L'AFFAIRE DU COLLIER

 

VIII. — LE COMTE DE LA MOTTE.

 

 

Pour aristocratique que fût la vie que menaient à l'abbaye de Longchamp nos jeunes demoiselles, qui grandissaient en âge et en beauté — sinon en sagesse —, elles en vinrent à la trouver monotone et bientôt même fort ennuyeuse. La marquise. de Boulainvilliers les faisait sortir de temps à autre. En son domaine de Passy, les jolies pensionnaires se trouvaient en contact avec la vie mondaine, elles s'y laissaient caresser par les propos parfumés des jeunes gens élégants et sémillants, et trouvaient, rentrées au couvent, d’un ton inélégant et fruste, la robe grise et noire de religieuses. Les noces magnifiques de Mlle de Passy, fille de la marquise de Boulainvilliers, qui épousait le jeune vicomte de Clermont-Tonnerre[1], où Mlles de Saint-Rémy de Valois avaient été priées, déroulèrent sous leurs yeux un spectacle enchanteur. Aussi, quand Jeanne eut regagné son couvent et que l'abbesse, chargée de sonder ses intentions, lui demanda si elle se sentait de la vocation pour la vie religieuse, la clame abbesse fut-elle bien revue !

Un jour de l'automne de 1779[2], écrit le comte Beugnot, on annonce chez Mme de Surmont femme du prévôt, juge civil et criminel de la châtellenie et président tics greniers à sel de Bar-sur-Aube — que deux princesses fugitives sont tombées à l'auberge de la Tête Rouge, c'est-à-dire à la plus misérable auberge de la ville, où il n'y en a pas une de passable. Et nous tous de rire de princesses ainsi logées. On apprend que ces dames sont échappées du couvent de Longchamp et qu'elles se sont dirigées sur Bar-sur-Aube comme sur un point central où elles vont réunir tous leurs efforts pour rentrer dans les biens considérables qui forment l'antique patrimoine de leur Maison. Ces biens sont les terres de Fontette, d’Essoyes et de Verpillières. L'une porte le nom de Mlle de Valois — c'est notre petite Jeanne, — l'autre de Mlle de Saint-Rémy — c'est Marie-Anne, sa plus jeune sœur.

Elles avaient franchi les haies de clôture, un léger paquet sous le bras et douze écus dans leur poche. Le coche d’eau les avait conduites jusqu'à Nogent, d’où le carrosse de voiture les avait menées à Bar-sur-Aube. De leurs trente-six livres tournois, elles en avaient dépensé vingt-quatre.

Toute une jeunesse gaie et vive papillonnait à Bar-sur-Aube autour de l'énorme et majestueuse Présidente de Surmont[3], en sa belle demeure de la rue de l'Aube, entourée de jardins fleuris[4]. C'étaient des parties de campagne en chars à bancs, avec des provisions dans des paniers que l'on allait étaler sur la mousse et les nappes de fougères, dans le fond des bois ; c'étaient des comédies, où jeunes gens et jeunes filles se donnaient la réplique sur une estrade garnie de lapis, construite dans l'une des hautes salles en boiseries blanches de l'hôtel, et où les spectateurs applaudissaient un dialogue d’autant plus animé et naturel que Lyon tin et Lisette avaient plus longuement répété leur rôle, bras dessus bras dessous, en toute solitude — il fallait bien ménager la surprise ! — sous les voûtes épaisses et discrètes des profondes allées du parc.

Mme de Surmont avait quelque temps résisté, écrit le jeune Albert Beugnot, avocat en herbe ; mais nous étions parvenus à lui persuader que sa position dans la ville lui imposait l'obligation de protéger des demoiselles de qualité fugitives, persécutées peut-être, et que la noblesse délaissait d’une manière honteuse. Nous avions fait vibrer la corde sensible. La bonne dame prit donc les jeunes filles sous son toit, nonobstant la mauvaise humeur de son mari qui n'avait pas laissé de bougonner et de protester contre cet envahissement dérangeant ses habitudes. Comme ces demoiselles étaient dans le plus grand dénuement, Mme de Surmont leur prêta, le jour de leur arrivée, cieux robes blanches, mais sans trop d’espoir qu'elles pussent leur servir, car les robes étaient à sa taille et cette taille était des plus volumineuses. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise, quand elle vit, le lendemain, que les corsages allaient parfaitement. On avait passé la nuit à les découper et recoudre, si bien qu'elles convenaient à ravir. Elles procédaient pour tout avec la même liberté et Mme de Surmont commençait à trouver le sans-façon des princesses poussé trop loin.

L'aînée, Jeanne de Valois, avait un esprit actif, impétueux, mettant tout sens dessus dessous, dans la vieille demeure où, du jour au lendemain, elle s'était trouvée chez elle. Elle n'avait pas tardé à faire quitter au président du grenier à sel sa mauvaise humeur, le charmant de sa vivacité gracieuse, de ses espiègleries enjouées, de mille et une flatteries et câlineries, dont le bonhomme se trouvait tout farci. Les demoiselles de Saint-Rémy, dit Beugnot, qui ne devaient passer tout au plus que la semaine chez Mme de Surmont, y demeurèrent un an. Le temps s'écoula connue il s'écoule dans une petite ville de province : en querelles, en raccommodements, en propos, en justifications, en épouvantables intrigues et qui ne franchissaient jamais les murs de la cité. Toutefois le génie de Mlle de Saint-Rémy, l'aînée, trouvait à se développer dans un cercle aussi étroit. Elle préludait en attendant partie. Elle s'était emparée de l'esprit de M. de Surmont, et recouvrait de l'attachement aveugle que lui portait cet homme de bien, les noirceurs qu'elle distribuait à tout venant, à Mme de Surmont elle-même. Cette dernière m'a souvent répété que l'année la plus malheureuse de sa vie était celle qu'elle avait passée dans la société de ce démon.

Parmi les personnes que nos deux sœurs voyaient à Bar-sur-Aube, figurait une dame de la Motte, veuve d’un officier de gendarmerie, compagnie des Bourguignons[5], en garnison à Lunéville. Elle avait un fils engagé dans la compagnie même où avait servi son mari. Marc-Antoine-Nicolas de la Motte venait souvent dans la maison de Surmont. C'était un jeune homme au visage allongé, figure mince, teint pôle et sourcils noirs, et qui avait bon air, en somme, dans son habit de gendarme écarlate, brodé de galons d’argent, portant à son chapeau bordé d’argent la cocarde blanche, son grand manteau de drap écarlate doublé de serge rouge et parementé de couleur chamois. Mais il était lourdaud, et ses camarades, déformant son nom La Motte, l'appelaient Momotte sans qu'il s'en formalisât.

La Motte avait du talent pour la comédie. Il tenait des rôles avec Mlle Jeanne et lui donnait, dit-elle, des leçons de déclamation. Ces moments, observe Jeanne, n'étaient pas perdus pour l'amour. On déclama tant et si bien qu'il fallut se marier en grande hâte[6]. L'union de Nicolas de la Motte, écuyer, gendarme du roi de la compagnie des Bourguignons. et de Jeanne de Saint-Rémy de Valois de Luze, fut bénie le 6 juin 1780, en la paroisse de Sainte-Marie-Madeleine de Bar-sur-Aube. Les fiançailles avaient été célébrées la veille, sous l'autorisation de messire Joseph-Henri Arminot, écuyer, seigneur de Fin-et-bon-chemin, élu tuteur ad hoc par assemblée de parents en date du 20 mai 1780, à cause de la longue absence de la dame Jossel, mère de la demoiselle. — A la célébration dudit mariage ont assisté : Nicolas-Clausse de Surmont, conseiller du roi, président, prévôt, juge civil et criminel de la prévôté et châtellenie de Bar-sur-Aube, lieutenant général de police et président du grenier à sel, oncle maternel du mari ; messire Joseph-Henri Arminot, écuyer, seigneur de Fin-et-bon-chemin, parent et tuteur de la mariée, demeurant audit Bon-chemin. et Jean Durand, receveur des aides, demeurant à Fontette. Ce Jean Durand était sans doute l'ancien fermier de Saint-Rémy qui avait recueilli et élevé la petite Marie-Anne. Un mois après, jour polir jour, à la même paroisse, étaient baptisés Jean-Baptiste et Nicolas-Marc, fils jumeaux de Nicolas de la Motte, gendarme du roi, et de Jeanne de Valois. Les parrains étaient les domestiques de Mme de Surmont. Les deux enfants moururent quelques jours après[7]. Nicolas de la Motte avait alors vingt-six ans et Jeanne de Valois en avait vingt-quatre. Les deux époux usurpèrent le titre de comte avec assez d’adresse pour que les contemporains, et depuis lors tous les historiens qui se sont occupés de leur histoire, y aient été trompés. Dans les actes d’état civil qui les concernent et, qui nous ont passé sous les yeux, La Motte est simplement qualifié d’écuyer. Son oncle, frère de son père, était marchand. La confusion fut d’ailleurs d’autant plus facile qu'il existait dans le Bar-sur-Aubois deux familles de la Motte : l'une, à laquelle appartenait le mari de notre héroïne, était de petite gentilhommerie ; l'autre, de noblesse ancienne et plus considérable, était établie à Braux-le-Comte.

M. de la Motte, dit Beugnot, était un homme laid, mais bien fait ; habile à tous les exercices du corps, et, en dépit de sa laideur, l'expression de sa figure était aimable et douce. Il ne manquait pas entièrement d'esprit ; mais ce qu'il en avait était tourné vers les aventures subalternes. II était gentilhomme et le troisième de son nom qui servait dans la gendarmerie. Son père, chevalier de Saint-Louis et maréchal des logis dans ce corps, avait été tué dans la bataille de Minden. Dénué de toute espèce de fortune, il avait cependant eu le talent de se noyer de dettes. — Gendarme assez dispos pour bien porter sa botte de foin du magasin de fourrage au quartier, disait de lui son beau-frère M. de la Tour, mais ne lui en demandez pas davantage. — Il n'est pas beau de figure, écrit Manuel dans son pamphlet, mais du reste il promettait. Mlle de Valois fit cas du reste.

Quand Mme de Surmont apprit. à quel point Jeanne de Valois et son neveu l'avaient trompée, irritée de l'insulte faite à sa maison, elle pria la demoiselle de sortir et congédia le galant. Ils allèrent se réfugier chez Mme de la Tour, sœur de M. de la Motte ; mais celle-ci, fort gênée elle-même, ne put les héberger longtemps. Jeanne aliéna pour mille francs deux années de la pension de huit cents livres qu'elle avait obtenue ; La Motte vendit pour six cents livres un cabriolet et un cheval qu'il avait achetés à crédit à Lunéville : ce furent les ressources pour se mettre en ménage.

Les gendarmes résidaient au château de Lunéville qu'ils entretenaient et meublaient à leurs frais. La Motte se montra fier de présenter aux camarades sa jeune femme, très jolie et très coquette, et Jeanne fut fêtée par le corps tout entier. Le mari eut-il motif d’en prendre ombrage ? quoi qu'il en soit, il mit sa femme au couvent de Saint-Nicolas en Lorraine et reprit sa vie de garçon, se noyant de dettes, faisant des escroqueries avec des juifs et s'amusant de son mieux. Bientôt cependant il retira Jeanne du couvent pour la reprendre auprès de lui[8].

Jeanne ne tarda pas à faire partager à son mari les rêves d’ambition qui la hantaient. Certes, avec le nom qu'elle portait, son intelligence, son activité, on parviendrait à reconquérir une situation digne d’une fille des Valois. La Motte était une nature banale et bornée sur laquelle sa femme n'avait pas tardé à prendre un empire absolu. Ses créanciers le harcelaient. Songeant à chercher fortune ailleurs, il sollicita un certificat de service ; mais celui-ci lui fut refusé. C'était l'usage du corps. La gendarmerie formait, une arme d’élite où les gentilshommes servant sans grade étaient nombreux. Les autres appartenaient à la classe bourgeoise et, en grande majorité, à des familles de robe. On perdait tout droit à l'avancement ou à la croix si l'on se retirait sans certificat de service, et l'on n'obtenait de certificat qu'en payant ses dettes.

 

 

 



[1] Le mariage fut célébré le 29 janv. 1779. Mme de Clermont-Tonnerre mourut deux années après (févr. 1781) en laissant deux petites filles.

[2] Le comte Beugnot parle de l'automne de 1782. L'acte de mariage de Nicolas de la Motte et de Mlle de Saint-Rémy de Valois, en date du juin 1780, dans les registres de l'état civil de Bar-sur-Aube, prouve qu'il faut lire 1779.

[3] J'ai peint de quelques traits la société un peu libre qui se réunissait dans la maison de Mme de Surmont, écrit le comte Beugnot (I, 6). Il est regrettable que cette partie de ses Mémoires n'ait pas été publiée.

[4] La maison de Surmont est conservée à Bar-sur-Aube, 16 et 18, rue l'Aube. Les salles, style Louis XVI, sont, pour la plupart, du temps. Par une coïncidence intéressante, la niaises est aujourd'hui habitée par une descendante directe de Henri II et de Nicole de Savigny, Mlle Obvia de Valois, appartenant a la branche nitrée de la famille dont la branche cadette s'est éteinte en l'héroïne de ce récit, en ses deux sœurs et en son frère. — Voir Em. Socard, Table généal. de la Maison de Valois Saint-Rémy. Troyes, 1858, in-8°.

[5] A la veille de la Révolution la gendarmerie comprenait dix compagnies, dont les quatre premières — Écossais, Anglais, Bourguignons et Flamands — avaient le roi pour capitaine.

[6] L'Histoire véritable de Jeanne de Saint-Rémi donne sur les premières amours de Nicolas de la Motte et de Jeanne de Valois des détails d’un réalisme tel qu'il est impossible de les reproduire.

[7] Ces faits, d’après les registres de l'état civil de Bar-sur-Aube.

[8] Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.