L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXV. — DE LA FANGE SUR LA CROSSE ET SUR LE SCEPTRE.

 

 

Tandis que le cardinal était dans ces perplexités, la reine, le lundi 8 août, mise au courant de la conversation que Mme Campan avait eue, le vendredi 5, avec son joaillier, manda celui-ci à Versailles. Elle le mande en toute hale. Le billet, rédigé par Loir, son valet de chambre, témoigne de son impatience[1]. Böhmer s'y rend le 9 août. Interrogé, il dit comment il a vendu le collier. Marie-Antoinette, étonnée, effrayée, ordonne au bijoutier de lui rédiger un mémoire, qui lui est remis le 12[2]. La négociation du Collier, de Mme de la Motte, les démarches du cardinal et la remise du bijou entre ses mains y sont racontées en détail.

Marie-Antoinette en parle aussitôt au roi, émue, irritée. Elle se sent outragée par l'abus fait de son nom. L'antipathie que sa mère lui a communiquée et a entretenue si soigneusement en elle, reparaît dans toute sa force. L'affaire, écrit-elle à son frère Joseph II, a été concertée entre le roi et moi, les ministres n'en ont rien su. Ce fut : le malheur. Dans le ministère était alors un homme de premier ordre, doué d’une connaissance profonde des hommes et d’une précieuse expérience, le comte de Vergennes. Il eût empêché la faute irréparable qui va être commise.

Le 15 août, jour de l'Assomption, était jour de grande fête à la Cour depuis le vœu de Louis XIII plaçant sa couronne et le royaume sous la protection de la Vierge. C'était aussi la fête de la reine. Toute la cour, et la noblesse qui gravitait autour de la (loir, se trouvaient. à Versailles, et le peuple arrivait en foule de Paris. Dans la matinée le roi, la reine, Breteuil, le garde des sceaux Miromesnil se sont réunis à dix heures dans le cabinet du roi[3]. Vergennes n'y est pas ; la question qui va être agitée n'est pas de son département. Breteuil donne lecture à haute voix du mémoire des joailliers. Les opinions sont exprimées. Miromesnil recommande la prudence, la modération : Il faut, dit-il, s'informer encore. Rohan n'est-il pas d’un rang et d’une famille à être entendu avant que d’être arrêté ? Avec violence, Breteuil exprime une opinion opposée. Nous avons dit la haine personnelle qui s'était élevée entre Rohan et lui.

Breteuil était un homme très bon et fut un ministre distingué auquel l'histoire finira par rendre justice. Avec ses grandes qualités de cœur et d’esprit, il avait malheureusement une nature ardente et brusque. Il crut véritablement que le cardinal, abîmé de dettes, avait imaginé une pareille négociation pour se libérer de ses créanciers. Il exprima ravis de l'arrêter sur-le-champ. Marie-Antoinette, non moins passionnée, ne comprenait pas qu'on hésitât : Le cardinal a pris mon nom comme un vil et maladroit faux monnayeur. Louis XVI inclinait vers l'avis de Miromesnil. Il demanda à Breteuil il-aller chercher Rohan. Celui-ci s'était rendu à Versailles pour célébrer, dans la chapelle du palais, l'office de l'Assomption. Il se trouvait avec les grandes entrées dans le cabinet du roi[4]. C'étaient les dignitaires de la Cour, les noms les plus illustres de la noblesse. A onze heures, il entre dans le Cabinet intérieur, vêtu en soutane de moire écarlate et en rochet d’Angleterre.

Mon cousin, dit le roi, qu'est-ce que cette acquisition d'un collier de diamants que vous auriez faite au nom de la reine ?

Rohan est devenu blême.

Sire, je le vois, j'ai été trompé, mais je n'ai pas trompé.

S'il en est ainsi, mon cousin, vous ne devez avoir aucune inquiétude. Mais expliquez-vous....

La reine était devant lui, la tête haute et fière. Elle le perçait de son regard qu'elle savait rendre si dur et allier : elle l'écrasait de sa colère, de son mépris. Quelle chute brusque, atroce, où d’un coup était brisée la belle et longue espérance qui s'était ben à peu fortifiée en Rohan depuis la scène du soir au fond du parc. Robas étouffe, le sang enfle ses tempes, ses jambes fléchissent. Le roi voit son émotion et lui dit d’une voix plus douce : Écrivez ce dont vous avez à me rendre compte. Et le roi passe dans sa bibliothèque[5], avec la reine, avec Breteuil et Miromesnil. Rohan est seul, assis devant, une grande feuille blanche, les yeux hagards, la cervelle vide. Il regarde la feuille blanche fixement. Sa main tremble. Il écrit quinze lignes commençant par ces mots : Une femme que j'ai cru..., finissant par ces mots : madame Lamotte de Valois.

Nous lisons dans le rapport. officiel au lieutenant de police de Crosne : Le roi a laissé le cardinal seul dans le cabinet afin qu'il prit écrire tranquillement. Quelque temps après le cardinal a apporté au roi sa déclaration qu'une femme nommée de Valois lui avait persuadé que c'était pour la reine qu'il fallait faire l'acquisition du collier et que cette femme l'avait trompé.

Où est cette femme ? dit le roi.

Sire, je ne sais pas.

Avez-vous le collier ?

Il est entre les mains de cette femme.

Le roi lui a dit de retourner dans le cabinet et d’y attendre. Quelques instants après, le roi et la reine ont été dans le cabinet où le cardinal attendait. Ils ont ordonné au garde des sceaux et à M. de Breteuil de les suivre. Alors le roi a ordonné au baron de Breteuil de faire lecture du mémoire des deux marchands.

Où sont ces prétendus billets d’autorisation, écrits et signés par la reine, dont il est question dans le Mémoire ? dit le roi.

Sire, je les ai, ils sont faux.

Je crois bien qu'ils sont faux !

Je les apporterai à Votre Majesté.

Et cette lettre écrite par vous aux marchands joailliers, qui est également dans le Mémoire ?

Sire, je ne me rappelais pas l'avoir écrite, mais il faut bien que je l'aie écrite puisqu'ils en donnent copie. Je payerai le collier.

Un moment de silence, et le roi reprend :

Monsieur, je ne puis me dispenser, dans une pareille circonstance, de faire mettre les scellés chez vous et de m'assurer de votre personne. Le nom de la reine m'est précieux. Il est compromis, je ne dois rien négliger.

Rohan supplie de lui éviter l'éclat, surtout au moment où il va entrer dans la chapelle pour officier devant toute la Cour et la foule de peuple venue de Paris. Il invoque les bontés du roi pour Mme de Marsan qui a eu soin de son enfance, pour le prince de Soubise, pour le nom de Rohan.

Le roi, peut-être, allait céder ; mais la reine, qui s'était contenue avec peine, intervient :

Comment est-il possible, monsieur le cardinal, que, ne vous ayant pas parlé depuis huit ans, vous avez pu croire que je voudrais me servir de votre entremise pour conclure le marché du Collier ?

Marie-Antoinette parle d'une voix haute et nerveuse. Elle pleure. Ce sont trop de rancunes, avec celles de Marie-Thérèse, qu'elle ressent en ce moment. Son émotion gagne le roi. Breteuil remporte sur Miromesnil.

Monsieur, je tacherai de consoler vos parents autant que je le pourrai. Je désire que vous puissiez vous justifier. Je fais ce que je dois comme roi et comme mari.

Cependant la foule brillante qui emplissait les appartements du roi, l'Œil-de-Bœuf, la Chambre, le cabinet du Conseil, le cabinet de la Pendule, était devenue nerveuse. L'heure de la messe était écoulée depuis longtemps. Tout était devenu sombre. On pressentait un orage. eue se passait-il derrière la lourde porte de glace, dans le Cabinet intérieur ? Et les rumeurs de circuler, des bruits vagues, des propos.

Un remous. La porte de glace s'est ouverte. Rohan parait, droit, pale. Breteuil est derrière lui. Celui-ci ne se tient pas de joie. Son visage en est empourpré. D'une voix éclatante il crie au duc de Villeroi, capitaine des gardes du corps :

Arrêtez monsieur le cardinal !

Quel hourvari ! Les courtisans se bousculent. Ceux du second rang se haussent pour mieux voir. Il en est sur les banquettes. Et ils sont tons là, les entrées de la Chambre, les entrées du Cabinet. Sous les veux qui le dévisagent, le front moite, le regard fixe, talonné par Breteuil qui se rengorge, le prince Louis traverse l'enfilade des salles, le cabinet de la Pendule, le cabinet du Conseil, la Chambre, l'Œil-de-Bœuf : le long calvaire ! Il et enfin appréhendé au moment oui, sortant des appartements, il passe de l'Œil-de-Bœuf dans la grande galerie. Une lumière éblouissante. Le soleil tombe à plein par les larges fenêtres, reflété par les glaces. Et ici c'est la foule, le peuple même qui s'entasse. Bans sa parure pontificale, s'apprêtant au sacrifice divin, le prince cardinal, grand aumônier de la France, est arrêté comme un voleur[6].

An premier moment la confusion avait été si grande que Villeroi avait dû attendre avant le mettre l'ordre reçu è exécution. Il avait confié le cardinal à M. de Jouffroy, lieutenant des gardes du corps. Et, dans l'émotion générale, le seul qui ait du calme, c'est Rohan, redevenu maitre de lui. Il demande d’une voix tranquille à M. de Jouffroy un crayon, et écrit, sans autre façon, quelques nuits sur un billet qu'il a appuyé au fond de son bonnet carré ronge : c'est l'ordre à son fidèle abbé Georgel de brider immédiatement tous les papiers qui sont dans le portefeuille rouge : les lettres si chères jusqu'à ce jour — ce qu'il avait pu conserver des petits billets à vignettes bleues. Quand il arriva à l'hôtel de Strasbourg, sous escorte, l'ordre était exécuté. Le lendemain Rohan partit pour la Bastille, rassuré de cc côté.

Mme Campan nous fait connaître l'état d’esprit de la reine : Je la vis après la sortie du baron de Breteuil. Elle me fit frémir par son agitation.

Il faut, disait-elle, que les vices hideux soient démasqués. Quand la pourpre romaine et le titre de prince ne cachent qu'un besogneux, un escroc, il faut que la France entière et que l'Europe le sachent !

Marie-Antoinette comptait sans les partis qui allaient se mettre avec Rohan. Tout d’abord sa famille immédiate, les Rohan, les Soubise, les Marsan, les Brionne, le prince de Condé qui a épousé une Rohan et sa maison puissante, et autour d’eux tous les mécontents de la Cour ; tout le clergé, dont Rohan est le chef, depuis le plus humble séminariste jusqu'au prince-archevêque de Cambrai qui est, lui aussi, un Rohan ; le Parlement rival du trône ; la Sorbonne où Rohan est proviseur et où il est aimé ; les ennemis de Breteuil, et ils sont nombreux puisque Breteuil est un homme de valeur ; les ennemis de la reine, et ils sont nombreux puisqu'elle est. charmante. et bonne ; Calonne et ses créatures, Lenoir et ses partisans ; enfin les gazetiers, les libellistes, les nouvellistes, les esprits forts d’estaminet. les discoureurs de promenades publiques, les orateurs du Palais-Royal, qui voient dés alors, dans ce conflit entre la reine et le premier dignitaire de l'Église de France, une lutte où le trône et l'autel, précipités l'un contre l'autre, vont, l'un l'autre, se fracasser.

Rivarol écrit : M. de Breteuil a pris le cardinal des mains de Mme de la Motte et l'a écrasé sur le front de la reine qui en est restée marquée. Cette image, qui compare Rohan dans sa robe ronge aux coquelicots que les enfants s'écrasent sur les tempes, est hardie, assurément ; mais elle dit bien ce qu'elle veut dire.

Au Parlement, l'un des conseillers les plus écoutés, Fréteau de Saint-Just, s'écria, se frottant les mains, quand il apprit le scandale Grande et heureuse affaire ! Un cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux !... Que de fange sur la crosse et sur le sceptre ! quel triomphe pour les idées de liberté ! Quelle importance pour le Parlement !

Le 14 juin fin à Paris, ledit conseiller Fréteau de Saint-Just fut décapité. Les tricoteuses débraillées, les patriotes aux figures de vin se pressaient autour de la guillotine. Fréteau pensa-t-il dans ce moment à reprendre sa harangue : Grande et heureuse affaire !... de la fange sur la crosse et sur le sceptre... triomphe de la liberté !... Un bruit sec : la tête roule, sanglante, les yeux ouverts.

 

 

 



[1] Monsieur, Madame de Mezri (il s'agit de Mme de Misery, première femme de chambre de la reine) ma chargé de vous écrire de la par de La Reine de vous trouver, demain matin, 9 du présent, à Trianon. Sa Majesté venue vous faire voir une boucle de ceinture dont les diament ne tienne pas bien, leur (l'heure) la plus comode le seret entre neuf ou dix heur du matin. J'ai l'honeur destre, Monsieur, rostre humble serviteur. Signé : LOIR. En postscriptum : Si monsieur Bohemer netés pas à Paris, je pry monsieur Bazange denvover un expres à boisi (sans doute Poissy). De Versailles, ce 8 aoust 1785. Au verso : Service de la Reine très pressé. Monsieur, monsieur Bohemer, jouallier du Roy et de la Couronne, rue Vendomme au Marais, à Paris. En apostille : Au porteur dix-huit sol si la présente est remis avait trois heur de l'après midi, ce huit aoust. Doss. Böhmer, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[2] Il y a deux mémoires de Böhmer et Bassenge exposant l'affaire du Collier, celui qui fut remis le 12 août 1785, à la reine (publié en 1786, s. l., in-8° de 21 p.) et un autre qui fut remis le 23 août aux ministres, Arch. nat., F7, 1115, B.

[3] Aujourd'hui, au château de Versailles, salle 130.

[4] Aujourd'hui salle 125. Ne pas confondre le Cabinet, appelé aussi cabinet du Conseil, avec le Cabinet intérieur.

[5] Aujourd'hui salle 133.

[6] Cette scène a été reconstituée d’après le rapport officiel adressé Thiroux de Crosne. lieutenant-général de police (publ. par Peuchet, Mémoires historiques, III, 158-161), complété par le récit que Marie-Antoinette en a envoyé à son frère Joseph II (lettre du 22 août 1785, publiée par MM. de Beaucourt et de la Rocheterie, II, 161-165) ; par le récit que Rohan en fit dans la suite lui-même ; par la relation de Besenval (Mémoires, éd. Barrière, II, 161-165) qui tenait les circonstances qu'il rapporte de la bouche même de la reine : et par les lettres très précises, fort bien informées, que Rivière, agent diplomatique de Saxe, adressait au prince Xavier de Saxe, à Pont-sur-Seine, lettres conservées dans les Archives de l'Aube. — Voir, pour l'identification des salles où la scène se déroula, Pierre de Nolhac, le Château de Versailles sous Louis XV, p. 74-75.