L'AFFAIRE DU COLLIER

 

II. — AU SEUIL DE LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG[1].

 

 

Le 19 avril 1770, l'archiduchesse Marie-Antoinette, fille de l'impératrice-reine Marie-Thérèse, épousait par procuration, en l'église des Augustins de Vienne, Louis, petit-fils de Louis XV, devenu par la mort de son père héritier de la couronne de. France. Elle n'avait pas encore quinze ans. Le 2l avril, elle quitta l'An triche, accompagnée du prince de Stahremherg. Passant à Strasbourg, le S mai, elle y fut haranguée par un jeune prélat, l'évêque coadjuteur du diocèse, le prince Louis de Rohan. Sous le haut portail de la cathédrale, Louis de Rohan s'avança au-devant de la dauphine avec un salut d’une grâce souple et légère. Derrière lui se tenaient les dignitaires laïques et ecclésiastiques du chapitre : le prince Ferdinand de Rohan, archevêque de Bordeaux, grand prévôt ; le prince de Lorraine, grand doyen ; l'évêque de Tournai, les deux comtes de Truchsess, les court es de Salm et de Manderscheid, les trois princes de Hohenlohe, les deux comtes de Königseck, le prince Guillaume de Salin ; puis le groupe des chanoines en rochet et en camail, sortis de ces petites maisons qui entourent la cathédrale comme les anges assis aux pieds de la Vierge dans les tableaux des primitifs.

Louis de Rohan dessinait une silhouette svelte et élancée. Dans son port et sa démarche, chaque mouvement trahissait l'aristocratie de la race. Les traits du visage étaient très fins, fins comme le regard, d’un bleu limpide, où il y avait à la fois de la réserve et des caresses. Il avait presque la beauté d'une femme dans sa longue robe de moire violette, tombant en plis à la Watteau, sous la mousse légère du point d’Angleterre. La mitre d’or et de pierreries brillait à son front, et à ses doigts l'anneau épiscopal.

Dans la clarté du ciel la haute flèche de la cathédrale portait la dentelle de ses pierres rouges. La joaillerie des vitraux flamboyait du fond de la nef par les grandes portes ouvertes, et l'harmonie brillante des orgues, en vagues sonores, roulait sur le parvis. C'étaient comme des bouffées bruyantes qui s'engouffraient dans les rues, se mêlant aux acclamations de la foule, car, jusqu'aux marches de l'église, le peuple se pressait, accouru de tous les points de la province en costumes du pays, costumes de fête : masse animée, bariolée, où le vert des corsages était d’un ton frais et franc comme le vert des prairies ; où les cheveux blonds des filles brillaient d’un doux éclat sous les larges rubans noirs.

Les orgues se turent, et le prélat dit d’une voix claire et pénétrante que la solennité de la circonstance faisait frissonner légèrement : Vous allez être parmi nous, madame, la vivante image de cette impératrice chérie, depuis longtemps l'admiration de l'Europe comme elle le sera de la postérité. C'est l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons[2]. La petite princesse eut un moment d’émotion. Deux larmes mouillèrent ses joues qui étaient devenues plus roses, une lumière lui passa sur le front. Elle avait encore l'angoisse des derniers embrassements, les derniers embrassements de sa mère laissée si loin. Elle l'avait quittée, pour toujours peut-être, et elle était encore une enfant. Marie-Antoinette adorait sa mère qui avait veillé sur son éducation avec la force de son intelligence et toute la tendresse de son cœur, et, subitement, par l'évocation de ce prélat inconnu, d’une figure si jolie, claire et comme transparente dans la gloire de sa parure, parmi les chants sacrés et les fumées blanches des encensoirs, cette image vénérée apparaissait devant elle. Marie-Antoinette, la tête penchée sur sa poitrine qui se soulevait plus fort, entra sous les liantes nefs, où le tonnerre des grandes orgues avait repris son fracas.

La troupe formait la haie sur son passage. La dauphine arriva au grand chœur an bas duquel se tenaient les Cent-Suisses en uniformes chamarrés. Au pied de l'autel de Saint-Laurent, qu'entouraient les gardes du corps, un prie-Dieu l'attendait. Elle s'y agenouilla tandis que les dames de sa cour se rangeaient sur des tabourets. Et Rohan, avant de se placer sous le dais pontifical, se tournant vers l'enfant inclinée, la bénit d’un geste large et tranquille. Du haut du chœur les harpes faisaient pleuvoir sur les dalles leurs notes argentines. La messe commença.

 

 

 



[1] Le Roy de Sainte-Croix, les Quatre cardinaux de Rohan, Strasbourg et Paris, 1881, in-4°.

[2] La harangue a été publiée par Le Roy de Sainte-Croix, p. 72-74.