L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XVIII. — PREMIERS EFFETS DES BONNES GRÂCES DE LA REINE.

 

 

Rohan dira lui-même, par l'intermédiaire de son avocat, Me Target, en quel état la scène du bosquet avait mis son esprit : Après ce fatal moment, le cardinal n'est plus seulement confiant et crédule, il est aveugle et se fait de son aveuglement même un inviolable devoir. Sa soumission aux ordres qu'il recevra par la daine de la Motte s'enchaîne au sentiment du profond respect et de la reconnaissance qui vont disposer de sa vie entière ; il attendra avec résignation le moment. où la bonté qui rassure voudra bien se manifester ; mais en attendant il obéira à tout : tel est l'état de son âme.

Mme de la Motte ne tarde pas à mettre cet état d’âme en exploitation. Quelques jours se sont il peine écoulés depuis l'entrevue du bosquet, qu'elle fait savoir au cardinal que la reine désire un prompt secours de cinquante mille livres pour une famille d’infortunés gentilshommes. Jeanne est anxieuse : le prince donnera-t-il l'argent[1] ? Rohan est heureux que la reine daigne avoir recours à ses humbles services. Comme il n'a pas la somme sous la main, il l'emprunte au juif Cerf-Beer. Vos bons offices, lui dit-il, vous donnent la certitude d’une protection de la plus haute importance, pour vous et pour votre nation[2].

Le 21 août, à cinq heures du soir, le Père Loth était dans le cabinet de toilette de la comtesse — parfaitement, dans le cabinet de toilette. Jeanne s'apprêtait pour le souper et le bon moine lui tenait compagnie. Cependant il lui trouvait inquiet.

Un souci ?...

J'attends 50.000 livres d’une personne qui doit me les apporter à ce moment et ce délai me fait croire que la chose n'aura pas lieu, ce qui m'affligerait beaucoup.

Le lendemain Loth apprit que les 50.000 livres avaient été réellement versées. La joie de Jeanne éclatait :

A peine fûtes-vous sorti hier, que le baron de Planta arriva avec la bonne nouvelle !

Et comme le Minime réitérait ses compliments :

C'est la reine qui a ordonné à M. le cardinal de me compter cette somme et il a ordre de Sa Majesté de me compter successivement 50.000 écus 2[3].

C'est le chiffre que Jeanne elle-même a fixé. Cependant elle jugea utile d’éloigner le prince momentanément. Un petit billet à liséré bleu vint tout à propos lui conseiller de se retirer quelque temps en Alsace. Avant de partir, Rohan recommanda à Planta, qui restait à Paris pour les besoins de la correspondance à liséré bleu, de remettre à Mme de la Motte, pour la reine, tout l'argent qu'elle lui demanderait, ajoutant que, si la somme était d’un chiffre élevé et le besoin pressant, il devait vendre des objets d’art et des meubles de prix. Une nouvelle demande se produisit en effet, mais, comme elle n'était pas urgente, le cardinal attendit novembre pour envoyer de Saverne à la comtesse une deuxième somme, de cent mille francs cette fois, qui fut également portée par le baron de Planta[4].

Nous avons vu dans quelle gêne affreuse se trouvait Jeanne de Valois en juin 1784 : elle avait aliéné à cette date non seulement sa pension de quinze cents livres, mais celle de son frère le marin, dont elle avait le brevet entre les mains ; le Père Loth négociait pour elle nu emprunt de trois cents livres afin qu'elle pût payer son loyer. Or, en ce mois d’août 1784, où est fait le premier versement de cinquante mille livres, Jeanne place trente-neuf mille livres chez divers particuliers. En septembre, elle charge son homme d’affaires, le Père minime, de convertir en argent vingt billets noirs de cent livres chacun de la caisse d’escompte[5]. En novembre, après le deuxième versement, elle achète une maison à Bar-sur-Aube : une vaste maison bourgeoise, à deux ailes, avec corps de bâtiment et basse-cour, qui s'élève au centre de la ville. Des fenêtres on découvre la campagne, le cours sinueux de la Bresse et de l'Aube entre les bouquets d’arbres où les saules mêlent leurs touffes vert pale aux masses sombres des aulnes sous les longs peupliers : la rivière divise ses eaux contre les piles moussues des vieux ponts, elle miroite parmi la verdure grasse des prairies, au pied des coteaux de Sainte-Germaine où mûrit le vin mousseux[6]. Et à Charonne, près de Paris, Jeanne s'attife une jolie villégiature, dans une coquette propriété pour les parties de campagne. L'état de la maison, dit Rosalie, a été alors augmenté tant en meubles, bijoux, qu'argenterie. Dans le mois de novembre Mme de la Motte a l'ait faire plusieurs parures de diamants que le sieur Régnier lui a apportées à différentes reprises. L'argent comptant qu'elle verse en prenant certains objets lui permet d’en acheter d’autres pour des sommes beaucoup plus considérables. Au payement de celles-ci l'avenir pourvoira. Elle est rencontrée dans les galeries de Versailles fort parée : elle dit que sa fortune s'est améliorée et que c'est par les bienfaits de la famille royale[7].

Peu à peu le ton de la société devient, rue Neuve-Saint-Gilles, celui de la bonne compagnie. Le comte de la Motte y fait valoir son talent sur la harpe, et Rétaux la beauté de sa voix, devant d’élégants connaisseurs. Je rencontrai alors chez la comtesse, dit Beugnot, le marquis de Saisseval, gros joueur, riche et faufilé à la Cour ; l'abbé de Cabres, conseiller au Parlement ; Rouillé d’Orfeuille, intendant de Champagne ; le comte d’Estaing ; un receveur général nommé d’Orcy et Lecoulteux de la Noraye. Ce dernier aspirait à supplanter le Père Loth, majordome de la comtesse. On eût laissé au Minime le soin de lui dire la messe.

Nous pouvons reconstituer exactement l'aspect du salon de Mme de la Motte[8]. Une haute pièce en boiseries blanches, éclairée de deux fenêtres montant jusqu'au plafond et se faisant face, l'une sur la rue, l'autre sur la cour. L'énorme poutre qui soutient le second étage est apparente. La corniche est ornée de la moulure à petits carrés qui caractérise le style du temps. Les illustrations militaires du grand siècle, Turenne et Tourville, sont représentés par des bustes en bronze sur socles de marbre avec ornements de cuivre doré. Devant la glace de la cheminée — une glace en deux morceaux, dans un mince cadre en bois doré dont l'ornementation est de perles et de dentelures, — une pendule margeant les secondes, les heures et le quantième du mois, en marbre blanc, portant une statuette de la Sensibilité, entre doux vases de Sèvres sur pieds d’albâtre blanc. Les murs sont tendus de hautes lisses à personnages ; aux trumeaux, des tapisseries plus petites à verdures. Le mobilier comprend un canapé et six fauteuils en tapisseries représentant les fables de La Fontaine et des chaises à dossiers ovales, couvertes de satin rayé à bouquets : le vrai style Louis XVI. Aux angles, des encoignures en bois laqué peint, en vert d’eau, avec fleurs ; par terre un grand tapis d’Aubusson, et, pour l'éclairage du soir, cieux colonnes de stuc sur lesquelles sont des figures de bronze tenantes chacune une girandole à trois branches de cuivre doré. Mme de la Motte, vive, alerte, charmante, parmi ses invités, va de l'un à l'autre vêtue d’une anglaise gorge-de-pigeon et d’une jupe de soie rose.

Notre petite baronne d’Oliva continue de paraître quelque temps rue Neuve-Saint-Gilles, mais bientôt on la rebute. Mme de la Motte ne la trouve plus d’assez bon genre. Elle lui reproche de ne pas s'être comportée décemment chez le baron de Lilleroy, officier aux gardes, où elles furent déjeuner ensemble, et d’avoir dit des indécences chez Mme de la Fresnaye qui les avait priées à dîner. En outre, sur les quinze mille livres promises à Nicole, Mme de la Motte n'en a versé que quatre mille et ne désire pas en donner davantage.

Jeanne s'occupe de marier sa sœur Marie-Anne, bien blonde, bien fade, fort bête, dit Beugnot, très fière elle aussi d’être petite-fille des Valois. Nous l'avons vue se sauver gaiement avec sa sœur de l'abbaye de Longchamp ; mais, depuis, elle s'est retirée au couvent de Jarcy, près de Brie-Comte-Robert, où l'abbesse, Mme de Bracque, l'a prise en affection. Mme de la Motte a trouvé un beau parti, le comte de Salivet de Fouchécourt, et en écrit à Mme de Bracque. Mais il faudrait que Marie-Anne vint demeurer quelque temps auprès d’elle. Il paraît que ma fortune apparente, écrit-elle, a fait naître en ma sœur des soupçons offensants pour moi. Il lui serait facile de connaître la source honorable d’où elle me vient.

Cependant .Jeanne n'en continuait pas moins de se présenter au cardinal comme réduite à l'indigence et à obtenir de lui, de temps à autre, quelques louis, comme par devant[9].

 

En somme, quel chemin fait par la petite mendiante que Mme de Boulainvilliers écoutait sur le marchepied de sa voiture, chemin fait grâce à son énergie, à sa volonté, à son esprit d’intrigue ! One n'a-t-elle su employer dès lors la fortune qu'elle avait su conquérir ! Il est vrai que le bien acquis de la sorte ne peut profiter. Ce qui vient au son des fifres s'en va au son des tambours. L'argent est jeté par les fenêtres. Puis l'ambition est sans bornes : la médiocrité, même dorée, ne saurait convenir au sang des Valois. De nouvelles ressources sont nécessaires.

 

 

 



[1] Mém. de Target, dans le recueil Bette d’Étienville, IV, 28-29.

[2] Georgel, II, 43.

[3] Notes de Target d’après les indications du P. Loth. Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve ; déposition du P. Loth, 14 sept. 1785, Arch. nat., X1, B/1417.

[4] L'envoi des cent cinquante mille livres, fait par le cardinal, fut nid dans la suite par Mme de la Motte : il est prouvé, non seulement par les déclarations du cardinal de Rohan, mais par celles du baron de Planta qui porta la somme, par celles du P. Loth, par celles de Métaux qui écrivit les prétendues lettres de la reine demandant l'argent. Mme de la Motte dit au P. Loth et à Métaux que les sommes lui avaient été remises. L'envoi est encore prouvé par les acquisitions de valeurs et de maisons faites alors par les La Motte et par le luxe dont ils s'entourent exactement en ce moment.

[5] Ceci de l'aveu de Mme de la Motte : Mémoire de Me Doillot. Collection complète, I, 60 ; et interrogatoire de Mme de la Motte publié par Campardon, p. 277. Mme de la Motte place, il est vrai, l'achat des titres de rente en juillet, mais comme elle place également en juillet la scène du bosquet, les faits demeurent concordants.

[6] Cette maison fut achetée le 10 thermidor an V (28 juillet 1797) au comte de la Motte par Nicolas Armand. Le corps de bâtiment a disparu par le percement de la rue Armand. L'aile gauche forme aujourd'hui les numéros 1, 3, 5 de la rue Armand, et 37 de la rue Nationale (ancienne rue Saint-Michel) ; l'aile droite, les numéros 2, 4, 6 de la rue Armand et 39 de la rue Nationale.

[7] Témoignage du comte d’Olomieu, dans son interrogatoire du 14 avril 1756, Arch. nat., X1, B/1417.

[8] D'après la pièce même qui est encore aujourd'hui conservée et l'inventaire du mobilier, fait les 9, 10, 13 sept. 1785. Arch. nat., X1, B/1417.

[9] Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.