L'AFFAIRE DU COLLIER

 

VI. — MARIE-ANTOINETTE[1].

 

 

Dès son entrée à Strasbourg, la petite dauphine avait eu un mot que la ville entière avait répété. Comme le chef du Magistrat, c'est-à-dire du conseil de ville, dans la pensée de lui être agréable, entamait une harangue en allemand : Ne parlez pas allemand, monsieur, à dater d’aujourd'hui je n'entends plus que le français.

Nous devons à la pluma d’Edmond et de Jules de Goncourt le meilleur portrait de Marie-Antoinette qui ait été tracé :

Un cœur qui s'élance, se livre, se prodigue, une jeune fille allant, les bras ouverts, à la vie, avide d’aimer et d’être aimée : c'est la dauphine. Elle aimait toutes les choses qui bercent et conseillent la rêverie, toutes les joies qui parlent aux jeunes femmes et distraient les jeunes souveraines : les retraites familières où l'amitié s'épanche, les causeries intimes où l'esprit s'abandonne, et la nature, cette amie, et les bois, ces confidents, et la campagne et l'horizon, où le regard et la pensée se perdent, et les fleurs et leur fête éternelle. Par un contraste singulier, la gaieté couvre le fond ému, presque mélancolique de la dauphine. C'est une gaieté folle, légère, pétulante, qui va et vient, remplit tout Versailles de mouvement et de vie. La mobilité, la naïveté, l'étourderie, l'expansion, l'espièglerie : la dauphine promène et répand tout autour d’elle, en courant, le tapage de ses mille grâces. La jeunesse et l'enfance, tout se mêle en elle pour séduire, tout s'allie contre l'étiquette, tout plaît en la princesse, la plus adorable, la plus femme, si l'on peut dire, de toutes les femmes de la Cour. Et toujours sautante et voltigeante, passant comme, une chanson, comme un éclair, sans souci de sa queue ni de ses dames d’honneur.

En tête de ces dames d’honneur vient Mme de Noailles, duègne grave et solennelle, pénétrée de l'importance de son emploi. La dauphine, rieuse, l'a baptisée : Mme l'Étiquette. Quand la dauphine fut devenue reine et mère, et que, tenant son enfant dans ses bras, elle voulait le poser dans le berceau, Mme de Noailles intervenait : ce n'était pas conforme à l'étiquette. Il arriva qu'un jour que Marie-Antoinette était montée à dos d’âne, la bête, d’un coup d’arrière-train, la jeta sur le gazon. La voilà assise dans l'herbe haute, les jupes retroussées et battant des mains : Vite ! allez chercher Mme de Noailles, qu'elle nous dise ce que veut l'étiquette quand une reine de France est tombée d’un âne ! Ce trait caractérise l'esprit de Marie-Antoinette, son ironie faite de gaieté et de bon sens ; ironie charmante par laquelle elle fut bien de sou temps, mais qui lui suscita des inimitiés irréconciliables. Dans sa bouche de souveraine, les mots avaient un poids plus grand. Les traits qu'elle lançait pénétraient plus avant, et les blessures faites étaient d’autant, plus douloureuses que, le plus souvent, la malice portail, juste.

Quand elle était venue à la cour de Franco, Marie-Antoinette était encore une enfant. Louis XV en fait la remarque. Ses plus grands plaisirs à elle, épouse de l'héritier du trône, sont des parties de jeux avec les enfants de sa première femme de chambre, déchirant ses robes, détériorant le mobilier, mettant le salon sens dessus dessous. On s'attend à voir entrer par la porte la maman grondeuse. Et, de fait, le courrier de Vienne apporte les gronderies : On prétend, lui écrit sa mère, que vous commencez à donner du ridicule au monde, d’éclater de rire au visage des gens. Cela vous ferait un tort infini, et à juste titre, et ferait même douter de la bonté de votre cœur. Ce défaut, ma chère fille, dans une princesse ii.est pas léger. Louis XV fait appeler Mme de Noailles. Il désire causer de la dauphine. Assurément ses qualités et son charme méritent tous les éloges, mais elle a trop de vivacité dans son maintien public et trop de familiarité, à la chasse par exemple, quand elle distribue des provisions aux jeunes gens réunis autour de sa voiture. Futilités, dira-t-on. Louis XV, esprit clairvoyant, lisait peut-être dans l'avenir.

L'abbé de Vermond, qui avait été envoyé à Vienne pour veiller à l'éducation de la future dauphine, n'avait pas cru devoir combattre les tendances de son caractère. Il les avait au contraire accentuées. Vermond était, lui aussi, un homme de son temps : un abbé XVIIIe siècle, qui aimait l'esprit, les reparties vives, le bon sens et la bonne humeur. Au loin l'ennui, l'étiquette, le cérémonial encombrant, dont une tradition séculaire a embarrassé la reine de France ! L'abbé de Vermond, disent les Goncourt, voulait, par l'éducation mettre Marie-Antoinette plus près de son sexe que de son rang. C'est la doctrine de Jean-Jacques. L'auteur d’Émile n'eût pas éduqué son élève différemment.

S'il était, permis de supposer que Rousseau eût admis dans l'État qu'il rêvait une souveraine, on dirait que Marie-Antoinette eût réalisé son idéal. Qu'est-ce qui la caractérise ? L'amour de la nature, l'horreur des conventions et la sensibilité du cœur. Y a-t-il autre chose dans les doctrines morales de Jean-Jacques ?

Elle concevait la vie comme une petite demoiselle sentimentale l'imagine à son printemps : aller le matin, du haut de la colline, voir se lever le soleil, courir dans les gazons verts, parmi les fleurs des champs, se promener dans les bois ou le soir au clair de lune. Sa résidence favorite est un séjour qu'elle a rapproché de la campagne autant qu'elle a pu, Trianon. Trianon n'a pas été le village d’opéra-comique que les Goncourt encore se sont figuré, mais un petit village réel, avec une exploitation rurale sérieuse, une vraie laitière et de véritables fermiers. Ce séjour de campagne, écrit M. de Nolhac, augmente la familiarité et l'abandon. La reine de France y tient moins de place que Mme de Mon tesson ou la maréchale de Luxembourg dans leur cercle à Paris. C'est une maîtresse de maison sans prétention, qui laisse volontiers ses invités se grouper autour d’une femme, Mme de Polignac, par exemple, et qui se réserve les soins de l'hospitalité. Son unique plaisir est de plaire à des hôtes qui sont tous ses amis, à des amis choisis par son cœur et dont elle se croit aimée. Quand elle entre, les femmes ne quittent pas l'épinette ou leurs métiers de tapisserie ; ni les hommes le billard ou le trictrac.

On connaît les traits de sa sensibilité. C'était la reine qui, assise sur un fauteuil, au haut d’une estrade où Mme Vigée-Lebrun la peignait, se précipitait pour ramasser le pinceau de l'artiste, dans la crainte que celle-ci, en état de grossesse avancée, ne se fit mal. Les souvenirs de Mme Vigée-Lebrun ont laissé de jolis détails sur les séances de son modèle. Quand on était fatigué de peindre et de causer, la reine et l'artiste chantaient au clavecin les duos de Grétry[2]. C'était la reine qui, soucieuse des jeunes filles de sa domesticité, lisait le matin les pièces du soir — elle qui s'astreignait si difficilement à la lecture — pour savoir si le spectacle leur en pouvait être permis. Le postillon du carrosse, où se trouve Marie-Antoinette, tombe et se blesse. Elle refuse de continuer son chemin et ne veut repartir qu'une heure après que tous les bandages ont été posés. Elle a organisé les secours, dans son émotion appelant tout le monde : Mon ami, — pages, palefreniers, postillons. Elle leur disait, les tutoyant : Mon ami, va chercher les chirurgiens ; mon ami, cours vite pour un brancard ; vois s'il parle, s'il est présent !

Nous touchons au trait saillant de son caractère, à celui qui lui fera le plus de tort : l'irrésistible besoin de témoigner son affection à ceux qu'elle aime et de recevoir les témoignages d’affection de ceux dont elle se croit aimée. D'abord sa mère. Celle-ci connaît sa fille. Elle sait la puissance de la tendresse qu'elle lui a inspirée, et qu'en Marie-Antoinette la tête n'est pas capable de lutter contre le cœur. Elle en use et abuse. Après avoir obtenu d’elle ce qui lui semblait le plus dur, ce qui révoltait tout son être, qu'elle fit bon visage à la Du Barry, — à l'époque où celle-ci, maîtresse de Louis XV, dominait la cour, — Marie-Thérèse et Joseph II pèsent sur Marie-Antoinette et parviennent à faire d’elle leur auxiliaire dans l'affaire du partage de Pologne, dans celle de la succession de Bavière, dans celle de l'ouverture de l'Escaut. La seule idée politique que la reine ait reçue étant enfant et qui, avec le temps, a pris en elle plus de force, est que l'union étroite de la famille de sa mère avec celle de son mari, cimentant l'alliance des couronnes de France et d’Autriche, est la base nécessaire de toute politique salutaire aux deux pays. Elle écrit à sa mère en termes touchants : Mercy m'a montré sa lettre qui m'a donné fort à penser. Je ferai de mon mieux pour contribuer à la conservation de l'alliance et bonne union. On en serais-je s'il arrivait une rupture entre nos deux familles ? J'espère que le Bon Dieu me préservera de ce malheur et m'inspirera ce que je dois faire. Je l'en ai prié de bon cœur. Elle ne croit pas trahir les intérêts de la France. — Au reste, les trahit-elle ? — Mais son attitude parviendra, grossie, dénaturée, dans la pensée populaire. Son règne finira aux cris de A bas l'Autrichienne ! qui l'accompagneront jusqu'à l'échafaud ; tandis que sa mère et son frère, irrités de trouver en elle des résistances de Française, l'accusent de leur côté d’ingratitude, nonobstant ses complaisances, et de ne pas être vis-à-vis d’eux la fille et la sœur dévouée qu'ils avaient espérée.

Poussée par son besoin d’affection, Marie-Antoinette crut que, étant souveraine, il lui était possible, il lui était permis d’avoir des amis. Nous savons ses affections cordiales, primesautières, charmantes de l'orme et d’expression. Deux noms en sont devenus célèbres : ceux de la délicieuse princesse de Lamballe et de la jolie comtesse Jules de Polignac. La comtesse de Polignac, dit le duc de Lévis, avait la plus céleste figure qu'on pu voir. Son regard, son sourire, tous ses traits étaient angéliques. Elle avait, une de ces tètes où Raphaël sait joindre une expression spirituelle à une douceur infinie. Le timbre de sa voix était pur et captivant. Elle chantait d’une manière simple et suave et avec le plus gracieux abandon. Ses mouvements souples et presque négligés avaient le charme de la nature. Sa parure était toujours des plus simples, une rose dans les cheveux, une robe de linon, de mousseline légère, blanche, flottante, bien en harmonie avec ce caractère naturel, tendre, affectueux. Ses paroles semblaient des caresses, son sourire avait la tendresse d’un baiser. Dès les premiers jours, Marie-Antoinette fut conquise. Et ce fut une de ces jolies amitiés de jeunesse faites de familiarités et d’étourderie, de confidences et de badinage : Des jeux où les deux amies n'étaient plus que deux femmes, et, se lutinant et se battant, se décoiffant presque, avec mille grâces animées, se disputaient entre elles à qui serait la plus forte.

L'affection de Mme de Polignac pour la reine était sincère et désintéressée. Son détachement des honneurs et de la fortune avait été un de ses principaux attraits aux veux de Marie-Antoinette et un stimulant à la combler de faveurs. Avec quelle joie elle avait appris un jour que son amie était chargée de famille et sans fortune, logeant à Versailles dans un médiocre hôtel de la rue des Bons-Enfants ! Et voici des places, des pensions, des titres. Pen ambitieuse pour elle-même, Mme de Polignac, semblable à son amie, était remplie d’affection et de dévouement, pour les siens. Ce fut un vrai parti qui se groupa autour d’elle, d'abord ses parents, puis ses amis, puis des courtisans. Autour de cette amitié fraiche et gracieuse, enlacement de deux roses sous la clarté du ciel, les intrigues se nouent et les cabales se forment, des manœuvres et des menées. Marie-Antoinette devient prisonnière de son amitié. Les lianes et les ronces-étouffent les fleurs dans leur fragile éclat. A son amie la reine ne peut rien refuser, et l'on voit peu à peu par elle s'élever aux honneurs et à la fortune une famille avec son cortège d’amis, de créatures et de clients, — la faction des Polignac. Cependant la misère publique se fait cruellement sentir. Les banqueroutes sont retentissantes, les impôts semblent plus lourds, et, dans la gêne générale, la prospérité rapide, injustifiée, des Polignac parait un défi provocant. A la cour la noblesse s'en irrite, le mécontentement gagne Paris, la France entière. Il grandit, devient plus âpre par l'éloignement. Depuis quatre ans, écrit Mercy, on compte que toute la famille. de Polignac, sans aucun mérite envers l'État et par pure faveur, s'est procuré, tant en grandes charges qu'en autres bienfaits, pour près de cinq cent mille livres de revenus annuels. Toutes les familles les plus méritantes se récrient contre le tort qu'elles éprouvent par une telle dispensation de grâces et, si l'on en voit encore ajouter une qui serait sans exemple, — il s'agissait de la donation de la terre de Bitche en Lorraine, — les clameurs et le dégoût seront portés au dernier point.

Encore si, dans ce commerce d’amitié, qui lui semblait l'essence de la vie, Marie-Antoinette eût trouvé des natures sincères et dévouées comme elle-même. De sa chère Polignac elle ne douta pas ; mais elle vit un jour que l'amie préférée n'avait été dans ses mains, depuis des aimées, qu'un instrument à procurer des faveurs. Et, d’autre part, que de désillusions ! La reine voulait être aimée pour elle, et elle ne tarda pas à comprendre qu'on n'aimait en elle que la reine. Le douloureux mouvement de recul ! Mouvement qui, peu à peu, la rejette vers les étrangers, ceux qu'elle rencontre chez Mme d’Ossun, ou dans les salons des ambassades, les Staël-Holstein, les Strathoven, les Fersen, les Esterhazy, le prince de Ligne. Si bien qu'à la Cour, autour d’elle, le mécontentement grandit encore. Comme on lui montre les inconvénients de cette préférence nouvelle pour les étrangers, elle répond, avec un sourire triste, d’un mot poignant : Vous avez raison, mais c'est que ceux-là ne me demandent rien.

Et alors, parmi ceux qui demandent sans trêve ni merci, que de colères ! Elles se traduisent par des plaintes, des récriminations, bientôt des épigrammes, des satires. Jusqu'au sein de la Cour, on chante d’un ton moqueur :

Petite reine de vingt ans,

Qui traite : mal ici les gens,

Vous repasserez la barrière,

Lon taire !

Par étourderie, sans la moindre malveillance, le plus souvent en voulant obliger ses amis, la reine s'est aliéné, lune après l'autre, les plus puissantes familles de la cour : les Rohan-Marsan-Soubise, qui avaient acquis une situation prépondérante, les Clermont-Tonnerre, les Civrac, les La Rochefoucauld, les Noailles, les Crillon, les Montmorency. Rivarol a une remarque très profonde. Louis XVI aimait sa femme d’un amour que les derniers Bourbons n'avaient accordé qu'à leurs maitresses. Marie-Antoinette hérita des haines que soulevait autour d’elle la maîtresse du roi. Elle avait en outre contre elle les médisances des femmes arrivées à la Cour par la Du Barry. Sa vertu même, sa pureté, leur étaient une insulte, et c'est cette pureté qu'elles s'efforcent de ternir. La reine ne veut plus autour d’elle de demi-monde. Les femmes qui ne sont pas veuves ne paraitront qu'avec leurs maris ; ce qui raye des listes une foule de noms. Affronts qui ne se pardonnent pas.

Au clan des courtisanes ne tarde pas à se joindre celui des dévots. La piété de la reine est franche, simple, droite, primesautière. Cérémonies et pratiques lui semblent devoir plaire à Dieu beaucoup moins que les élans de l'âme et la bonté du cœur. Et cela encore, les dévots ne le pardonnent pas. D'autant que ces dévots, La Vauguyon et sa suite, la comtesse de Marsan et sa coterie, avaient été les plus cyniques flagorneurs de la Du Barry et des vices du vieux roi. Infiniment bonne, Marie-Antoinette n'eut pas pris sur elle de faire un tort réel à la personne qu'elle eut estimée le moins ; mais cet entrain qu'elle apportait dans ses affections, elle le mettait aussi dans ses antipathies. Les deux traits sont inséparables dans un caractère. Son cœur était également franc et vif, qu'il s'agît d’amitiés ou d’aversions. Celles-ci se traduisaient en brusqueries, boutades, eu mots cinglants comme des coups de fouet qu'elle faisait claquer d’une main légère. Et c'est ainsi qu'autour d’elle, encore enfant alors qu'elle était déjà mère, s'élèvent et s'entassent haines, rancunes et rancœurs. A ses propos railleurs, mille bouches invisibles, dans des coins obscurs, mais où elles sont d’autant plus à redouter, répondent par des traits qui portent du venin. C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus, de 1785 à 1788, par la Cour contre la reine, écrivait le comte de la Marck, qu'il faut aller chercher les prétextes des accusations du tribunal révolutionnaire en 1793 contre Marie-Antoinette.

La reine, il est vrai, était d’humeur joyeuse, légère, si l'on veut. Elle aimait la vie, disent les Goncourt, l'amusement, la distraction, ainsi que l'aiment, ainsi que l'ont toujours aimée la jeunesse et la beauté. La comtesse de la Marck, dans sa description de la cour de France, en parle à Gustave II : La reine va sans cesse à l'Opéra, à la Comédie, fait des dettes, sollicite des procès, s'affuble de plumes et de pompons et se moque de tout. La note n'est pas encore trop méchante, elle va s'envenimer. Au bal chez M. de Vitry, Marie-Antoinette entre incognito, en masque, avec la duchesse de la Vauguyon. Le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples, ne la reconnait pas et lie conversation avec elle, sur un ton de badinage. L'intrigue amuse la reine qui y répond. Mais voici que le marquis rougit de confusion : avec un éclat de rire, la reine s'est démasquée. Le lendemain, la chronique s'est emparée de l'anecdote et déjà l'on sent combien peu de chose suffirait pour la retourner contre la réputation de la jeune femme. La familiarité de Marie-Antoinette a d’ailleurs été exagérée. Son tact, dit le prince de Ligne, en imposait autant que sa majesté. Il était aussi impossible de l'oublier que de s'oublier soi-même. Elle s'est rendue à l'Opéra avec la princesse d’Hénin. L'essieu de sa voiture se brise. Elle monte en fiacre et arrive ainsi. Nul ne saurait l'aventure si, franche et insouciante, elle ne la disait la première, dès son entrée : Moi, en fiacre à l'Opéra, n'est-ce pas plaisant ? Le lendemain se murmuraient à l'oreille de sales propos sur on ne sait quelle aventure louche où la reine aurait été mêlée. La jolie expédition par une matinée d’avril, sur les coteaux de Marly, d’où l'on verra le soleil monter à l'horizon, se développe en tout un pamphlet, une ordure, le Lever de l'Aurore, que les courtisans se passent sous le manteau. Par les chaudes soirées d’été, sur les terrasses de Versailles, Marie-Antoinette aime se promener. Des orchestres dans le feuillage font entendre des accords que la douceur de la nuit, rend plus harmonieux. Marie-Antoinette, qui aime le peuple et n'a pas de plus chère émotion que de sentir chacun autour d’elle partager son plaisir, veut que la foule entre librement. Au bras du comte d’Artois ou de la comtesse de Polignac, elle y heurte le premier venu. Les gazettes de Londres se remplissent de détails infâmes sur les nocturnales de Versailles. Les Anglais sont friands des détails scabreux qui transforment ces promenades familières en immondes orgies. Les feuilles passent la Manche, sont traduites, se répandent dans Paris.

Les nouvellistes imaginent des folies à. propos des constructions de Trianon. Mazières y a fait, une décoration peinte sur toile avec enchâssements de verroterie. On parle de murailles de diamants. Ceux-ci ont bientôt un tel scintillement dans l'imagination populaire que, lorsque les députés aux Etats généraux, en 1789, visitent. Trianon, ils demandent obstinément à voir la salle aux diamants. Et, comme il est impossible de leur en montrer aucune, ils partent avec la conviction que ce témoignage des folies royales leur a été caché.

Les dépenses et les dettes de la reine furent la plus redoutable des armes dont on l'accabla. Son étourderie l'y avait exposée. Louis XVI dut un jour acquitter pour trois cent mille livres de dettes que la reine avait faites personnellement. Les nouvellistes en parlèrent : En lui remettant ces trois cent mille francs, disent les Mémoires secrets de Bachaumont, le roi lui a fait sentir que ceux qui l'entouraient, de crainte de lui déplaire, lui déguisaient la vérité. Il la priait de réfléchir que cet argent provenait de la substance la plus pure des peuples et ne devait, pas être consacré à des dépenses frivoles. Le trait, qui se répandit, eut des conséquences. En 1777, une dame Cahouet de Villiers fut arrêtée pour avoir escroqué d’énormes sommes d’argent en se servant du nom de la reine. Au fermier général Béranger, qui désirait des honneurs à la Cour, elle avait fait croire que la reine voulait contracter un emprunt sans en faire part au roi, parce que celui-ci la grondait de ses trop grandes dépenses. Elle montrait de faux reçus. L'argent fut donné. La reine, écrit le comte Beugnot, avait alors une réputation de légèreté que, sans doute, elle n'a jamais méritée. On la supposait aux prises avec des besoins d’argent que provoquait son goût pour la dépense. On citait d'elle des traits, des paroles, qui la faisaient descendre du rôle de reine à celui de femme aimable. On se familiarisait avec elle à ce dernier titre par la pensée.

Quelques mois après l'affaire Cahouet de Villiers, le 19 décembre 1778, Marie-Antoinette mettait au monde le premier de ses enfants. Il était attendu depuis huit ans. Ma santé est entièrement remise, écrit-elle peu après à sa mère. Je vais reprendre ma vie ordinaire et, par conséquent, j'espère pouvoir bientôt annoncer à ma chère maman de nouvelles espérances de grossesse. Elle peut être rassurée sur ma conduite et je sens trop la nécessité d’avoir des enfants pour rien négliger sur cela. Si j'ai eu anciennement des torts, c'était enfance et légèreté ; mais à cette heure ma tête est bien plus posée et elle peut compter que je sens bien tous mes devoirs sur cela. D'ailleurs je le dois au roi.

Ces paroles sont sincères et furent mises en pratique. Une profonde et durable réforme se fait dans toute la vie de la souveraine. Mais est-il encore temps d’arrêter la médisance ? Marie-Antoinette veut, donner par elle-même l'exemple de l'économie. Au Salon de 1783 est exposé son portrait par Mme Vigée-Lebrun en robe longue, blanche, tout unie. Elle s'habille comme une femme de chambre, disent les uns ; elle veut, affirment, les autres, ruiner le commerce de Lyon et enrichir les Belges de Courtrai, sujets de son frère. Et l'on doit enlever le portrait. A ce seul trait on voit la profondeur de l'action qui a été exercée. Les accusations contre la reine, dit M. de Nolhac, on les lit dans les brochures obscènes qui courent les cercles et passent de mains en mains, du boudoir à l'antichambre ; on les retrouve dans ces recueils manuscrits où l'on rougit de reconnaître de nobles armoiries et, des ex-libris de femmes. Les immondices que remuera la Révolution, les allusions à Messaline et à Frédégonde, s'étalent en couplets piquants, aux rimes élégantes et poudrées, et les grandes daines les chantent sur les airs à la mode, dans l'intimité des fins soupers. Mais les fenêtres sont ouvertes ; les passants de la rue écoutent, répètent, et, du salon, la chanson descend au cabaret. Ce peuple, à qui l'on enseigne le mépris des reines, des femmes et des mères, n'oubliera aucune des leçons qu'il a reçues, et ce sont les refrains des gens de Cour qui les accompagneront à la guillotine.

Et cependant, si une femme eût dû être sympathique aux hommes de la Révolution, c'était bien Marie-Antoinette. Elle se rapprochait du peuple par son affection pour lui, par la manière dont elle en était émue, par la manière dont elle s'efforçait de le comprendre. Elle se rapprochait des hommes de la Révolution par les idées qui leur étaient communes. N'est-ce pas elle qui obtint l'autorisation du Mariage de Figaro ; elle qui fit ses efforts pour que Voltaire fût reçu à la Cour ? Marie-Antoinette fit rentrer Necker au ministère. Elle soutint la double représentation pour le Tiers. En 1788, elle supprimait pour 1.200.000 livres de charges dans sa maison.

Le 8 juin 1773 avait eu lieu l'entrée solennelle de Louis XVI, encore dauphin, dans la ville de Paris, avec la dauphine. L'enthousiasme de la foule allait au délire. Les maisons étaient en fleurs, les chapeaux volaient dans les airs. Des acclamations ininterrompues : Vive monseigneur le dauphin ! vive madame la dauphine ! se répétaient en mille échos. Madame, disait le duc de Brissac, vous avez là deux cent mille amoureux. Marie-Antoinette voulut descendre dans les jardins, se mêler directement à la foule, remercier de plus près, serrer les mains qui se tendaient à elle. Et elle écrit à sa mère une lettre où bat son cœur :

Pour les honneurs, nous avons reçu tous ceux qu'on peut imaginer ; mais tout cela, quoique fort bien, n'est pas ce qui m'a touchée le plus ; mais c'est la tendresse et l'empressement de cc pauvre peuple, qui, malgré les impôts dont il est accablé, était transporté de joie de nous voir. Lorsque nous avons été nous promener aux Tuileries, il y avait une si grande foule que nous avons été trois quarts d'heure sans pouvoir avancer ni reculer. Nous avons recommandé plusieurs fois aux gardes de ne frapper personne. Au retour, nous sommes montés sur une terrasse découverte. Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d’affection, qu'on nous a témoignés dans ce moment. Qu'on est heureux dans notre état de gagner l'amitié du peuple à si bon marché ! Il n'y a pourtant rien de si précieux. Je l'ai senti et je ne l'oublierai jamais.

Marie-Antoinette et les Français de la Révolution étaient faits pour s'entendre ; mais entre la reine et le pays s'était glissé Basile : il est l'homme du jour. Beaumarchais, qui a laissé de son temps une pittoresque peinture, l'a merveilleusement défini : La calomnie !... il n'y a pas de plate méchanceté, pas d’horreur, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter en s'y prenant bien... D'abord un bruit léger rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, rinforzando, de bouche en bouche il va le diable ; puis, tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d’œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne ; et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription[3].

Les Goncourt ont écrit ces lignes d’une vérité profonde :

La vie particulière, ses agréments, ses attachements, sont défendus aux souverains. Prisonniers d’État dans leur palais, ils ne peuvent en sortir sans diminuer la religion des peuples et le respect de l'opinion. Leur plaisir doit être grand et royal, leur amitié haute et sans confidence, leur sourire public répandu sur tous. Leur cœur même ne leur appartient pas et il ne leur est pas loisible de le suivre et de s'y abandonner. Les reines sont soumises comme les rois ii cette peine et à cette expiation de la royauté. Descendues à des goûts privés, leur sexe, leur âge, la simplicité de leur âme, la naïveté de leurs inclinations, la pureté et le dévouement de leurs tendresses, ne leur acquièrent ni l'indulgence des courtisans, ni le silence des méchants, ni la charité de l'histoire.

Toute de son temps, dont elle fut l'expression vive et pittoresque, imbue de la philosophie sentimentale et naturiste qui, du bourgeois au gentilhomme, avait pénétré tous les esprits, Marie-Antoinette crut qu'étant reine elle pouvait être femme. Erreur que la Cour où elle vivait ne lui pardonna pas ; que ne lui pardonna pas la Révolution et qu'aujourd'hui encore nous avons beaucoup de peine à lui pardonner.

Voici dans quelles conditions Marie-Antoinette accouchait.

Le garde des sceaux, les ministres et secrétaires d’État attendaient dans le grand cabinet avec la Maison du roi, la Maison de la reine et les grandes entrées. Le reste de la Cour emplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup une voix domine : La reine va accoucher ! La Cour se précipite pêle-mêle avec la foule. L'usage veut que tous entrent en ce moment, que nul ne soit refusé : le spectacle est public. On envahit la pièce si tumultueusement que les paravents de la tapisserie entourant le lit de la reine en sont presque renversés. La place publique est dans la chambre. Des Savoyards montent sur les meubles pour mieux voir. Une masse compacte emplit la pièce, la reine étouffe. De l'air ! crie l'accoucheur. Le roi se jette sur les fenêtres calfeutrées et les ouvre avec la force d’un furieux. Les huissiers, les valets de chambre sont ; obligés de repousser les badauds qui se bousculent. L'eau chaude que l'accoucheur a demandée n'arrivant pas, le premier chirurgien pique à sec le pied de la reine. Le sang jaillit. Deux Savoyards, debout sur une commode, se sont pris de querelle et se disent des injures. C'est un vacarme. Enfin la reine ouvre les yeux, elle est sauvée[4].

Tel était le cérémonial de la cour de France quand la reine donnait un héritier à la couronne. La femme qui devait accomplir de pareille façon les actes suprêmes de sa vie, aurait dû comprendre que son cœur n'avait pas le droit d’aimer et que sa Louche n'avait pas le droit de rire.

Elle ne le comprit pas, et fut guillotinée.

 

 

 



[1] Edmond et Jules de Goncourt, Hist. de Marie-Antoinette, éd. de 1881. — Pierre de Nolhac, Marie-Antoinette dauphine, éd. de 1898. — Du même, la Reine Marie-Antoinette, éd. de 1899. — Maxime de la Rocheterie et marquis de Beaucourt, Lettres de Marie-Antoinette, Paris, 1895. — Mémoires de Mme Campan, de Besenval, de Mme d’Oberkirch, de Mme Vigée-Lebrun. — Maurice Tourneux, Marie-Antoinette devant l'Histoire, Paris, 1896.

[2] Les mémoires de Mme Vigée-Lebrun n'ont pas été rédigés par elle, mais de son vivant et presque sous sa dictée, sur ses notes et ses souvenirs.

[3] Il importe ici d’observer qu'en 1774 Beaumarchais avait été envoyé à Londres par Louis XVI et Sartine pour y acheter l'édition entière d’un affreux pamphlet contre Marie-Antoinette. C'était l'Avis important à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France, à défaut d’héritiers, et qui peut être très utile à toute la famille de Bourbon, surtout au roi Louis XVI, signé : G. A. (Guillaume Angelucci), à Paris, 1774. Cet Angelucci était juif. Beaumarchais se met en rapport avec lui, achète l'édition. Il fait détruire les exemplaires et procède de même pour une seconde édition à Amsterdam. Il allait revenir triomphant, quand il apprend qu'Angelucci s'est sauvé avec un exemplaire soustrait à la destruction. — Voir Corresp. entre Marie-Thérèse et Mercy-Argenteau, éd. d’Arneth et Geffroy, II, 224 ; — A. d’Arneth, Beaumarchais u. Sonnenfels (Vienne, 1868) ; — Paul Huot, Beaumarchais en Allemagne (Paris, 1860). — Peu après il fallut racheter un autre pamphlet, les Amours de Charlot et de Toinette, s. l., 1779. Charlot représentait le comte d’Artois. Il était orné d’estampes immondes. La destruction en coûta 17.400 lb. à la cassette particulière de Louis XVI, comme en témoigne la quittance du libraire Boissière publiée par Manuel, Police dévoilée, I, 237-238.

[4] Edm. et J. de Goncourt, Marie-Antoinette, p. 131-132.