L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XIX. — DÉLICATE ÉNIGME.

 

 

Déjà, sans doute, l'on se sera posé la question : quel était le caractère des relations entre le cardinal et Mme de la Motte ?

Tous les historiens ont été jusqu'à ce jour d’accord sur ce point et nous allons nous mettre eu contradiction avec eux tous. Pour établir que le cardinal désirait et obtenait de Mme de la Motte ses plus précieuses faveurs, deux témoignages sont invoqués. Le premier est celui de Mme de la Motte elle-même devant les juges instructeurs du Parlement ; le second est la relation de Beugnot, à qui la comtesse montrera dans la suite un paquet de lettres que lui aurait adressées le cardinal.

Nous récusons Mme de la Motte. Elle aura un intérêt impérieux à parler ainsi devant le Parlement. Ce sera son unique moyen de défense. L'instruction lui demandera d’où était venue la fortune prodigieuse qui, tout d’un coup, avait surgi sous ses pas : J'étais, répondra-t-elle, la maîtresse du cardinal. Ce fut d’ailleurs la manie de Jeanne de Valois. On n'imagine pas le nombre d’hommes qu'elle accuse d’avoir été ses amants, ou d’avoir voulu l'être, de gré ou de force. Quelqu'un la gênait-il, ou lui déplaisait-il, ou la contrariait-il, le trait ne se faisait pas attendre : Vous avez été, ou, vous avez voulu être mon amant !

Le cardinal niera avec tant de dignité, de mesure, de force, qu'il est impossible d’hésiter entre les deux témoignages. Il y a plus. Ayant un inféra si grand à établir le fait, Jeanne ne pourra apporter le moindre indice. Les dépositions des domestiques seront contre elle. Rosalie, confrontée à Rohan, reconnaîtra que le cardinal n'est venu, en tout et pour tout, chez Mme de la Motte, que quatre ou cinq fois à Paris, deux ou trois fois à Versailles[1] ; visites faites la plupart devant témoins ; aucune le soir ni de nuit[2].

Rosalie ajoutera : Pendant que M. le cardinal était chez Madame, la porte n'était pas du tout fermée. Les rendez-vous, dira-t-on, avaient lieu ailleurs : mais c'est précisément chez elle que Mme de la Motte déclare avoir comblé le cardinal de ses faveurs — et très souvent.

Une autre indication, non moins concluante, est fournie par ces secours de trois, quatre ou cinq louis, que Rohan avait coutume de donner à Mme de la Motte, depuis mai 1782 jusqu'à leur arrestation. Jeanne, qui sent la force de l'argument, essaie de nier ; mais les témoignages de ses familiers, du Père Loth, de la demoiselle Colson, sont encore décisifs. Le Père Loth ajoute que Mme de la Motte avait imaginé de raconter à Rohan qu'elle avait reçu de la reine un don de mille écus, afin d’obtenir de lui des secours plus grands[3]. Si Jeanne eût été la maîtresse du prince, peut-on supposer qu'avec sa fortune, son caractère généreux et prodigue à l'excès, alors qu'il la considérait comme une femme du meilleur monde, amie particulière de la reine, il l'eût réduite à des aumônes ?

Chiant à la prétendue correspondance que Beugnot verra dans les mains de Jeanne de Valois à Bar-sur-Aube, il en parlera ainsi : Il est heureux pour la mémoire de M. le cardinal que ces lettres aient été supprimées. C'est une perte pour l'histoire des passions humaines. Mais quel était donc ce siècle où un prince de l'Église n'hésitait pas d’écrire, de signer, d’adresser à une femme qu'il connaissait si peu et si mal, des lettres que, de nos jours, un homme qui se respecte le moins du monde pourrait commencer de lire, mais n'achèverait pas jusqu'au bout. Ce témoignage se détruit par lui-même. Le prince de Rohan n'était pas homme à écrire de la sorte. Est-il utile d’insister ? Jeanne, avec son imagination en ébullition perpétuelle et désordonnée, passa sa vie à forger des romans, des correspondances surtout et à les remplir de malpropretés. On reconnait son doigté à ce que dit Beugnot. Pourquoi brûlera-t-elle ces lettres dans une circonstance où elles auraient constitué toute sa défense ? — parce que les lettres étaient fausses. Et pourquoi les fera-t-elle auparavant lire à Beugnot, qu'elle s'empressera quelques jours après de demander pour avocat ? — afin qu'il en témoigne quand le contrôle n'en sera plus possible.

On observera encore que si ces lettres eussent été écrites par Rohan, celui-ci n'eût pu s'exposer à en recevoir le cinglant démenti devant le Parlement assemblé, au moment où il niera toute relation intime avec la comtesse Car il ne saura pas alors, lui, que les lettres ont été brûlées. Aussi bien, quand Rohan répondra à son accusatrice avec autant de hauteur que de force, Mme de la Motte, qui ne recule cependant devant aucun moyen de défense, n'osera-t-elle rappeler celte correspondance ; bien plus, elle n'osera pas invoquer le témoignage de Beugnot.

J'ai hésité jusqu'ici, dira Rohan, dans sa confrontation à Jeanne de Valois, le 21 avril 1786, de répondre, par une répugnance bien naturelle, à tout ce que Mme de la Motte a tenu de propos à double entente sur ses rapports avec moi. Si elle ne se respecte pas assez et veut l'aire croire, même ce qui n'est pas, je repousse comme je dois les soupçons qu'elle cherche à accréditer.. Je ne peux d’ailleurs, pour ce que je me dois à moi-même, insister davantage. Voilà donc une nouvelle atrocité, qui, accompagnée de toutes invraisemblances, ne me laisse que la même horreur que j'ai déjà exprimée lorsque Mme de la Motte, à tant de reprises, a déjà cherché à jeter des soupçons odieux. L'invraisemblance rend impossible ce qu'elle voudrait présenter comme vrai. Je ne peux que détourner mes regards et ma pensée de dessus une inculpation pareille. D'ailleurs, j'observe que Mme de la Motte a fait attendre bien longtemps la calomnie qu'elle préparait pour excuser son mensonge, quand elle s'est vue contrainte à ne plus pouvoir le soutenir.

Autant que pareille chose peut être ternie pour certaine — car, comme dit l'autre, avec les femmes on ne peut jamais savoir, — nous connues disposé à nous porter garant des paroles du cardinal. Mais telle est la force de la calomnie quo, dès le premier éclat du procès, se répandront des libelles, qui se passeront sous le manteau et se payeront au poids de l'or[4], où les amours de la comtesse et de Son Éminence, seront contés en termes inouïs, avec les détails les plus graveleux ; des recueils d’information relativement sérieux, comme la Correspondance secrète, affirmeront des anecdotes qu'une plume qui se respecte ne pourrait reproduire ; les nations protestantes applaudiront à la corruption du clergé français[5] ; le peuple viendra chanter au prisonnier jusque sous les murs de la Bastille :

Ayez un peu de décence

Et laissez là les catins !

L'histoire suivra le jugement du peuple et nous quitterons nous-même cette matière, convaincu de notre impuissance à retourner l'opinion[6].

 

 

 



[1] Confrontation du 21 mars 1786, Arch. nat., X1, B/1417.

[2] Confrontation de Rohan à Bette d’Étienville, Arch. nat., X1, B/1417.

[3] Déclaration du 14 sept. 1785, Arch. nat., X1, B/1417.

[4] Journal de Hardy, Bibl. nat., ms. franç. 6685, p. 406.

[5] Mémoires du comte de la Motte, p. 97.

[6] Le seul contemporain qui, à notre connaissance, ait exposé le véritable caractère des relations toutes blanches du cardinal de Rohan et de Mme de la Motte, est l'auteur de la Lettre à l'occasion de la détention de S. E. M. le cardinal, p. 6.