L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XI. — MISÈRE DE JEANNE DE VALOIS.

 

 

Le comte et la comtesse de la Motte n'avaient pu se résoudre à la vie de garnison qu'ils étaient appelés à mener dans le petit trou de province qu'était Lunéville. L'accueil du cardinal de Rohan à Saverne avait stimulé l'ambition qui dévorait Jeanne de Valois. On alla jusqu'à faire fi de la charge de capitaine dans les dragons de Monsieur, dont on ne conserva que le titre. On emprunta mille francs à M. Beugnot de Bar-sur-Aube et l'on partit pour Paris. Nous sommes sur la fia de 1781.

Nos jeunes époux s'installent rue de la Verrerie, à la Ville de Reims, un hôtel de mince apparence et médiocrement fréquenté[1]. Il était d’aussi bon renom, dit Beugnot, que la Tête Rouge de Bar-sur-Aube. Jeanne et son mari n'y ont que deux petites pièces, à demi meublées. Et de ce jouir commence la plus extraordinaire vie d’agitations et d’intrigues qu'il soit possible d’imaginer. Outre le logement à Paris, la comtesse en prend un à Versailles, afin de pouvoir plus facilement faire ses démarches auprès des ministres et des personnes influentes à la Cour. Elle s'installe à Versailles place Dauphine, où elle loue deux chambres dans un garni tenu par les époux Gobert. La place octogonale — avec ses maisons à deux étages, dont la plupart sont ornées au faite de balustres bordant la toiture en imitation du château — est toujours encombrée de carrioles qui portent, les paniers d’œufs et, les herbes potagères débordant sous les lourdes bâches. C'est, le centre du quartier où descendent les petites gens qui ont affaire dans les bureaux des ministres et parmi les entours du roi. Non loin du garni Gobert, et, toujours place Dauphine, l'auberge de la Belle Image. Elle ne vaut guère mieux que la Tête Bouge ou la Ville de Reims[2]. Dans le fond de la cour, trois remises, à droite et à gauche les écuries où piaffent les chevaux. On loge à pied et il cheval. Là grouille tout un monde de solliciteurs de placets, de gazetiers, d’officiers de fortune et de gardes du corps, mêlés à des colporteurs et à des maquignons. Jeanne ira prendre à la Belle Image une partie de ses repas[3].

Le comte de la Motte aime le luxe et les divertissements, le vin et la bonne chère. Il s'habille avec mauvais gent, tuais avec faste, se couvre de bijoux. Il se Halle de se faire bien venir auprès des femmes, et la sienne, qui se considère comme fort au-dessus de son mari, ne daigne y faire attention. La comtesse s'habille, elle aussi, avec une élégance voyante, tapageuse, très conteuse. Aussi les quartiers de la pension qui lui est attribuée sont-ils dépensés bien avant que d’être perçus. Elle a momentanément pris auprès d’elle sou frère Jacques et sa sœur Marie-Anne ; car elle veut pousser, d’un coup, aux honneurs et à la fortune, tous les Valois. Sa vie est alors obscure, dira plus tard l'avocat Target. On y remarque tout l'étrange assortiment d’une existence précaire, incertaine, faite de faste et de misère : un laquais, un jocquey, des femmes de chambre, un carrosse de remise ; mais des meubles de louage, des querelles avec l'hôtesse, une batterie, 1.500 livres de dettes pour la nourriture, et la mendicité.

La marquise de Boulainvilliers venait de mourir[4]. Jeanne avait perdu en elle un précieux appui ; mais elle comptait sur le cardinal, sur le grand aumônier à qui la marquise l'avait confiée. Elle vint lui dire sa misère, de sa voix douce, insinuante, avec ses grands yeux bleus. A dater de mai 1782 Rohan lui fit remettre de temps à autre, sur les fonds de la grande aumônerie, des secours de trois, quatre et cinq louis : une seule fois vingt-cinq louis sur ses propres fonds, dans un moment de détresse extrême[5]. Dans la suite, elle nia qu'elle eût accepté semblables aumônes. Elle, fille des Valois, n'était pas, disait-elle, femme à recevoir quatre ou cinq louis. Or nous voyons que, dans une lettre du 1er mars 1783, elle envoie au contrôleur général Lefèvre, d’Ormesson des reconnaissances d’objets déposés par elle au Mont-de-Piété et demande humblement assistance ; nous avons d’elle un reçu, daté du 7 octobre suivant, par lequel elle accuse à ce contrôleur général réception d’un secours de quarante-huit francs[6]. Son crédit, à l'hôtel de Reims, dit Beugnot, avait singulièrement baissé, et les deux prêts, de dix louis chacun, que je lui avais faits à distance, ne l'avaient que faiblement relevée. Je ne pouvais pas l'inviter à manger chez moi, parce que je n'avais pas de ménage monté, mais, une ou deux fois par semaine, elle me faisait la grâce d’accepter au Cadran Bleu, et elle y étonnait ma jeunesse de son appétit. Les autres jours elle avait recours à mon bras pour la promenade, qui aboutissait constamment à un café. Elle avait un goût singulier pour la bonne bière et ne la trouvait mauvaise nulle part. Elle mangeait par distraction deux on trois douzaines d’échaudés, et ces distractions étaient si fréquentes qu'il fallait m'apercevoir qu'elle avait légèrement dîné, si elle avait diné.

La gêne ni la misère n'empêchèrent Mme de la Motte d’augmenter encore son train. Le 5 septembre 1782, elle loue, au numéro 13 de la rue Neuve-Saint-Gilles au Marais, vis-à-vis de la petite porte des Minimes, une maison avec loge de portier, four à pain, remise, grande et petite écurie, trois étages, dont les hautes et étroites fenêtres sont ornées de balustrades en fer à fleurs et dessins Louis XV. Bette d’Étienville l'a visitée. J'ai été dans une maison de la rue Neuve-Saint-Gilles, dit-il, dont la porte cochère est fort écrasée en entrant. A gauche est la loge du portier ; à droite, l'escalier, qui est assez ordinaire. Au haut se trouve un carré servant de vestibule, une antichambre de médiocre grandeur où l'on entre dans un salon boisé à deux croisées en face l'une de l'autre. Une espèce de console ou table ronde à dessus de marbre, les meubles d’étoffe mêlée, une très belle harpe ; au bout du salon un boudoir[7].

La maison a été conservée[8]. On gravit aujourd’hui encore l'escalier de pierre à la rampe luisante soutenue d’une ferronnerie à hautes fleurs de lis, que, d’un pied nerveux et rapide, Jeanne de Valois monta si souvent.

L'appartement de, la rue Neuve-Saint-Gilles, loué en septembre 178'2, ne put être occupé, les époux La Motte n'ayant pas de quoi le garnir. Le 6 octobre Jeanne écrit à la baronne de Crussol d’Uzès, belle-fille de la marquise de Boulainvilliers : La majeure partie de mes effets sont au Mont-de-Piété. Le peu qui me reste et mes petits meubles sont saisis et si, jeudi, je ne trouve pas six cents livres, je serai réduite à coucher sur la paille[9]. Les La Motte avaient dû quitter la Ville de Reims, ayant reçu congé parce qu'ils n'y payaient pas leurs dettes. Ils vinrent demeurer Hôtel d’Artois, où Jeanne fut nourrie par la mère de sa femme de chambre, une dame Briffault, tandis que le comte de la Motte, menacé d’arrestation par ses créanciers, s'enfuyait de Paris jusqu'à Brie-Comte-Robert et s'y cachait chez un nominé Poncet, aubergiste à l'Espérance[10]. Le 10 février 1783, plusieurs commerçants, créanciers des La Motte, leur font interdire par huissier de vendre ou de sortir ce qui pouvait leur rester de mobilier. Et Jeanne retourne chez le cardinal de Rohan. Celui-ci consent à se rendre caution pour elle d’une somme de 5.000 livres, prêtée par un usurier de Nancy, Isaac Beer. Un autre juif, brocanteur, la cautionne pour des meubles. Elle avait fait revenir son mari et, vers Pâques 1784, elle peut enfin prendre possession de la maison louée rue Neuve-Saint-Gilles.

Mme de la Motte était soutenue par le dévouement de ses serviteurs : admirables dévouements, natures simples et aimantes dont l'essence est l'attachement ; serviteurs comme on en vit tant sous l'Ancien Régime, restant soumis à leurs maîtres, sans gages, les assistant de leurs propres deniers dans les moments de gène extrême, se sacrifiant à eux jusques et y compris la mort. Rosalie, femme de chambre de Jeanne de Valois, et son valet de chambre Deschamps furent dans cette période de sa vie ses plus fermes appuis[11].

L'aisance apparente de la rue Neuve-Saint-Gilles, poursuit Me Target, n'est qu'un accroissement de misère réelle. Le mari et la femme n'y ont vécu que d’emprunts : tantôt à demi meublés, tantôt démeublés, selon que la détresse éloignait le mobilier ou qu'un événement imprévu le rappelait. Des couverts d’étain, et, les jours de représentation, six couverts d’argent empruntés[12] ; une pension de 800 livres, portée à 1.500, puis vendue à perte par l'indigence[13] ; des domestiques mal payés, des affaires en marchandises qu'on envoyait an Mont-de-Piété ; et cependant toujours des voyages, toujours des sollicitations, à Versailles, à Fontainebleau, quelques présents aussitôt dévorés que reçus, des dettes et de l'intrigue.

A la fin de chaque semaine Jeanne, assistée de Rosalie, lavait les deux robes de mousseline et les deux jupes de linon, les seules qu'elle n'eût pas mises en gage, et les repassait sur la table de la salle à manger. Quant au comte, il n'osait plus sortir parce qu'il n'était pas vêtu. Le cuisinier, sur ses deniers, faisait les avances chez le boucher et le boulanger. La bourse du serviteur s'épuisa. Il fallut jeûner.

Allons nous coucher, disait Rosalie, on n'a pas faim pendant, que l'on dort.

De temps à autre, Jeanne se procurait des ressources en faisant des affaires, spéculations en marchandises : elle prenait beaucoup à crédit : au point qu'elle en fut mise en observation par la police[14].

Au mois d’août l'alerte fut vive. Les huissiers frappaient à la porte. Le fidèle Deschamps sauva le lit et les fauteuils du salon, aidé d’un garçon perruquier. Ils les portèrent sur leur dos chez un nommé Berlandeux, rue des Tournelles.

Vite, mon cher Deschamps, s'écriait Mme de la Motte, détachez les glaces du salon et les rideaux des croisées !

Où les porter ?

Vite, au Mont-de-Piété !

Le domestique y court et revient avec cinq louis.

Le baron de Vieuxvillers prête 200 livres, un religieux minime vingt-cinq louis. On achète de beaux habits : un panier en dentelles pour la comtesse, un frac de velours pour le comte, afin de se remettre en état de solliciter à la Cour. Nous sommes eu octobre 1783. Les époux La Motte partent pour Fontainebleau. Jeanne s'installe avec son mari, nie d’Avon, à l'ancienne maison du greffe. Elle a une chambre carrée, assez grande, joliment attifée. Une cheminée en marbre blanc : aux croisées des rideaux de mousseline à fleurs. Beaucoup de Messieurs comme il faut venaient alternativement faire visite à madame la comtesse, tandis que monsieur le comte allait se chauffer dans les appartements du château. — Militaires et gens de robe se faisaient un plaisir de lui rendre visite et de lui laisser des marques de leur générosité[15].

 

 

 



[1] Cet hôtel, situé rue de la Verrerie, n° 83, avait appartenu au siècle précédent à Bossuet, fermier des gabelles du Lyonnais et du Languedoc, le père de l'évêque de Meaux. Voir Lefeuve, les Anciennes maisons de Paris, IV, 320. La maison très pittoresque avec ses fenêtres cintrées, s'est conservée jusqu'à nos jours presque intacte.

[2] L'ancienne place Dauphine à Versailles est aujourd'hui la place Hoche. La Belle Image se trouvait au numéro 8 actuel. Jehan, la Ville de Versailles, ses monuments, ses rues, Paris, 1900.

[3] Confrontation de Nicole Leguay à Madeleine Briffault, 21 mars 1785. Pièces de procédure.

[4] En décembre, 1781.

[5] Notes de Rohan pour son avocat, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve, doss. Target.

[6] Pièce provenant de la collection Duplessis, l'Amateur d'autographes du 1er mars 1856, aujourd'hui dans la collection de M. Alf. Bégis.

[7] Mme de la Motte reconnut à la confrontation que la description de son appartement se trouve conforme. Pièces de procédure.

[8] Aujourd'hui le numéro 10 (précédemment 6) de la rue Saint-Gilles. Le 5 sept. 1782, Rose-Louise Vanmino, veuve de Louis de Courdoumer, maréchal des camps, héritière de la demoiselle de Baudelot, donnait l'immeuble en location aux époux La Motte (Arch. nat., X2, B/1117). Voici comment on a pu l'identifier. Une description indique que la maison était située rue Neuve-Saint-Gilles, vis-à-vis de la petite porte des Minimes (Arch. nat., F, 7/4144 B), ce qui limitait la recherche aux numéros 8-18 de la rue Saint-Gilles actuelle. Les numéros actuels formaient au XVIIe siècle la Cour de Venise, résidence de l'ambassadeur, au siècle suivant, hôtel de Péreuse. Un texte cité par Lefeuve (Anc. maisons de Paris, IV, 208-211), concernant une maison donnant rue Saint-Gilles et rue des Tournelles, tenant aux hoirs Baudelot, écarte les numéros 16 et 18 actuels, car les hoirs Baudelot représentent la maison de Mme de la Motte. On ne pouvait donc plus hésiter qu'entre les numéros 8 et 10. Or, parmi les titres de propriété du numéro 10, qu'on a pu consulter dans les études de Me Fleury, notaire, faubourg St-Honoré, et de Me Robineau, notaire, quai de la Mégisserie, se trouve un inventaire après décès, en date du 11 mars 1783, des biens de Mlle Marg.-Cath. de Baudelot, fille majeure, dressé par Me Lormeau (aujourd'hui Me Leroy, successeur, rue St-Denis), où est décrite la maison sise rue Neuve-St-Cilles au Marais, près les Minimes, louée 2.200 lb. par an : savoir, un appartement au s. Chapuzean de Viefvillers, parfait sous seing privé du 7 oct. 1781, à raison de 1.000 lb. par an, et le surplus de ladite maison, y compris l'écurie et la remise, à M. le comte de la Motte et à la dame son épouse, par bail, aussi sous seing privé, du 5 sept. dernier, pour en jouir à partir du 1er oct., moyennant 1.200 lb. par an. L'immeuble fut vendu le 9 mai 1821, par Alexandrine-Victoire de Courdoumer, à M. Honoré. Depuis cette date il n'a subi aucune modification.

[9] Lettre faisant partie de la collection Duplessis, publiée dans l'Amateur d'autographes, 1er mars 1866.

[10] En novembre 1782. Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[11] Ces faits d’après les notes de Target. Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[12] Au baron de Vieuxvillers, le co-locataire. Doss. Target.

[13] En avril 1181. On a une lettre du baron de Breteuil, en date du 15 mai 1781, faisant savoir que le roi a autorisé le comte et la comtesse de la Motte à transporter au sieur Hubert Gantier, bourgeois de Paris, la pension de 1.500 livres attribuée à la dame de la Motte, et la pension de 800 lb. attribuée à son frire, cela en raison de la gêne de leur ménage.

La double cession était faite pour une somme de 9.000 lb. Déclaration de Grenier, orfèvre (Arch. nat., X7, B/1117), et notes de Target (Bibl. v. de Paris).

[14] Déclaration de J.-F. de Brugnières, inspecteur de police, en date du 11 avril 1786. Arch. nat., X, B/1117.

[15] Notes de Target, Bibl. de Paris, ms. de la réserve.