'expression de cette douce reconnaissance que ma sensibilité pourrait seule vous peindre.

Deux fois, seulement, dans ces lettres, sous le mystère de l'encre invisible, se glisse le souvenir de la reine. Avez-vous des nouvelles de la R[eine] ? La seconde fois l'expression trahit la profondeur du sentiment et la préoccupation constante :

Marquez-moi s'il est vrai que L[a] R[eine] continue toujours à être triste.

 

 

 



[1] Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[2] Je crois que M. le cardinal avant du mal au nez et au genou a besoin d’un chirurgien. Ce 13 mars 1786. Signé : Portal. Bibl. de l'Arsenal, ms. Bastille, 12157, f. 68. Un chirurgien était officiellement attaché au service des prisonniers de la Bastille ; mais celui-ci ne pouvait faire l'affaire.