Jeanne d’Arc et sa mission, par son dernier historien

 

Jeanne d’Arc, par H. Wallon, membre de l’institut, professeur d’histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris. Ouvrage qui a obtenu, en 1860, de l’Académie Nantaise le grand prix Gobert. 5e édition, Paris, L. Hachette, 1857, 2 vol. in-8°.

 

 

Je n’avais nullement l’intention de reprendre une question que j’ai traitée, il y a déjà onze ans[1], et qu’un éminent écrivain a examiné ici même avec l’autorité de son talent et de sa haute raison[2]. Quand parut, en 1860, le livre de M. Wallon sur Jeanne d’Arc, je pris la plume pour combattre[3] le système qu’il cherchait à faire prévaloir ; mais j’aurais gardé le silence, en présence de la seconde édition qu’il a donnée récemment, si l’honorable académicien ne m’avait adressé un appel direct, et, pour ainsi dire, une mise en demeure[4]. A cette provocation toute courtoise, je ne puis opposer une fin de non-recevoir, et je rentre dans la lice.

Aussi bien la question est peut-être arrivée au moment où le dernier mot peut en être dit. Aux luttes ardentes des défenseurs de l’inspiration divine et des écrivains de l’école rationaliste[5], a succédé une période d’apaisement et d’étude patiente et consciencieuse. Les textes étaient là, à la portée de tous : chacun les a lus, pesés, commentés. De nouveaux travaux se sont produits, et tandis que les écrivains rationalistes se décernaient bruyamment la victoire, en regardant comme des faits hors de doute la mission manquée de Jeanne d’Arc et la trahison de Charles VII à l’égard de la libératrice de la France, des écrivains catholiques s’attachaient à leur tour à préciser les véritables traits de l’héroïque Pucelle. Il y a donc lieu d’examiner comment ces écrivains ont compris Jeanne d’Arc ; par quelles causes ils ont été amenés à accepter le système de l’école démocratique, et comment ils concilient les deux systèmes qui se trouvent en présence. Il y a lieu aussi de poser une question préalable, et de se demander comment, après qu’au dernier siècle on a tant et si péniblement discuté sur le caractère de faits auxquels on cherchait d’impossibles et puériles explications, on en est venu, dans notre siècle, à mettre en cause un point qui paraissait tranché depuis longtemps, à savoir l’étendue et la nature même de la mission de Jeanne.

 

I

A entendre certains critiques, c’est d’hier seulement que nous connaissons Jeanne d’Arc. Jusque-là, sa mémoire était à demi enfouie dans la poudre du greffe[6] ; jusque-là, la Pucelle n’était pour l’Europe lettrée qu’une héroïne au caractère mal défini et presque équivoque, une sorte de personnage de l’Arioste qui, par l’effet de certaines couleurs fantastiques et de certaines allures théâtrales à peu près convenues, touchait d’aussi près h la légende qu’à l’histoire[7]. Nous n’insisterons pas ici sur l’étrangeté de pareilles assertions, et nous renverrons à l’excellent résumé qu’a fait M. Nettement des travaux historiques consacrés à Jeanne d’Arc[8], Nous poserons seulement cette question : quels textes révélateurs sont venus renverser l’échafaudage de la tradition ? Quels documents nouveaux ont été produits ? — On a bien retrouvé quelques pièces d’un intérêt secondaire ; on a publié un document inédit, la chronique de Perceval de Cagny, sur laquelle nous avons en déjà l’occasion d’exprimer notre opinion, en réduisant ce document à sa juste valeur. Mais quand M. Quicherat a formulé eu ces termes le problème qui nous occupe : Il me reste à articuler l’un des faits les plus faciles à établir de la vie de Jeanne et l’un des moins apparents, il faut croire, puisqu’on a pu ne pas l’apercevoir jusqu’ici; ce fait c’est qu’elle n’accomplit qu’à moitié la mission dont elle se croyait investie[9], l’éminent érudit s’est-il appuyé sur un texte inconnu à ses devanciers ? Nullement. C’est, comme l’a remarqué alors M. Sainte-Beuve, une question de lecture attentive ; c’est au moyen des documents bien lus et contrôlés qu’on est arrivé à formuler cette loi évidente et inaperçue jusque-là. Et cependant M. Quicherat a-t-il bien le mérite de la découverte ? Il faut rendre à chacun la justice qui lui est due. Alors que la vie de Jeanne d’Arc n’existait qu’à l’état légendaire, qu’elle était à demi enfouie dans la poudre du greffe, un magistrat savant et consciencieux, qui avait secoué cette poudre de façon à remplir un in-4° du résultat de ses recherches, avait vu ce que M. Quicherat nous révélait en 1850. Il avait le premier articulé cette loi des quatre charges, qui est venue bouleverser l’histoire de Jeanne d’Arc[10]. M. de l’Averdy se trompait sur un point ; il avait raison sur l’autre. C’est à tort qu’il prétendait — en s’appuyant sur le témoignage du duc d’Alençon, bien qu’il ne l’ait pas cité, — que Jeanne croyait être encore chargée par sa mission de forcer les Anglais de sortir du royaume et de délivrer de sa prison le duc d’Orléans ; c’est avec justesse qu’il déclarait, en s’appuyant sur certaines paroles de Jeanne, mal interprétées, qu’elle n’avait pas voulu se retirer après le sacre.

Ainsi le fait avait été entrevu par l’Averdy. Les historiens qui l’ont suivi avaient pu en apprécier la valeur. Aucun ne l’a admis, jusqu’à M. Quicherat, qui, pour en fournir la démonstration, s’est appuyé principalement sur une parole de Jeanne dans le cours de son procès, sur sa lettre aux chefs anglais, et sur la déposition du duc d’Alençon. M. Quicherat a conclu que Jeanne, d’après ce qu’elle avait hautement publié, aurait dû expulser les Anglais jusqu’au dernier, aussi bien que procurer la délivrance du duc d’Orléans, et que, comme elle ne fit ni l’un ni l’autre, sa mission fut manquée[11].

On connaît les développements donnés à cette proposition par M. Henri Martin, et ses véhémentes apostrophes contre ceux qui firent mentir Dieu et conspirèrent contre Jeanne pour faire manquer sa mission. Ce système avait deux conséquences nécessaires : négation de l’inspiration divine chez Jeanne d’Arc ; accusation de trahison à l’égard du gouvernement de Charles VII. On se rappelle que M. Quicherat communiquait, l’an dernier, au comité du rachat de la tour de Rouen, deux documents, où il voyait de nouvelles preuves des trahisons essuyées par la Pucelle[12].

J’ai dit qu’aucun des écrivains qui, depuis l’Averdy, se sont occupés de Jeanne d’Arc, ne s’était arrêté à cette loi des quatre charges[13]. M. Ch. Louandre est le premier qui l’ait formulée[14], même avant M. Quicherat ; et s’il n’avait été que l’écho d’une voix amie, il faudrait lui donner le mérite de la priorité. M. Sainte-Beuve, aussitôt après l’apparition de l’écrit de M. Quicherat, s’empara du nouveau point de vue, et présenta l’opinion traditionnelle sur la mission de Jeanne comme une complaisance de l’imagination nationale et populaire qui voudrait, après coup, rendre Jeanne infaillible. — Il résulte, ajoutait-il, des témoignages positifs, aujourd’hui connus, qu’elle se promettait, et que ses voix lui promettaient, beaucoup plus de choses qu’elle ne vint à bout d’en accomplir[15]. MM. Lafontaine et Desjardins[16] furent les premiers historiens de Jeanne d’Arc qui se trouvèrent en présence de l’opinion exprimée par le savant éditeur des procès de la Pucelle. L’un et l’autre constatent d’abord l’accomplissement des deux premiers points de la mission, les seuls dont elle ait d’abord parlé, dit M. Lafontaine ; l’un et l’autre prétendent ensuite[17] que l’inspiration ne faiblit pas chez Jeanne, et que, Si elle n’a pas accompli toute sa mission, d’autres qu’elle en portent la responsabilité devant l’histoire[18]. Ces deux auteurs, qui écrivent au point de vue catholique, acceptent donc le fait, sans examiner s’il n’en résulterait pas des contradictions inexplicables et des impossibilités.

Un homme politique qui, avec un grand éclat de style et une richesse d’aperçus qui l’entraîne souvent trop loin, a écrit, au milieu des devoirs multipliés de la vie publique, des travaux sur notre histoire[19], a consacré a Jeanne d’Arc une étude[20] où il l’envisage à la lumière de la publication de M. Quicherat. M. de Carné n’hésite pas à admettre le nouveau système. A ses yeux l’opinion si universellement accréditée qu’il faut pour la combattre s’armer d’irrésistibles autorités, est dénuée de tout fondement : M. Quicherat a prouvé qu’après le sacre Jeanne ne se croyait pas moins qu’avant cette époque dans la plénitude de son action surnaturelle… La Pucelle promettait de conduire le roi à Paris avec autant d’assurance qu’elle s’était engagée à le mener à Reims ; elle répète plusieurs fois durant le cours de son procès que sa mission n’est point finie et qu’elle se sent aussi assistée qu’au premier jour… Bans ses plus mauvais jours, elle est aussi fière, et, à bien dire, aussi confiante que dans ses plus magnifiques triomphes[21]. M. de Carné accepte donc les prémisses ; il n’accepte pas les conséquences. Mais à ses yeux l’explication est facile, en se plaçant un moment dans l’ordre mystique où vivait la Pucelle.Le secours envoyé au roi de France, dit-il, ne pouvait être efficace qu’autant que ce prince y correspondrait spontanément par sa foi ; si abondante et si extraordinaire que soit la grâce, elle ne saurait agir que dans la mesure où l’homme l’accepte et concourt à son action par l’usage de sa liberté. Or cette acceptation avait été pleine et entière à Orléans, elle avait été incomplète mais suffisante jusqu’à Reims, elle devint nulle de Reims à Paris. La puissance de la Pucelle, tout en demeurant dans sa plénitude, fut donc paralysée dans ses effets par la résistance du scepticisme, et par des antipathies rendues plus vives de jour en jour par les succès de Jeanne, et qui avaient fini par devenir implacables comme la vengeance.

Telle est l’explication de M. de Carné ; voilà comment il s’efforce de concilier l’opinion rationaliste qui soutient que la mission de Jeanne a été manquée — ce qui équivaudrait à dire avec les juges de Rouen que cette mission n’était pas divine, — et l’opinion catholique qui n’admet pas qu’une mission venue d’en haut ne se soit pas accomplie. Nous ne discutons point ici ; nous exposons. Pour compléter sur ce point notre exposé, il convient de faire remarquer que M. Henri Martin, amené dans son étude sur les différents travaux publiés lors de l’apparition de son 6e volume[22], à s’expliquer sur l’appréciation de M. de Carné, l’a fait en ces termes : M. de Carné, dans une page qui est à nos yeux la meilleure de son étude, pose à la fois fort décidément la mission divine de Jeanne et l’insuccès d’une partie de cette mission. Cette explication religieuse d’une apparente contradiction, la petite dévotion ne saurait la comprendre, mais la philosophie l’accepte, et notre propre explication n’en différa que par les termes.

Le système de MM. Quicherat et Henri Martin a encore rencontré d’autres partisans parmi les écrivains ou les orateurs catholiques. On n’a point oublié l’éloquent panégyrique qu’un évêque anglais prononça en 1857 [23]. Mgr Gillis, en adoptant la nouvelle donnée historique, fit même à l’historien couronné par l’Institut l’honneur de le citer en chaire et de s’approprier quelques-unes de ses paroles. D’après l’évêque d’Edimbourg, ce ne fut pas Jeanne qui fut infidèle, mais Charles qui fut indigne[24]. Je ne nommerai pas de récents biographes qui ont également rejeté l’ancienne tradition[25] ; je me borne à constater qu’un de nos plus récents historiens qui, comme M. Henri Martin, a mérité l’honneur de la plus hante récompense dont l’Académie dispose, est entré résolument dans la voie nouvelle[26], et j’arrive à M. Wallon, le représentant le plus autorisé, le plus érudit et le plus complet de la conciliation entre les deux systèmes.

En 1861 comme en 1860, M. Wallon écrit qu’Orléans délivré, la Pucelle voulait mener le roi à Reims, et l’entraîner après le sacre à la délivrance du royaume… ; elle avait encore, après avoir chassé les Anglais, à délivrer le duc d’Orléans… Ces quatre choses auraient fait comme autant d’objets spéciaux de la mission de Jeanne, si l’on en croit le duc d’Alençon… Le rôle de Jeanne n’était donc point terminé à Reims, et si le succès ne répond plus à ses efforts, ce n’est point que la grâce de sa mission lui fasse défaut[27]. M. Wallon convient pour tant que la délivrance du duc d’Orléans était un objet secondaire, et que l’objet final était l’expulsion des Anglais[28]. La mission de Jeanne d’Arc, dit-il ailleurs, avait pour signe la délivrance d’Orléans, pour but l’expulsion des Anglais. Elle a donné son signe, elle n’a pas atteint son but, au moins comme elle l’eut voulu faire, et comme elle l’eût fait, sans aucun doute, si la cour n’avait pas renoncé à la suivre plus avant[29].

On voit que M. Wallon ne s’écarte pas beaucoup jusqu’ici du système des écrivains rationalistes il accepte les quatre points de la mission, et il reconnaît que Jeanne n’a pas atteint son but, non par le défaut de la grâce de sa mission, mais par l’absence de concours du gouvernement royal.

Examinons maintenant comment le nouvel historien de Jeanne d’Arc a été amené à cette conclusion et quelles conséquences il en tire au point de vue de l’inspiration divine.

M. Wallon regarde comme le fondement principal de l’opinion qui marque au sacre de Reims le terme de la mission de Jeanne, ces paroles qu’elle aurait prononcées près de Crespy, d’après un auteur contemporain : J’ay accomply ce que Messire m’a commandé de lever le siége d’Orléans et faire sacrer le gentil Roy. Je voudrois bien qu’il voulut me faire ramener auprès mes père et mère et garder leurs brebis et bétail, et faire ce que je voulois faire. D’après lui, on a rattaché ces paroles à celles qu’elle prononça à Reims : Ores est executé le plaisir de Dieu qui vouloit que vinssiez à Rheims recevoir vostre digne sacre, en monstrant que vous estes vray Roy et celuy auquel le royaume doit appartenir. De là cette scène arrangée par les historiens, et où l’on nous montre Jeanne voulant se retirer et cédant aux instances qui sont faites pour la retenir. Tout cela pourrait bien n’être que fiction, dit M. Wallon (il n’en est donc pas bien sûr ?) : il faut en revenir aux faits ; et si l’on veut savoir à quel titre Jeanne continue de marcher dans sa carrière, c’est elle seule qui le peut dire : c’est à ses déclarations les plus authentiques et les plus sûres qu’on le doit demander[30].

Nous sommes parfaitement de l’avis de M. Wallon, et nous ajoutons avec lui qu’il faut distinguer parmi les documents où ses paroles nous sont reproduites.

Or, poursuit l’historien, les témoignages qui se rapportent aux premiers temps de la mission de Jeanne, au mois de juin ou de juillet 1429, à la veille ou au lendemain du sacre, sont unanimes à ne marquer d’autre terme à sa mission que l’expulsion des Anglais ; et il cite Perceval de Boulainvilliers, Alain Chartier, Jean Gerson, Jacques Gem, et autres auteurs du temps plus ou moins bien informés. D’après lui, ces auteurs sont préférables aux témoins de la réhabilitation, car s’ils écrivaient au milieu des entraînements des espérances populaires, ils ont deux avantages : celui d’offrir parleur date même la garantie d’une plus grande fidélité dans les souvenirs; celui — qui rompt décidément l’équilibre en leur faveur —d’être en conformité avec les déclarations de Jeanne dans les documents les plus authentiques[31].

Nous acceptons encore ici le terrain sur lequel l’honorable académicien place le débat. Sur ce point, dit-il dans un paragraphe où il nous répond plus spécialement, je n’en puis croire que les paroles de Jeanne, et de peur qu’il n’y ait en, parmi ses contemporains comme parmi nous, différentes manières de les entendre, je les vais prendre là où je les trouve sans intermédiaire ni interprétation : dans les actes authentiques. C’est là que j’appelle la discussion[32].

Le document qui, pour M. Wallon, exprime mieux et plus sûrement la pensée de Jeanne[33], celui où elle expose sa mission telle qu’elle l’entendait[34], c’est la lettre aux chefs Anglais, — pièce capitale dans le débat[35] — où on lit : Je suis cy venue de par Dieu, le Roy du ciel, pour vous bouter hors de toute France. — C’est ce qu’elle avait dit à Vaucouleurs, à Chinon, à Poitiers, écrivait en 1860 M. Wallon dans sa première édition ; c’est ce qu’elle répétait, à toutes les époques de sa carrière, si l’on s’en réfère aux témoignages les plus autorisés[36]. Aujourd’hui l’historien se borne à dire d’une façon plus restreinte : Ce qu’elle déclara aux Anglais au début de sa carrière, c’est ce qu’elle maintint jusqu’à la fin devant leur tribunal[37] ; et pour le prouver, il fait appel au réquisitoire du promoteur d’Estivet, à un document bien plus suspect que ce procès-verbal dont il faut, selon M. Wallon[38], ne se servir qu’avec la plus grande prudence.

C’est à ce même procès-verbal que l’historien emprunte une autre parole de Jeanne, pour découvrir la pensée de la Pucelle relativement à sa mission : Quand j’auray fait ce pour quoy je suis envoyée, aurait-elle répondu dans son interrogatoire du 2 mai 1431, je prendray habit de femme. — Même dans sa prison de Rouen, et la veille de monter au bûcher, dit M. Wallon, elle ne croyait donc pas sa mission terminée ; elle ne le pouvait pas croire tant qu’elle vivait et qu’il y avait un Anglais en France[39].

C’est uniquement sur ces deux paroles que M. Wallon fonde son opinion ; c’est sur leur autorité qu’il oppose une fin de non-recevoir aux témoins de la réhabilitation, qui paraissent quelquefois réduire la mission de Jeanne aux faits d’Orléans et de Reims, en prétendant qu’ils ont pu se laisser aller à parler seulement des faits que Jeanne avait accomplis[40].

La prise de Paris était-elle, comme on le prétend, comprise dans la mission de Jeanne ? M. Wallon se rallie à cette opinion : Je ne sais pourquoi, dit-il, l’on veut, par crainte de compromettre la mission de la Pucelle, prétendre qu’elle l’outrepassait en voulant délivrer Paris. Elle ne paraît pas en avoir jugé de la sorte, si l’on en croit des témoins qui répètent ce qu’ils ont ouï d’elle-même. Et il cite les lettres du comte de Laval et des gentilshommes angevins, et les témoignages d’Alain Chartier et de Perceval de Cagny ; il invoque même l’ordre donné à Jeanne par ses voix de rester à Saint-Denis, en l’interprétant dans le sens d’un retour offensif sur Paris. Ce n’est donc pas son inspiration qui lui fait défaut, mais la volonté de la cour, et l’entreprise sur Paris n’en était pas moins implicitement dans sa mission[41].

Et maintenant, M. Wallon est donc forcé d’en convenir : si Jeanne a échoué devant Paris, dont la prise faisait partie de sa mission ; si elle n’a pas chassé les Anglais jusqu’au dernier, comme elle s’était engagée à le faire ; si elle n’a pas délivré le duc d’Orléans, qui était de sa charge, sa mission n’a donc pas été remplie ? Impuissance de Jeanne en présence d’invincibles obstacles ; hostilité systématique et coupable de la part de Charles VII et de ses conseillers, n’est-ce pas en ces termes qu’il faut résumer la question ?

Non. M. Wallon déclare que Jeanne a bien rempli sa mission. Elle a d’abord triomphé d’elle-même et de ses propres répugnances ; elle a, de Chinon à Reims, vaincu les défiances et les difficultés. Elle n’a pas réussi au delà ; elle n’a pas tout prévu, ni fait elle-même tout ce qu’elle était appelée à faire. Mais qui a jamais prétendu tout prévoir ? Le prophète est un homme, et n’est prophète que pour les choses qui lui sont révélées. Quant à la mission de Jeanne, elle n’avait jamais dit qu’elle ferait tout… Jeanne avait délivré Orléans ; mais elle n’eût point mené le roi à Reims malgré lui; elle ne pouvait le faire entrer dans Paris quand il s’en retirait[42]… Il faut distinguer ce que ses voix l’appellent à faire, et ce qu’elles lui disent qu’elle fera. Ce qu’elles l’appellent à faire (et c’est là proprement sa mission, le mot le dit), comprend tout, et ce n’est pas moins que l’expulsion des Anglais : Je suis cy venue de par Dieu pour vous bouter hors de toute France. Ce qu’elle fera est limité. Ses voix lui avaient dit qu’elle ferait lever le siège d’Orléans, qu’elle ferait sacrer le roi à Reims, et il est naturel que Jeanne ait insisté plus particulièrement sur ces deux points… Les voix ne lui ont pas dit qu’elle entrerait à Paris[43], qu’elle chasserait les Anglais de toute la France : mais elles lui ont dit que le roi entrerait dans Paris, que les Anglais seraient chassés de France ; et toutes les choses dont elle avait annoncé l’accomplissement au roi finirent après tout par s’accomplir… Le but devait donc être atteint : Jeanne dans les fers eut au moins la consolation de le prédire à ses bourreaux ; et sa mission ne fut pas manquée[44].

Voilà l’explication de M. Wallon. Après l’avoir donnée, après avoir exposé les textes sur lesquels il appuie son opinion, il se tourne vers les défenseurs de la tradition, et, glissant légèrement sur les objections présentées par eux, il leur déclare que c’est mal servir la cause de l’inspiration divine de Jeanne d’Arc que de la vouloir rattacher inséparablement à un système battu en brèche par des témoignages et des actes d’une telle autorité[45].

Voyons donc Si M. Wallon est fondé à nous adresser ce reproche ; si, comme il le dit dans sa lettre, nous n’avons pas été trop absolu dans nos affirmations, et si l’on peut, sans se heurter contre les textes les plus forts, réduire aux termes précis de ce qu’elle a fait ce qu’elle a été appelée à faire.

Examinons enfin laquelle des deux opinions donne le plus de prise à ceux qui prétendent que sa mission a été manquée.

 

II

Et pour cela, il convient, à notre sens, de procéder à un examen patient et méthodique des témoignages relatifs à la mission de Jeanne d’Arc. C’est d’un exposé consciencieux et fidèle que la lumière pourra sortir, et nous n’y joindrons la discussion qu’autant qu’il sera nécessaire pour rectifier certaines erreurs, ou pour apprécier la valeur de certains témoignages.

On se tromperait fort, en effet, si l’on se bornait uniquement aux seuls documents de juin et juillet 1429 et aux deux paroles de Jeanne du 22 mars 1429 et du 2 mai 1431. Ces documents, il ne faut pas l’oublier, n’appartiennent pas aux premiers temps de la mission de Jeanne[46] ; ces deux paroles ne sont pas les seules déclarations authentiques[47] de la Pucelle. Ce qu’il importe avant tout, c’est de s’adresser et aux déclarations de Jeanne et aux témoignages des contemporains se rapportant directement, d’une manière positive et absolue, à la mission de Jeanne d’Arc et cela dès le moment où apparaît pour la première fois cette mission, et où commencent les révélations.

C’est à Domrémy, on le sait, que Jeanne reçoit sa mission, et c’est elle-même qui nous apprend en quels termes. A l’âge de treize ans, gardant seule les troupeaux dans la campagne, elle a une apparition : une voix céleste lui apprend qu’elle doit venir en France ; elle le lui répète deux ou trois fois la semaine, et lui annonce qu’elle ferait lever le siége d’Orléans[48].  Voilà ce que Jeanne déclare à plusieurs reprises dans son procès. Le 15 mars 1431, interrogée de nouveau sur la doctrine que lui enseignait saint Michel, elle répond :

Sur toutes choses, il luy disoit qu’elle fust bon enfant et que Dieu luy aideroit ; et entre les autres choses, qu’elle venist au secours du Roy de France. Et une grande partie de ce que l’angle luy enseigna est en ce livre. Et lui racontet l’angle la pille qui estoit eu royaume de France[49].

La venue en France au secours du roi, et la délivrance d’Orléans n’étaient pas les seuls objets assignés dés lors par les voix à la mission de Jeanne. On en a la preuve par des témoignages formels  qui viennent compléter ses propres déclarations. Jean Waterin déclare qu’il lui entendit dire plusieurs fois qu’elle relèverait la France et le sang royal[50]. Michel le Buin rapporte que, la veille de Saint Jean-Baptiste (23 juin 1428), Jeanne lui dit : Il y a une jeune fille entre Coussey et Vaucouleurs qui, avant un an, fera sacrer le roi de France[51]. Enfin Durand Laxart, oncle de la Pucelle, raconte que Jeanne lui disait qu’elle voulait aller en France, vers le Dauphin, pour le faire couronner[52].

La venue en France, la délivrance d’Orléans, le sacre du roi, voilà donc, dès l’origine, avant même que Jeanne ait quitté Domrémy, le but assigné à sa mission.

A Vaucouleurs, Jeanne déclare à Baudricourt qu’il faut qu’elle aille en France[53] ; elle lui annonce qu’en dépit de tous ses ennemis le dauphin deviendrait roi, et qu’elle le mènerait sacrer[54].

Jeanne arrive à Chinon. Déjà la renommée a porté la nouvelle de cette envoyée du ciel qui vient au secours du roi. Les capitaines enfermés dans Orléans apprennent qu’une bergerette dite la Pucelle, a passé par Gien, et qu’elle déclare se rendre près du noble Dauphin pour faire lever le siége d’Orléans et pour conduire le Dauphin à Reims pour y être sacré, comme elle en avait mandat de la part de Dieu[55]. Le premier sentiment on le sait, est, à Chinon, celui de la défiance, et cette défiance, comme l’a remarqué M. Quicherat, n’avait rien que de légitime. Avant de recevoir Jeanne, Charles VII veut la faire interroger. On lui demande, de la part du roi, de faire connaître l’objet de sa mission. Que répond Jeanne, au dire d’un contemporain qui se trouvait alors à la cour ? Qu’elle avait deux choses en mandat de la part du roi du ciel : l’une de faire lever le siége d’Orléans ; l’autre de conduire le roi à Reims pour son couronnement et son sacre[56].

Voilà la mission de Jeanne d’Arc définie par elle-même, alors que, tremblante de la réception qui allait lui être faite, elle était solennellement interrogée au nom de Charles VII.

Dunois, dans sa déposition, confirme ces paroles, d’après le rapport des deux capitaines qu’il avait envoyés prendre des informations à Chinon :

Ils disaient que le roi, au premier abord, n’avait pas voulu la recevoir, et que même ladite Pucelle fut deux jours attendant la permission de se présenter devant le roi, bien qu’elle déclarât avec persévérance qu’elle venait pour faire lever le siége d’Orléans, et pour conduire le noble Dauphin à Reims, pour y être sacré[57].

Admise en présence du roi, Jeanne doit une seconde fois affirmer ce qu’elle est appelée à faire au nom de Celui qui l’envoie. Quelles sont les paroles qu’elle prononce ? Ecoutons un contemporain qui passe, à juste titre, pour le mieux informé de ceux qui ont écrit sur la Pucelle.

Le Roy estoit bien accompagné, et combien que plusieurs faingnissent qu’ils fussent le Roy, toutefois elle s’adressa a lui assez plainement, et luy dist que Dieu l’envoyoit là pour luy ayder et secourir, et qu’il luy baillast gens et elle leveroit le siège d’Orléans et si le meneroit sacrer à Reims ; et que c’estoit le plaisir de Dieu que ses ennemis les Anglois s’en allassent en leur pays ; que le royaume lui debvoit demeurer ; et que s’ils ne s’en alloient, il leur mescherroit[58].

Jeanne elle-même confirme ce témoignage. Dans son procès, à l’article du réquisitoire où on la taxait d’avoir promis trois choses à Chinon : 1° qu’elle lèverait le siége d’Orléans ; 2° qu’elle ferait couronner le roi à Reims ; 3° qu’elle le vengerait de ses adversaires qui tous, par son moyen, tant Bourguignons qu’Anglais, seraient tués ou chassés du royaume, elle opposa la déclaration suivante :

Respond qu’elle confesse qu’elle porta les nouvelles de par Dieu à son Roy que Nostre Sire lui rendroit son royaume, le feroit couronner à Reirus et mectre hors ses adversaires. Et de ce en fut mes sagière de par Dieu, et qu’il la meist hardiement en œuvre ; et qu’elle feroit lever le siège d’Orléans. Item dit qu’elle disoit tout le royaume, et que se Mgr de Bourgongne et les autres subgectz du royaume ne venoient en obeissance, que le Roy les y feroit venir par force[59].

Cette déclaration, Jeanne l’avait déjà faite le 27 février, elle avait dit qu’avant de venir à Orléans, elle avait annoncé au roi qu’elle ferait lever le siége d’Orléans[60], Et le 13 mars, elle avait parlé du sacre en ces termes :

Item dit que le signe, ce fut que l’angle certiffioit à son Roy en luy apportant la couronne, et luy disant que il aroit tout le royaume de France entièrement à l’aide de Dieu et moyennant son labour ; et qu’il la mist en besoingne, c’est assavoir que il luy baillast de gens d’armes, autrement il ne seroit mye si tost couronné et sacré[61].

Dans un autre entretien avec le roi, après cette parole solennelle, rapportée textuellement par frère Pasquerel : Je te dis de la part de messire que tu es vray héritier de France et fiz du Roy, Jeanne ajouta : Et il m’a envoyé vers toi pour te conduire à Reims, pour que tu y reçoives la couronne, et pour ton sacre, si tu le veux[62].

Un témoin rapporte qu’à Chinon, il entendit dire à la Pucelle qu’elle était envoyée de Dieu vers le noble Dauphin pour faire lever le siége d’Orléans et pour conduire le roi à Reims pour son sacre et son couronnement[63].   Un bourgeois d’Orléans dit que, dans cette ville, on désirait vivement la venue de la Pucelle, parce qu’on disait qu’elle avait dit au roi qu’elle était envoyée de par Dieu pour lever le siége d’Orléans[64]. Et le duc d’Alençon, sur le témoignage duquel on s’est appuyé pour énoncer les quatre charges, s’exprime en ces termes : Me trouvant à Saint-Florent où je passais le temps à chasser aux cailles, un de mes gens vint me trouver, et m’apprit qu’une certaine pucelle était arrivée près du roi, affirmant être envoyée de la part de Dieu pour faire fuir les Anglais, et faire lever le siége mis par les Anglais devant Orléans[65].

On ne se contente pas des assurances données par Jeanne ; on lui fait subir l’épreuve de Poitiers. Dans cet examen approfondi, minutieux même, qui dura plus de trois semaines, et où Jeanne, c’est elle qui le déclare, devait avoir bien de faire, elle a dû s’expliquer en termes formels sur l’étendue de sa mission. Ici les informations abondent.

Jeanne, interrogée par les examinateurs, répondait invariablement qu’elle était envoyée de la part du Dieu du ciel au secours du noble Dauphin pour le rétablir dans son royaume, pour faire lever le siége d’Orléans et le conduire à Reims pour y être sacré[66].

Et entre les autres, y eut un carme, docteur en théologie, bien aigre homme, qui luy dist que la saincte Escriture deffendoit d’adjouster foy à ses paroles, si on ne monstroit signe ; et elle respondit plainement qu’elle ne vouloit pas tenter Dieu, et que le signe que Dieu luy avoit ordonné, c’estoit de lever le siége de devant Orléans et de mener le Roy sacrer à Reims ; qu’ils y vinssent, et ils le verroient[67].

Le docteur en théologie, bien aigre homme, a déposé au procès de réhabilitation, et nous avons son témoignage. Il cite en ces termes la réponse de Jeanne à la demande qu’on lui faisait de donner des signes de sa mission :

En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poictiers pour faire signes ; mais conduisez moi à Orléans ; je vous montrerai les signes pour lesquels je suis envoyée. Qu’on me donne des gens, en telle quantité qu’on voudra, et j’irai à Orléans. Et, ajoute le témoin, elle dit alors, à lui et aux autres assistants, quatre choses, qui étaient encore a venir, et qui se réalisèrent plus tard : premièrement que les Anglais seraient détruits et que le siège posé devant Orléans serait levé...; secondement que le roi serait sacré a Reims; troisièmement que la ville de Paris rentrerait sous l’obéissance du roi ; et que le duc d’Orléans reviendrait d’Angleterre[68].

Enfin voici comment s’exprime un témoin de la réhabilitation, qui accompagnait à Poitiers deux des examinateurs :

Pierre de Versailles dit alors à Jeanne qu’ils étaient envoyés vers elle de la part du roi ; elle répondit : je crois bien que vous êtes envoyés pour m’interroger  disant : je ne sais ni A ni B. Et alors ils l’interrogèrent sur l’objet de sa mission. Elle répondit: Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siége d’Orléans et pour conduire le roi a Reims pour son couronnement et son sacre. Et alors elle leur demanda s’ils avaient du papier et de l’encre, disant à maître Jean Erault : Ecrivez ce que je vous dirai. Vous, Suffort, Classidas et La Poule, je vous somme de par le Roy des cieulx que vous en aliez en Angleterre.

Telle est l’origine de cette lettre aux chefs anglais, datée du 22 mars 1429, et dans laquelle on lit : Je suis envoyée de par Dieu pour vous bouter hors de toute France. On voit dans quelle circonstance et après quelle déclaration solennelle elle fut écrite.

La Pucelle part pour Orléans. Elle délivre miraculeusement cette ville, et en cinq jours, force les Anglais à fuir honteusement. Le signe est donné, comme le dit M. Wallon. Que va faire Jeanne ? va-t-elle s’arrêter ? Non. À peine est-elle revenue prés du roi, qu’elle le presse de recouvrer les villes de la Loire, afin de se préparer à entreprendre le voyage de Reims[69] : Gentil Dauphin, lui dit-elle, venez prendre vostre noble sacre à Reims ; je suis fort aiguillonnée que vous y alliez, et ne faictes doubte que vous y recevrez vostre digne sacre. Et comme on hésite, comme on demande à Jeanne ce que ses voix lui disent, elle répond : En nom Dieu, je scay bien que vous pensez, et voulez dire de la voix que j’ay ouye touchant vostre sacre ; et je vous le diray. Je me suis mise en oraison en ma manière accoustumée. Je me complaignois pour ce qu’on ne me vouloit pas croire de ce que je disois. Et lors la voix me dist : Fille Dé, va, va, va, je serai a ton aide, va. Et quant ceste voix me vient, je suis tant resjouie que merveilles[70].

La campagne de la Loire n’est qu’une suite de triomphes. Malgré tout, les conseillers du roi proposent une expédition en Normandie, et il faut que Jeanne insiste de nouveau pour qu’on marche sur Reims, en ajoutant qu’une fois le roi couronné et sacré, la puissance de ses adversaires s’affaiblirait de plus en plus, et qu’ils ne pourraient désormais unir ni à lui ni à son royaume[71]. La Pucelle l’emporte, on voit au prix de quels efforts. Mais elle est dans cette période triomphante où l’inspiration divine la rend irrésistible. En nom Dieu, a-t-elle dit avant la bataille de Patay, au moment où les Anglais paraissent lui échapper, s’ils ostoient pendus aux nues, nous les arons[72] et m’a dit mon conseil qu’ils sont tous nostres. La voici à Reims, aux genoux du roi, qu’elle baigne de ses larmes : Gentil Roy, s’écrie-t-elle, ores est executé le plaisir de Dieu qui vouloit que vinssiez à Reims recevoir vostre digne sacre, en monstrant que vous estes vray Roy et celui- auquel le Royaume doit appartenir[73] !

Que va faire Jeanne désormais ? Va-t-elle marquer un nouveau terme à ses efforts, et marcher, comme on le prétend, d’un pas assuré, à la prise de Paris et à l’expulsion totale des Anglais ?

Nous n’avons à cet égard qu’à citer les paroles de Jeanne elle-même. Les faits qui s’accompliront après Reims sont de ceux sur lesquels les interrogations furent, dans le cours de son procès, nombreuses et pressantes. On lui demande à plusieurs reprises, si, quand elle poursuivit le cours de ses expéditions, à Paris, à la Charité, à Pont-l’Evêque, elle obéit à l’inspiration divine. Voici ses déclarations formelles.

Le 13 mars, la Pucelle subit l’interrogatoire suivant :

Interroguée se, quant elle ala devant Paris, se elle l’eust par de ses voix de y aller : Respond que NON, mais à la requeste des gentiz-hommes, qui vouloient faire une escarmuche ou une vaillance d’armes ; et avoit bien entention d’aler oultre et passer les fossés.

Interroguée aussi, d’aler devant la Charité, s’eue eust point de revelacion : Respond que NON, mais par la requeste des gens d’armes, ainsi comme autres fois elle a dit.

Le 3 mars précédent, on avait en effet posé la question, et Jeanne y avait répondu en ces termes :

Interroguée qu’elle fist sur les fossés de la Charité : Respond qu’elle y fist faire ung assault; et dit qu’elle n’y gecta ou fist gecter eaue par manière de aspersion.

Interroguée pour quoy elle n’y entra, puisqu’elle avoit commandement de Dieu : Respond:  Qui vous a dit que je avoie commandement de y entrer ?

Interroguée s’eue en oult point de conseil de sa voix : Respond qu’elle s’en vouloit venir en France ; mais les gens d’armes luy disrent que c’estoit le mieulx d’aler devant la Charité premièrement.

Poursuivons l’interrogatoire du 13 mars.

Interroguèe du Pont L’Evesque, s’eue eust pointée revelacion : Respond que, puis ce qu’elle oult revelacion à Meleun qu’elle seroit prinse, elle se raporta le plus du fait de la guerre à la conduite des capitaines, et toutes voies ne leur disoit point qu’elle avoit revelacion d’estre prinse[1].

Deux jours après, le 15 mars, la question est de nouveau posée :

Interroguée se, eu fait de la guerre, elle a rien fait sans le congié de ses voix : Respond : Vous en estes tous respondus. Et luisés bien vostre livre, et vous le trouverés. Et toutes voies dit que, à la requeste des gens d’armes, fut fait une vaillance d’armes devant Paris, et aussi ala devant la Charité à la requeste de son Roy ; et ne fut contre ne par le commandement de ses voix[74].

Enfin le 28 mars, on revient encore sur le même sujet :

Interroguée se, de aler devant la Charité, elle fist bien ou mal : Respond : s’eue a mal fait, on s’en confessera.

Interroguée s’eue faisoit bien d’aler devant Paris : Respond que les gentiz hommes de France vouloient aler devant Paris, et de ce faire, luy semble qu’ilz firent leur devoir, à aler contre leurs adversaires.

De ces paroles de Jeanne, qui attestent son rôle passif, qui montrent si clairement que l’inspiration divine avait disparu et qu’elle se dirigeait par ses seules forces, en subissant l’impulsion des capitaines, il faut rapprocher celles qu’elle prononça à Crespy, et cela achèvera de nous montrer la vraie physionomie de la Pucelle dans la dernière phase de sa vie guerrière.

C’est Dunois, témoin oculaire, qui nous raconte que, chevauchant entre lui et l’archevêque de Reims, Jeanne, touchée des démonstrations du peuple à l’entrée du roi à Crespy, s’écria : Voici un bon peuple, et je n’en ai pas encore vu qui tant se réjouit de la venue d’un Si noble roi. Et plut à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je devrai mourir, pour être ensevelie dans cette terre. — Ô Jeanne, lui dit l’archevêque, en quel lieu avez-vous l’espoir de mourir ?Où il plaira à Dieu, répondit-elle, car je ne suis sûre ni du temps ni du lieu plus que vous ne l’êtes vous même. Et je voudrais bien qu’il plut à Dieu mon créateur que je pusse maintenant partir, abandonnant les armes, et aller servir mon père et ma mère en gardant leurs brebis, avec ma soeur et mes frères, qui moult se réjouiroient de me voir ![75]

Un auteur contemporain, alors à la cour, ajoute qu’à ce moment elle répéta ce qu’elle avait dit à Reims : J’ay accomply ce que Messire m’a commandé de lever le siége d’Orléans et de faire sacrer le gentil Roy[76].

 

III

Voilà donc sous quels traits nous apparaît Jeanne d’Arc, depuis l’origine de sa mission jusqu’à la fin de sa carrière militaire. Qu’oppose-t-on à ce tableau ? Des témoignages d’auteurs du temps, unanimes à ne marquer d’autre terme à la mission de Jeanne que l’expulsion des Anglais ; deux paroles de Jeanne, prises là ou elles se trouvent sans intermédiaire ni interprétation, dans les actes authentiques, et qui, dit-on, sont décisives dans la question qui nous occupe. On s’appuie bien aussi sur la déposition du duc d’Alençon, mais d’une façon secondaire, et c’est à l’aide de témoignages et d’actes d’une telle autorité qu’on rejette d’une façon absolue le système traditionnel et qu’on affirme que la mission de la Pucelle comprenait tout, que l’inspiration ne lui fit pas défaut, et qu’elle ne pouvait regarder sa mission comme terminée tant qu’elle vivait et qu’il y avait un Anglais en France.

Nous le déclarons tout d’abord : nous ne croyons pas devoir discuter minutieusement la valeur de chacun des témoignages d’auteurs contemporains allégués par l’honorable académicien. Ces auteurs rapportent des on dit plus ou moins fondés, ou ne font que traduire leurs impressions et leurs appréciations personnelles. Ce serait d’ailleurs donner à leurs déclarations une portée exagérée que d’y voir une preuve manifeste que Jeanne était envoyée pour chasser elle-même les Anglais de France. M. Wallon sera de notre avis sur ce point[77].

Cette preuve manifeste se trouve-t-elle dans les expressions de la lettre du 22 mars, principal et, à vrai dire, unique fondement de l’opinion qui étend la mission de Jeanne à l’expulsion totale des Anglais : Je suis cy venue de par Dieu pour vous bouter hors de toute France ? Il faut se rappeler dans quelles circonstances cette lettre a été écrite c’est, on l’a vu, au moment où la Pucelle vient de répondre à Pierre de Versailles : Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siége d’Orléans et pour conduire le roi à Reims pour son couronnement et son sacre[78].

Pour qu’elle exposât sa mission dans ces termes, dit M. Wallon[79], il fallait bien qu’elle l’entendit ainsi ; et l’on a vu que, dans sa première édition, il prétendait, un peu arbitrairement — les textes nous l’ont démontré, — que c’est ce qu’elle avait dit à Vaucouleurs, à Chinon, à Poitiers[80]. — C’est ce qu’elle maintint jusqu’à la fin, devant ses juges, dit-il encore aujourd’hui. Il est vrai que, dans le dixième et dans le dix-septième des articles du réquisitoire du promoteur d’Estivet, on déclare que Jeanne a affirmé avoir eu révélation : 1° qu’elle ferait lever le siége d’Orléans ; 2° qu’elle ferait couronner Charles VII à Reims ; 3° qu’elle chasserait tous ses adversaires du royaume de France[81]. Mais est-il également vrai, comme le prétend M. Wallon, qu’on ne peut pas dire que ce soit une allégation mensongère de ses juges (qui, observe-t-il, en étaient bien capables, à voir toutes les faussetés que l’accusation ajoute) ? Remarquons d’abord que dans l’art. XVII on lit : Tertium quod vindicaret eum de suis adversariis, ce qui ne veut pas dire que Jeanne avait pour mission l’expulsion totale des Anglais ; en second lieu, Jeanne elle-même se charge de commenter l’allégation de ses juges. Nous avons déjà cité ses paroles (p. 399) ; elle dit qu’elle porta les nouvelles à son roi, que Dieu lui rendrait son royaume, le ferait couronner, et mettre hors ses adversaires. C’est donc l’oeuvre de Dieu ; ce n’est pas l’oeuvre de Jeanne. Et cela est si vrai que, si elle prétend dans un de ses interrogatoires qu’elle avait annoncé au roi qu’il aurait entièrement le royaume de France à l’aide de Dieu et moyennant son labour[82], elle déclare à plusieurs reprises, dans le cours de son procès, que les Anglais perdraient tout en France, qu’elle sait que le roi recouvrera le royaume : Je le scay aussi bien comme vous estes ici, dit-elle une fois, en se tournant vers l’évêque de Beauvais[83].  Et verrez, dit-elle encore, que les Françoys gaigneront bientôt une grande besoigne que Dieu envoyera aux Françoys ; et tant que il branlera presque tout le royaume de FranceEt dit qu’elle le dit, ajoute la minute, afin que quant ce sera advenu, qu’on ait mémoire qu’elle l’a dit[84]. Et dans ce même interrogatoire, elle répète encore qu’elle scait bien que les Angloys seront boutez hors de France, excepté ceulx qui y mourront, et que Dieu envoyera victoire aux Francoys et contre les Angloys[85]. N’avait-elle pas par elle-même suffisamment labouré dans ce but, et ne savait-elle pas dès l’origine, comme elle le déclarait à Dunois, qu’une fois le roi sacré, la puissance de ses ennemis s’affaiblirait de plus en plus et qu’ils ne pourraient nuire ni au roi ni au royaume ? Quand donc Jeanne écrit : Je suis envoyée de par Dieu pour vous bouter hors de toute France, — et il n’est pas inutile de faire observer que le mot toute ne se trouve pas dans certaines leçons de ce texte, — elle ne s’explique pas sur ce qu’elle fera par elle-même[86]. Elle énonce un fait : c’est que Dieu l’a envoyée pour détruire la puissance des Anglais[87] ; c’est que l’impulsion qu’elle donnera aux affaires du roi aboutira forcément à leur expulsion totale. Elle ne dit pas j’expulserai moi-même les Anglais ; elle dit les Anglais seront expulsés de toute la France[88].

Après cet examen de la première parole où Jeanne aurait affirmé hautement sa mission, et l’aurait exposée telle qu’elle l’entendait, faut-il nous arrêter à cette seconde parole : Quand je auray fait ce pour quoy je suis envoyée de par Dieu, je prendray habit de femme ? Est-il possible, en présence des faits, en présence de tous les témoignages que nous avons cités, de prétendre que cette parole implique, de la part de Jeanne, l’aveu qu’elle n’a pas rempli sa mission ? Elle qui a dit à Reims : Ores est executé le plaisir de Dieu ; elle qui aurait répété, au dire d’un contemporain très digne de foi : J’ai accompagné ce que Messire m’a commandé ; elle qui déclarait avoir deux mandats de la part du roi du ciel et qui les a remplis si miraculeusement, elle viendrait déclarer à ses juges qu’elle n’a pas fait ce pour quoy elle a été envoyée ! Ne donnons pas à cette parole une portée qu’elle n’a pas ; ne la séparons pas de la question qu’on lui pose avec insistance, et pour la vingtième fois, sur l’habit d’homme qu’elle porte, sans nécessité, et en espécial qu’elle est en prison — on sait ce qui se passa dans sa prison ! — Ne la séparons pas d’autres réponses de Jeanne : Donnez-moi un habit de femme, je le prendrai et je m’en irai (24 février) ; Donnez-moi une robe de femme pour aller à la maison de ma mère et je la prendrai (24 mars) ; J’en répondrai une autrefois et de présent n’en suis point avisée ; demain j’en répondrai (12 mars) ; Puis que je le fais par le commandement de nostre Sire et en son service, je ne cuide point mal faire ; et quant il luy plaira à commander, il sera tantoust mis jus (14 mars) ; Quant à l’habit que je porte, je ne le laisserai pas encore, et il n’est point en moi de terme dedans lequel je le laisserai (27 mars), etc., etc. N’oublions pas que Jeanne fut pour ainsi dire persécutée de questions sur ce point[89], et qu’au témoignage du greffier, elle varia plusieurs fois dès le premier jour où on l’interrogea[90].

Les deux paroles qu’on allègue ne sauraient donc, à elles seules, être acceptées comme une preuve formelle que Jeanne devait expulser les Anglais du territoire et qu’elle ne croyait pas sa mission remplie. Est-on plus autorisé à prétendre que sa mission impliquait bien qu’elle menât le roi à Paris, et que ses voix lui avaient marqué ce but, en lui proposant l’entière expulsion des Anglais ?

La question nous parait résolue et par l’impossibilité où l’on est de prouver que Jeanne eut pour mission d’expulser complètement les Anglais, et par les solennelles déclarations de la Pucelle dans le cours de son procès. Si elle attaqua Paris, ce fut sous sa seule inspiration et non en vertu d’un ordre de ses voix. Il est avéré par les témoignages que cite M. Wallon, que Jeanne, d’accord avec son beau duc, par qui elle se conduisoit, — c’est Perceval de Cagny lui-même qui nous le dit[91], — voulut aller voir Paris. Il n’est pas moins avéré que, malgré l’assertion toute gratuite du promoteur d’Estivet[92], Jeanne n’obéissait point en attaquant Paris à l’inspiration divine. Elle n’avait pas dit qu’elle prendrait Paris, comme le prétendait autrefois M. Wallon, et comme il s’abstient avec raison de le dire aujourd’hui[93] : elle avait dit seulement que Paris serait pris. Le roi entrera à Paris à bonne compagnie, avait-elle écrit dans sa lettre aux Anglais[94] ; c’est ce qu’elle confirma pendant son procès quand elle prédit qu’avant sept ans les Anglais perdraient un gage plus grand qu’ils ne l’avaient fait devant Orléans[95]. Ainsi on s’est trompé en disant qu’elle avait mission de prendre Paris. Elle a seulement, comme le dit encore le grave docteur qui l’interrogea à Poitiers, prédit que la ville de Paris reviendrait sous l’obéissance du roi[96].

Reste le quatrième point de la mission : la délivrance du duc d’Orléans. Nous pouvons ici être brefs, car M. Wallon a qualifié ce point d’objet secondaire, et il se borne à dire : On pourrait même prétendre qu’elle ne croyait pas sa mission bornée là, et ce que Perceval de Boulainvilliers dit encore dans sa lettre, touchant le duc d’Orléans qu’elle comptait délivrer, trouve dans les déclarations de Jeanne au procès une sorte de confirmation. — Jeanne a dit, en effet que si elle eût duré trois ans sans empêchement, elle eût délivré le duc, et qu’au besoin elle eût été le chercher par force en Angleterre. Les témoignages sur ce point indiquent clairement que ce ne fut là chez elle qu’un désir très vif, mais que le duc d’Orléans n’était pas, comme le prétend le duc d’Alençon, de sa charge. Ici encore, il faut s’en tenir à l’examinateur de Poitiers : selon frère Séguin, elle ne déclara pas qu’elle délivrerait elle-même le duc d’Orléans ; elle prédit qu’il reviendrait d’Angleterre[97].

Il résulte donc, à notre sens, et de l’exposé qui précède et de l’examen des témoignages produits par M. Wallon, que la mission de Jeanne n’a en que deux objets : la délivrance d’Orléans et le sacre de Reims, et que c’est se heurter contre les textes les plus forts, que de prétendre qu’elle avait charge d’accomplir par elle-même trois autres événements qu’elle se borna à prédire la prise de Paris, la délivrance du duc d’Orléans et l’expulsion totale des Anglais.

S’il pouvait rester un doute à cet égard, et si l’on alléguait quelques-unes des paroles prêtées à Jeanne par des contemporains[98], soit relativement à l’expulsion des Anglais, soit à la recouvrance de Paris, j’ajouterais que M. Wallon nous a engagés lui-même à distinguer parmi les documents où les paroles de Jeanne sont reproduites, et que les témoignages qui nous la montrent annonçant qu’elle ferait bientôt boire du vin à Paris et qu’elle rendrait au roi Paris et le royaume, non moins que ceux qui lui prêtent des projets de croisades ou d’autres plans chimériques, sont contredits ou ramenés à leur juste valeur par deux textes formels, qui seront sur ce point notre conclusion.

Le duc d’Alençon, le même qui, à travers des souvenirs confus et parfois un peu vagues, a seul affirmé que Jeanne se donnait quatre charges : Mettre en fuite les Anglais, faire sacrer le roi à Reims, délivrer le duc d’Orléans, faire lever le siége d’Orléans[99], déclare formellement qu’à plusieurs reprises il a entendu Jeanne dire au roi qu’elle ne durerait guère qu’un an[100], ce qui implique qu’elle ne pouvait réaliser par elle-même des événements qui ne devaient s’effectuer que longtemps après.

Le comte de Dunois, en terminant sa déposition, fait cette déclaration solennelle, sur laquelle on ne saurait trop insister, et qui vient confirmer d’une manière irréfragable ce qu’à notre sens tout s’accorde à démontrer :

Bien que Jeanne ait parfois, en badinant, et pour animer les gens de guerre, parlé de faits d’armes et de beaucoup de choses concernant la guerre qui peut-être ne se sont pas réalisées, cependant, quand elle parlait sérieusement de la guerre, de son fait, et de sa mission, elle n’affirmait jamais que deux choses : qu’elle était envoyée pour faire lever le siége d’Orléans..., et pour conduire le roi à Reims pour le faire sacrer roi.

 

IV

Et maintenant il faut conclure.

M. Wallon nous convie à examiner laquelle des deux opinions donne le plus de prise à ceux qui prétendent que la mission de Jeanne a été manquée. Ne nous fournit-il pas lui-même la réponse quand il nous dit : Si Jeanne n’a pas fait elle-même tout ce qu’elle était appelée à faire, c’est qu’il fallait qu’on la suivît[101] ? Rien ne pouvait se faire sans un libre concours à la grâce, disait-il dans sa première édition[102]. C’est la même explication qu’a donnée M. de Carné : Si abondante et si extraordinaire que soit la grâce, elle ne saurait agir que dans la mesure où l’homme l’accepte et concourt à son action par l’usage de sa liberté. — Nous ne voulons pas quitter ici le domaine de l’histoire pour aborder le terrain théologique. Mais nous le demandons : comment la puissance divine aurait-elle pu être paralysée par un défaut de concours de la part de l’homme ? Si Dieu a envoyé Jeanne d’Arc pour chasser les Anglais jusqu’au dernier, comment Charles VII a-t-il pu empêcher la Pucelle de faire après le sacre ce qu’elle avait fait avant ? comment a-t-il pu prévenir l’accomplissement des promesses qu’elle avait faites[103] ? M. Wallon constate qu’après Orléans Jeanne avait pris un ascendant auquel personne ne pouvait plus se soustraire[104] ; il avoue ailleurs que plus tard l’entraînement perdît de sa force[105]. Où en trouver l’explication, sinon dans ce fait que nous croyons établi par l’histoire, c’est que la mission de Jeanne était finie à Reims, et que, selon la parole de l’un de ses plus éloquents panégyristes, si sa bravoure lui reste, son inspiration l’a quittée[106] ? — Depuis que Dieu ne la surveille plus, dit encore Mgr Pie, elle se soumet au conseil des hommes ; ce que d’autres décident, elle l’exécute, sans nulle indication de ses voix, ni pour ni contre[107].

Et c’est ici que nous allons trouver la solution du problème. Il n’est pas vrai que Jeanne n’ait pas rempli sa mission, qui se terminait avec le sacre ; il ne l’est pas davantage qu’elle dut se retirer après Reims. Ses voix la laissèrent libre de rester. Seulement elle demeura livrée à ses seules forces, ou à l’influence des hommes de guerre ; elle ne marcha plus poussée par l’ordre d’en haut. De là l’explication de ses revers, qui rentrent dans l’ordre naturel des choses humaines[108]. C’est pour avoir confondu l’ardeur de Jeanne avec son inspiration[109] qu’on a été amené à donner à certaines paroles ou à certains faits une portée qu’ils n’ont pas ; c’est pour avoir regardé comme faisant partie de sa mission des faits qu’elle se borna à prédire à Poitiers, comme elle les prédit encore à Rouen, qu’on a pu prétendre que, ne les ayant pas accomplis par elle-même, sa mission a été manquée.

Mais, comme le remarque fort bien M. Wallon — et l’on va voir que notre dissentiment est moins profond qu’il ne le parait — les voix n’ont pas dit à Jeanne qu’elle entrerait à Paris, qu’elle chasserait les Anglais de toute la France ; elles lui ont dit que le roi entrerait dans Paris, que les Anglais seraient chassés de France, et toutes les choses dont elle avait annoncé l’accomplissement au roi finirent par s’accomplir[110]. Jeanne d’Arc, on peut donc le dire en un sens, devait procurer la soumission de Paris, l’expulsion totale des Anglais et la délivrance du duc d’Orléans : c’étaient autant de conséquences inévitables de son merveilleux passage, de ses miraculeux exploits depuis Orléans jusqu’à Reims. Ajoutons, comme on l’a dit avec justesse[111], et comme des voix éloquentes l’ont proclamé du haut de la chaire[112], que Jeanne n’eut pas seulement une mission guerrière. L’héroïne d’Orléans, de Patay et de Reims avait reçu de ses voix célestes deux missions l’une pour la France, l’autre pour elle-même; elles lui avaient marqué un but personnel et un but national[113]. Le but national a été glorieusement atteint à Reims ; le but personnel ne l’a été qu’à Rouen. Après avoir sauvé la France, Jeanne s’est sauvée elle-même, et sur le bûcher dressé par des mains fanatiques elle a reçu la couronne des élus.

Arrivé au terme de cette trop longue étude, je me demande si Jeanne n’est pas digne d’une auréole nouvelle, et si le voeu formulé récemment dans une circonstance solennelle, par un orateur sacré[114], ne se réalisera pas un jour. L’Église, qui honore d’un culte public Clotilde, la grande reine qui donna la France au catholicisme ; Geneviève, l’humble fille du peuple qui sauva Paris du flot des Barbares, n’accordera-t-elle pas le même honneur à cette vierge chrétienne, dont les vertus héroïques et la vie merveilleuse présentent tous les caractères qui permettraient de lui décerner la plus haute des récompenses terrestres et le plus éclatant des suffrages[115] ? Jeanne d’Arc qui a sauvé la France ; Jeanne d’Arc qui est morte martyre de ses croyances, de son dévouement à l’Église et à la Patrie ; Jeanne d’Arc qui a conservé à la France un trésor plus précieux encore que celui de sa nationalité, le trésor de sa foi[116], ne mérite-t-elle pas d’être offerte à notre vénération et à notre culte, après avoir été l’objet de la reconnaissance et des hommages de notre patriotisme ?

 

G. du Fresne de Beaucourt

Revue des questions historiques — 1867 - tome troisième.

 

 

 



[1] Le règne de Charles VII, d’après M. Henri Martin et d’après les sources contemporaines, Paris, Durand, 1856, in-8° de 115 pages ; Un dernier mot à M. Henri Martin, Paris, Durand, 1857, in-8° de 60 pages.

[2] Revue des questions historiques, t. I, p. 524-561 (La Mission de Jeanne d’Arc).

[3] Correspondance littéraire du 25 avril 1860.

[4] Voici la lettre que M. Wallon m’a fait l’honneur de m’adresser, à la date du 1er avril : Monsieur, permettez-moi de vous offrir la deuxième édition de mon histoire de Jeanne d’Arc. J’ai profité sur plusieurs points de vos observations, et je me suis appliqué à faire disparaître de mon livre ce qui pouvait donner lieu à quelque malentendu entre vous et moi sur la mission de Jeanne d’Arc. Voyez à votre tour si vous n’avez ras été trop absolu dans vos affirmations, et si l’on peut, sans se heurter contre les textes les plus forts, réduire aux termes précis de ce qu’elle a fait, ce qu’elle a été appelée à faire. Nous croyons également à la mission divine de Jeanne d’Arc. Examinez laquelle des deux opinions donne le plus de prise à ceux qui prétendent que sa mission a été ‘manquée’.

Je serai heureux de vous avoir fourni sur ce point, ou sur tout autre, la matière d’un nouvel examen dans la savante Revue que vous avez fondée.

Agréez, je vous prie, etc.

[5] Je ne puis passer sous silence l’opuscule que M. Athanase Renard, le premier qui ait pris la défense de l’opinion traditionnelle, a publié en 1855, sous ce titre La mission de Jeanne d’Arc. Examen d’une opinion de M. Jutes Quicherat (in-8° de 82 p.), et l’écrit de M. le marquis de Gaucourt : Des faits relatifs à Jeanne d’Arc et au sire de Gaucourt. Lettres à M. H. Martin, auteur d’une histoire de France, Paris, 1857, in-12° de VIII-136 p.

[6] M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 313. Article publié dans le Constitutionnel du 19 août 1850.

[7] M. de Carné, Les Fondateurs de l’unité française, l. I, p. 402.

[8] Voir le 1e vol. de cette Revue, p. 526 et suivantes (La mission de Jeanne d’Arc).

[9] Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc (1850), p. 39.

[10] Notices du procès criminel de condamnation et du procès de révision et d’absolution de Jeanne d’Arc, par M. de l’Averdy, dans le tome III des Notices et Extraits des manuscrits de la bibliothèque du roi. Ce discours, dit l’Averdy, après avoir cité les paroles de Jeanne à l’archevêque de Reims, prouve que Jeanne n’a pas voulu quitter le service de Charles VII après son sacre, comme l’avancent beaucoup d’historiens; aucun des témoins n’en parle, et ils n’auraient pas pu oublier un fait de cette nature. Ici même, ce n’est pas un souhait qu’elle forme, c’est un regret de ce qu’elle ne peut pas quitter les armes et de ce que Dieu ne le lui permet pas. En effet, elle croyait être encore chargée par sa mission de forcer les Anglais de sortir du royaume et de délivrer de sa prison le duc d’Orléans (p. 338). — Le R. P. Gazeau dans l’une de ses excellentes études sur Jeanne d’Arc, avait déjà remarqué que l’Averdy avait émis brièvement cette pensée.  (Jeanne d’Arc a-t-elle rempli sa mission ? — Études religieuses, historiques et littéraires, janvier 1866, t. IX, p. 65).

[11] Aperçus nouveaux, p. 44.

[12] Revue de la Normandie du 30 juin 1866. Voir notre Revue, t. II, Jeanne d'Arc trahie par Charles VII.

[13] Pas plus M. Lebrun de Charmettes. le consciencieux historien de Jeanne (1817), que M. Jollois (1819), que M. Guido Gœrres (1834), que M l’abbé Barthélemy (1847), que MM. Walckenaer, Petitot, Michaud dans leurs Notices, que M. de Barante dans ses Ducs de Bourgogne, que MM. de Sismondi, Michelet et Henri Martin (avant sa 4e édition) dans leurs Histoires de France.

[14] Revue des Deux-Mondes du 1er juillet 1846. Nous n’insisterons pas sur le détail des faits il suffit d’avoir indiqué, d’après Perceval de Caigny et les savantes remarques de M. Quicherat, combien l’histoire a été faussée en ce qui touche les derniers événements de la vie militaire de Jeanne. Faire sacrer le roi à Reims, délivrer le duc d’Orléans, prisonnier en Angleterre, chasser les Anglais du royaume, tel était le but (et Orléans ?) qu’elle-même avait assigné à sa mission, et sans aucun doute elle l’aurait atteint si elle avait trouvé plus de courage et moins de trahisons autour d’elle (p. 111-112).

[15] Causeries du Lundi, t. II, p. 314.

[16] Vie de Jeanne d’Arc, par A. P. Lafontaine, Orléans, 1854, in-12 ; Vie de Jeanne d’Arc, par Abel Desjardins, professeur d’histoire à la Faculté des lettres de Dijon, d’après les documents nouvellement publiés. Paris, 1854, in-12.

[17] M. Desjardins, p. 68 ; M. Lafontaine, p. 160.

[18] Voir M. Desjardins, p. 102-104, et M. Lafontaine, p. 191 et 236-43.

[19] Ces travaux, publiés en partie par la Revue des Deux-Mondes, de 1842 à 1847, ont été publiés en 1848 sous ce titre Études sur les fondateurs de l’unité nationale en France, par le comte Louis de Carné, député du Finistère (2 vol. in-8°).

[20] Cette étude a paru dans la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1856, sous ce titre : Jeanne d’Arc et sa mission, d’après les pièces nouvelles de son procès. Elle est reproduite parmi les additions jointes au second tirage de l’ouvrage de M. de Carné, publié en 1856 (Les Fondateurs de l’unité française).

[21] Les Fondateurs de l’unité française, t. I, p. 464-465.

[22] Des récentes études critiques sur Jeanne d’Arc, Revue de Paris du 15 septembre 1856, article reproduit à la suite de Jeanne d’Arc, par Henri Martin (Paris, Furne, 1857), p. 327-376.

[23] Panégyrique de Jeanne d’Arc, prononcé dans la cathédrale d’Orléans à la fête du 8 mai 1857, par Mgr Gillis, évêque de Limyra, vicaire apostolique d’Edimbourg. Orléans, 1857, gr. in-8° de 56 pages.

[24] Page 28. Si nous venons à nous fixer sur l’étendue réelle de sa mission, dit Mgr Gillis (p. 27), telle qu’elle la concevait, d’après le témoignage le plus incontestable qui existe, celui du duc d’Alençon, son confident le plus intime, témoignage qui s’accorde du reste avec les pièces du procès de la Pucelle, elle avait charge de quatre choses : délivrer votre ville, faire sacrer le roi à Reims, expulser les Anglais, et tirer de nos mains le duc d’Orléans captif.

[25] Mme la marquise d’Harcourt, dans sa vie de Jeanne d’Arc (Paris, 1864), déclare (p. 37) que rien ne prouve que la mission de Jeanne fût bornée à ces deux points ; elle convient pourtant plus loin que Jeanne ne se sentit pas aussi constamment soutenue par des ordres positifs venus d’en haut, et que ses voix laissèrent le champ plus libre à ses propres décisions (p. 142-43). — M. Ph. de Montenon (Récit national, Jeanne d’Arc, Paris, 1865), écrit que, en réalité, comme le fait très justement remarquer M. Henri Martin, la mission de la vierge de Domrémy avait été entièrement définie par elle dans cette phrase d’une de ses lettres au duc de Bedfort, etc. — Pour trouver parmi les derniers historiens de Jeanne un adversaire du système de MM. Quicherat et H. Martin, il faut s’adresser à un écrivain démocrate, M. Villiaumé, qui a résumé la question en quelques pages très sensées (Histoire de Jeanne d’Arc, 1863, p 378-385). Ce qu’il y a de plus curieux dans ce dernier ouvrage, c’est la démonstration que la procédure de l’inquisition fut manifestement violée par les juges de Jeanne d’Arc.

[26] M. Aug. Trognon, dans son Histoire de France (1863, t. II, p. 436-39), après avoir énoncé l’opinion commune sur l’attitude de Jeanne après le sacre, dit que la pleine lumière répandue (il ajoute en note : celle de M. Jules Quicherat) par une publication récente sur la vie et la mort de l’héroïque vierge, ne permet plus de donner place dans l’histoire à ces assertions erronées : Jeanne ne croyait pas sa tâche achevée ; dès le principe, elle avait annoncé la reddition de Paris au roi et la délivrance d’Orléans, comme des faits qui devaient s’accomplir par elle. Elle semblait même porter bien au delà sa sainte ambition… Jeanne était donc la même après qu’avant le sacre, et loin de s’affaiblir, le miraculeux ascendant qu’elle exerçait sur les peuples ne faisait que s’accroître,  etc.

[27] Jeanne d’Arc, t. I, p. 96, 98, 171, 173.

[28] Idem, t. I, p. 173 et 267.

[29] Idem, t. II, p. 362

[30] Idem, t. I, p. 163-166.

[31] Idem, t. I, p. 166-169.

[32] Idem, t. I, p. 268.

[33] Idem, t. I, p. 268.

[34] Idem, t. I, p. 169

[35] Idem, t. I, p. 282.

[36] 1ère édition, t. I, p. 141.

[37] 2ème édition, t. I, p. 169-70.

[38] Idem, t. II, p. 353.

[39] Jeanne d’Arc, 2ème édit., t. I, p. 171.

[40] Idem, t. I, p. 163-69.

[41] Idem, t. I, p. 279-82.

[42] Jeanne d’Arc, 2ème édit., t. II, p. 361-362.

[43] Je ferai observer ici qu’on lisait dans la 1ère édition de l’ouvrage de M. Wallon (t. I, p. 172) : L’affaire de Paris ne prouve donc rien contre la Pucelle et sa mission. Sa mission était d’y mener le roi, pourvu qu’il n’y fit point obstacle. Ses voix lui avaient marqué ce but..., mais elles ne lui avaient pas révélé qu’on y entrerait. Ce passage est ainsi conçu dans la seconde édition (t. I, p. 203) : ... Sa mission impliquait bien qu’elle y menât le roi ; ses voix lui avaient marqué ce but, en lui proposant l’entière expulsion des Anglais..., mais elles ne lui avaient pas révélé qu’on y entrerait.

[44] T. I, p. 172-173, t. II, p. 163. Cf. t. I, p. 232-34 et 251. Jeanne, dit encore dans l’un de ces passages M. Wallon, avait déclaré l’objet de sa mission : c’était de chasser les Anglais. Elle avait dit qu’elle délivrerait Orléans et ferait sacrer le roi à Reims ; et quand elle le mena devant Paris, elle pressait les siens d’être fermes à l’assaut, disant qu’ils y entreraient. Elle le disait encore, blessée au pied des murailles ; mais pour cela, il fallait qu’on la suivit comme à Orléans, comme à Reims. — M. Wallon flétrit ailleurs les Regnault de Chartres, les La Trémouille, et tous ces tristes personnages qui, pour garder leur ascendant dans les conseils du roi, ont sacrifié avec Jeanne le prince, la patrie, et Dieu même, car ils ont, autant qu’il était en eux, fait mentir ses oracles, en abandonnant la Pucelle aux mains de ceux qu’elle avait mission de chasser (t. II, p. 290).  M. Wallon se rapproche beaucoup ici de M. Henri Martin.

[45] T. I, p. 269. Dans sa 1ère édition, l’auteur avait dit, en parlant des anciens partisans de ce système : qu’ils le défendaient comme pour mieux établir la vérité de son inspiration, au risque d’amoindrir son caractère. (t. I, p. 139.) Cf. La seconde édition, t. I, p. 161, où ce passage a disparu.

[46] T. I, p. 166.

[47] Ibid., p. 268.

[48] Et eidem Johannæ dixit necessarium esse quod ipsa Johanna veniret in Franciam… Illa vox sibi dicebat bis aut ter in hebdomade quod oportebat ipsam Jobannam recedere et venire in Franciam… Quodque vox illa sibi dicebat quod levaret obsidionem coram civitate Aurelianensi positam. (Interrogatoire du 22 février 1431. Procès, t. I, p. 52-53.) — Dixit etiam quod non venit in Franciam, nisi ex præcepto Dei… Dicit etiam quod erat bene secura quod levaret obsidionem Aurelianensem, per revelationem sibi factam. (Interrogatoire du 27 février 1431. Procès, t. I, p. 173 et 179. cf. p. 251).

[49] Interrogatoire du 15 mars, t. I, p. 171. Le texte français est la minute même prise à l’audience par Guillaume Manchon, greffier du procès.

[50] Audivit enim pluries sibi dici quod relevaret Franciam et sanguinem regalem. (Procès, t. II, p. 421.)

[51] Ipsa Johanna dixit ipsi testi, in vigilia beati Johannis Baptistæ, quod erat una puella inter Conxeyum et Vallis-Colorem, quæ, autequam esset annus, ipsa faceret consecrare regem Franciæ. (Procès, t. II, p. 440.)

[52] Et ipsa dicebat eidem testi quod volebat ire ad Franciam, versus Dalphinum, ad faciendum eum coronare. (T. II, p. 444.)

[53] Dixitque ipsa Johanna eldem Roberto, quod oportebat eam venire in Franciam. (Interrogatoire du 22 février. Procès, t. I, p. 53.)

[54] Dicendo quod invitis inimicis ejusdem Daiphini fleret rex, et ipsa duxeret eum ad consecrandum. (Déposition de Bertrand de Poulengv. Procès, t. Il, p. 456.) La Chronique de Gousinot place ces paroles dans la bouche de Jeanne : Capitaine messire, scachez que Dieu, despuis aucun temps en çà, m’a plusieurs fois faict a sçavoir et commandé que j’allasse devers le gentil Dauphin, qui doibt estre et est vray roy de France ; et qu’il me baillast des gens d’armes et que je leverois le siége d’Orléans et le menerois sacrer à Reims. (Edition donnée par M. Vallet de Viriville (1859), p. 272.)

[55] Venerunt nova quod per villam de Gyen transiverat ana bergereta, vocata la Pucelle..., quæ puella dicebat quod ibat pro levando obsidionem Aurelianensem, et quod postea duceret regem Remis ad sacrandum, sicut erat sibi præceptum ex parte Dei. (Déposition de Guillaume de Ricarville, Procès, t. III, p. 21.) — Venerunt nova seu rumores quod per villam de Gyen transierat quædam juveucula, vulgariter dicta Puella, asserens se accedere ad nobilem Dalphinum pro levando obsidionem Aurelianensem et pro conducendo ipsum Dalphinum Remis, ad sacrandum. (Déposition de Dunois, Procès, t. III, p. 3.) Cousinot dit aussi : Les habitans... ouyrent nouvelle qu’il venoit une Pucelle vers le roy, laquelle se faisoit fort de faire lever le siége de ladicte ville d’Orléans (p. 270).

[56] Dixit quod habebat duo in mandatis ex parte Regis cœlorum : unum videlicet de levando obsidionem Aurelianensem ; aliud de ducendo regem Remis pro sua coronatione et consecratione.  (Procès, t. III, p. 115.)

[57] Dicebant quoque quod ipse Rex prima fronte noluit eam recipere, imo fuit dicta Puella per spatium duorum dierum expectans antequam permitteretur ad præsentiam ipsius Regis, licet ipsa Puella perseveranter dicebat quod veniebat ad levandum obsidionem Aurelianensem et conducendum dictum nobilem Dalphinum Remis, ut consecraretur. (Procès, t, III, p. 4.)

[58] Chronique de Cousinot, p. 273. Raoul de Gaucourt, témoin oculaire, rapporte ainsi les paroles de Jeanne : Clarissime domine Dalphine, ego vent et sum missa ex parte Dei, ad præbendum adjutorium vobis et regno. (T. III, p. 17). Et le frère Pasquerel, aumônier de Jeanne : Gentil Daulphin, j’ay nom Jehanne la Pucelle et vous mande le Roy des Cieulx, per me, quod vos eritis sacratus et coronatus in villa Remensi, et eritis locum tenens Regis cœlorum, qui est rex Franciæ. (Ibid., p. 103).

[59] Procès, t. I, p. 232.

[60] Procès, t. I, p. 79.

[61] Procès, t. I, p. 140. — Cf. sur les déclarations de Jeanne à Chinon, un auteur contemporain, le doyen de Saint-Thibaud de Metz (Procès, t. IV, p. 326-27).

[62] Procès, t. III, p. 103.

[63] Audivit ab ea illud quod dicebat, videlicet quod erat missa a Deo ad nobilem Dalphinum pro levando obsidionem Aurelianensem, et pro ducendo regem Remis ad sacrandum et coronandum (Déposition de Regnault Thierry, Procès, t. III, p. 25).

[64] Déposition de Jean Luillier (Procès, t. III, p. 23).

[65] Ipse loquens erat in ville Sancti-Florentii, et ipso loquente ibidem existante et spatiante ad fagendum aux cailles, gallice, quidam bajulus loquentis accessit ad ipsum, eidem notificando quod venerat versus regem quædam Puella, asserens se missam ex parte Dei, ad fugandum Anglicos et levandum obsidionem positam mate villam Aurelianensem. » (Déposition du duc d’Alençon. Procès, t. III, p. 91).

[66] Finaliter dixerunt quod ipsa Puella,… interrogate ad eis, perseverabat in ista responsione, videlicet quod erat missa ex parte Dei cœli in favorem nobilis Dalphini, pro reponendo eum in suo regno, pro levando obsidionem Aurelianensem, et conducendo ipsum Remis ad consecrandum (Déposition de François Garivel, alors avocat au parlement. Procès, t, III, p. 20).

[67] Chronique de Cousinot, p. 275.

[68] Quæ respondit : « En nom Dieu... ; sed ducatis me Aurelianensis; ego ostendam vobis signa ad quse ego sum missa », et quod traderentur sibi gentes, cum tauta quantitate quanta videbatur eisdem; et quod iret Aurelianis. Et tunc dixit quatuor que adhuc erant ventura, et que postmodum evenerunt. Primo, dixit quod Anglici essent destructi, et quod obsidio aute villam Aureliavensem existens levaretur... ; secundo quod rex consecraretur Remis ; tertio quod villa Parisiensis redderetur in obedientia regis ; et quod dux Aurelianensis rediret ab Auglia. (Déposition de frère Ségnia. Procès, t. III, p. 205). Cf. la déposition de Gaucourt (t. III, p. 17-15).

[69] Déposition de Dunois. Procès, t. III, p. 9-10.

[70] Chronique de Cousinot, p. 299-300 ; déposition de Dunois, l. c., p. 12.

[71] Déposition de Dunois, p. 13.

[72] Déposition du duc d’Alençon, t. III, p. 98-99.

[73] Chronique de Cousinot, p. 322.

[74] Idem, t. I, p. 165-69.

[75] Déposition de Dunois, t. III, p. 14-15.

[76] Chronique de Cousinot, p. 326.

[77] En effet, que dit Perceval de Boulainvilliers ? « Dicit Anglicos nullum habere jus in Francia, et dicit se missam e Deo at illos inde expellat et devincat, monitione temen ipsius facta (t. V, p. 120). Que disent Gerson et Gelu ? « Restitutie regis ad regnum suum et pertinacissimum inimicorum repulsio, seu debellatio » (t. III, p. 301). — « Se a Deo missam asserentem... ad domandum rebelles et expellendum ipsius inimicos a regno, ac eum in dominiis suis restituendum » (ibid., p. 400). C’est ce que disent encore les autres témoignages. Les envoyés allemands et Alain Chartier s’écartent de la vérité, ou sont dans le domaine des choses que Jeanne dit dans l’entraînement de son ardeur guerrière, comme Dunois nous l’expliquera plus loin. Il n’est pas possible de soutenir que Jeanne ait annoncé l’expulsion totale des Anglais pour le 24 juin 1429, ni d’admettre que les voix aient dit à Jeanne : Coronato Parisius reddas regnumque restituas.

[78] M. Wallon en convient (t. I, p. 44). La lettre écrite alors (à Poitiers), se retrouvera en original à l’époque où elle eut enfin acquis le droit de renvoyer aux Anglais. Cf. p. 55. — M. Wallon, dans la note qu’il a consacrée dans l’appendice de sa seconde édition à la Mission de Jeanne d’Arc, se borne à relever ce que j’ai dit de son système (Correspondance littéraire du 25 avril 1560) sur un seul point, celui relatif à la lettre aux Anglais. Parce que j’avais dit : Est-ce prendre les « déclarations les plus authentiques de Jeanne », que de citer la fameuse lettre aux Anglais, cette lettre écrite au moment où la Pucelle vient de dire à Pierre de Versailles : « Je ne sais ni A ni B ; mais je viens de la part du Roi des cieulx ? etc., — M. Wallon en prend occasion de m’adresser les observations suivantes : M. de Beaucourt dit que, de son aveu, elle ne savait alors ni A ni B, et il pense peut-être de ce message ce qu’il dit expressément de la lettre aux habitants de Reims qu’elle a été écrite sous le dictée des seigneurs qui poussaient aux aventures (des seigneurs qui avaient peur de la mener droit à Orléans !) — L’honorable académicien applique à la lettre aux Anglais une appréciation qui concerne un autre document que je n’ai pas à caractériser ici ; il y a là une confusion véritable ; je n’ai jamais dit que les seigneurs avaient peur de mener Jeanne à Orléans. — Il poursuit en ces termes : Et quant à ne savoir ni A ni B, elle le confesse sans aucun doute ; mais elle ne croyait pas que cela fit rien à l’affaire... Elle ne savait ni A ni B, mais pour le moins, savait-elle bien elle-même ce pour quoi elle était envoyée de Dieu (t. I, p. 265). Je regrette que M. Wallon se soit arrêté si longuement à l’A B…, et n’ait pas jugé à propos de discuter les arguments que j’avais opposés à son système. — Je n’ai point à répondre à ce qui concerne le R. P. Gazeau, mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer qu’il a parlé dans son premier article (p. 175) de la lettre aux Anglais, qu’à cette même page M. Wallon l’accuse d’avoir passée sous silence.

[79] T. I, p. 169.

[80] 1ère édition, t, I, p. 141.

[81] Article X : Revelatum fuisse quod levaret obsidionem Aurelianensem et quod faceret coronari Karolum, quem dicit regem suum, et expelleret omnes adversarios suos a regno Franciæ (T. I p. 216). - Article XVII :   Item cum dicta Johanna devenit ad præsentiam dicti Karoli..., tria sibi promisit : primum quod levaret obsidionem Aurelianensem ; secundum quod faceret eum coronari Remis et tertium quod vindicaret eum de suis adversariis, eosque omnes sua arte aut interficeret aut expelleret de hoc regno, tam Anglicos quam Burgundos.  (T. I, p. 231-32).

[82] Remarquons que M. Wallon n’infère pas de cette parole de Jeanne qu’elle « ferait tout » (T. II, p. 362).

[83] Procès, t. I, p. 84, 88. 175, 252.

[84] Idem, t. I, p. 174.

[85] Procès, t. I, p 178.

[86] C’est bien de ce texte qu’on peut dire, à notre avis, ce que dit ailleurs M. Wallon de certaines paroles de Jeanne : ce n’est pas ici qu’elle a exprimé son sentiment sur sa mission.  (T. I, p. 164.)

[87] Primo disit quod Anglici essent destructi. (Déposition de frère Séguin, examinateur de Poitiers. Procès, t. III, p. 205)

[88] Nous renvoyons encore sur ce point nos lecteurs aux judicieuses considérations que M. Nettement a exposées dans cette Revue (t. I, p. 549-50).

[89] Voir Procès, t. I, p. 54, 68, 74, 94-96, 132-33, 161, 164-66, 176-77, 191, 192, 221 et suiv., 224, 225, 226, 227, 228, 230, 247, 394, 395, 453, 455, 458.

[90] Item requisita ut diccret cujus consilio ipsa cepit habitum virilem : ad hoc respondere pluries recusavit. Finaliter dixit quod de hoc non dabat onus cuiquam homini ; et pluries variavit. (T. T, p. 54)

[91] Perceval de Cagny, t. IV, p. 27.

[92] ...Et ipsos dixit coram eadem civitate, promittens eis quod ipsam ingrederentur illo die, et quod huc sciebat per revelationem. (Procès, t. I, p. 298.)

[93] Cf. les deux éditions, T. I, p. 193-94 (1ère édition) : Elle avait dit qu’elle délivrerait Orléans et ferait sacrer le roi à Reims ; elle avait dit qu’elle prendrait Paris ; elle le disait encore, blessée au pied des murailles ; mais, nous le répétons, il fallait qu’on la suivît jusqu’au bout comme à Orléans, comme à Reims. Rien ne se pouvait faire sans un libre concours à la grâce. — T. I, p. 232-33 (2ème édition) : Elle avait dit qu’elle délivrerait Orléans et ferait sacrer le roi à Reims ; et quand elle le mena devant Paris, elle pressait les siens d’être fermes à l’assaut, disant qu’ils y entreraient. Elle le disait encore, blessée au pied des murailles ; mais pour cela, il fallait qu’on la suivît comme à Orléans, comme à Reims.

[94] Procès, t. I, p. 241.

[95] Item dicit quod, antequam sint septeni annis, Anglici dimittent majus vadium quani fecerint corani Aurelianis. (Procès, t. I, p. 84)

[96] Tertio quod villa Parisiensis redderetur in obdieutia regis. (Procès, t. III, p. 205.) — En vain M. Wallon voudrait prétendre que l’ordre donné par ses voix à Jeanne de rester à Saint-Denis, indique que, même après son échec, elles lui commandaient de persévérer. (T. I, p. 203.) — Pourquoi rester à Saint-Denis ? s’écrie M. Wallon (p. 250), sinon pour renouveler l’attaque ? Mais les seigneurs ne le voulurent pas. Ce n’est pas son inspiration qui lui fait défaut, mais la volonté de la cour. (M. Wallon oublie que la cour était en lutte avec les seigneurs.) Comment donc, ajoute-t-il, M. de Beaucourt entend-il qu’à Saint-Denis les voix l’exhortèrent à ne pas poursuivre ? Que voulait dire l’ordre de rester à Saint-Denis, sinon de ne pas renoncer à prendre Paris ? — Rappelons d’abord les paroles de Jeanne : Dicta Johanna confessa fuit quod vox dixit ei quod maneret apud villam sancti Dionysii in Francia; ipsaque Johanna ibi manere volebat, sed contra ipsius voluntatem domini eduxerunt eam. Si tamen non fuisset læsa in fossatis Perisiensibus, non inde recessisset ; et fuit læsa in fossatis Parisiensibus, cum de dicta villa sancti Dyonisii illuc perrexisset ; sed in quinque diebus sanata existitit. Ulterius confessa fuit quod fecit facere unam invasionem, gallice escarmouche, coram villam Parisiensi (t. I, p. 57). J’entends ces paroles dans le sens ou on les a généralement entendues. Quand Jeanne déclare que ses voix lui ordonnent de rester à Saint-Denis, qu’elle-même y voulait rester et qu’on l’a entraînée malgré elle, et que si elle n’eût été blessée devant Paris, elle y fût restée ; quand elle rapporte qu’elle y déposa ses armes (t. I, p. 170), et qu’elle ne poursuivit que quand ses voix l’y eurent autorisées (t. I, p. 260), il est évident que, dans ces circonstances, elle n’était pas animée d’une pensée de retour offensif, mais de découragement. Comment supposer, dit très bien le P. Gazeau (Études de mars 1866, p. 322), que ses voix lui donnent maintenant une mission qu’elle lui ont refusée avant et pendant l’assaut ? Jeanne voulait abandonner les armes, suivant le conseil de ses voix ; elle se laissa persuader par les instances des seigneurs, qui voulaient la conduire à de nouvelles entreprises, et ses voix consentirent à lever l’interdiction de poursuivre au delà de Saint-Denis : elle eut congié de s’en aler. — Remarquons qu’un des écrivains qui ont adopté avec le plus d’empressement le nouveau système sur la mission de Jeanne d’Arc, n’interprète nullement comme M. Wallon le fait qui eut lieu à Saint-Denis. Ce fut alors, seulement alors, dit M. Trognon dans son Histoire de France, que la généreuse fille crût que Dieu mettait un terme à sa mission, et dans l’amertume de son âme, elle alla suspendre sa bannière, avec son armure, près de la châsse de l’apôtre de la France (t. II, p. 439). Il est vrai que M. Trognon, reproduisant ici le contresens dont M. Henri Martin s’est rendu coupable (t. VI, p. 216, et Des récentes études critiques sur Jeanne d’Arc, p. 496), attribue à Dieu ce qui appartient aux seigneurs : Elle resta « à très grand regret et contre la volonté du Seigneur », ainsi qu’elle le dit plus tard, elle resta martyre dévouée à la cause dont elle avait assuré le triomphe. Ainsi d’après M. Henri Martin, Jeanne cède aux instances des princes et des capitaines, et part avec eux contre le vouloir du Seigneur même, renonçant ainsi à reprendre l’offensive sur Paris ; et d’après M. Trognon, elle reste à l’armée et poursuit sa carrière militaire contre la volonté du Seigneur. Contra ipsius voluntatem domini eduxerunt eam. Voilà comment on interprète les textes ! M. Sainte-Beuve n’avait-il pas raison de parler des documents bien lus et contrôlés ?

[97] Et quod dux Aurelianensis rediret ab Anglia. (Procès, t. III, p. 205)

[98] Voir M. Wallon, t. I, p. 166-168 et 179-8O. Voir aussi l’article de M. Nettement, p. 548-49, et ci-dessus.

[99] Dicebat se habere quator onera, videlicet : fugace Anglicos ; de faciendo regem coronari et consecrari Remis ; de liberando ducem Aurelianensem a manibus Anglicorum, et de levando obsidionem positam per Anglicos ante villam Aurelianensem. (Procès, t. III, p. 99)

[100] Audivit aliquando dictum Johannam dicentem regi quod ipsa Johanna duraret per annum et non multum plus. (Ibid., p. 99)

[101] T. I, p. 233 ; t. II, p. 362-363. Ce qu’elle était chargée de faire, disait l’auteur dans sa première édition (t. II, p. 278). — Il fallait qu’on y aidât. disait-il encore dans cette première édition (t. I, p. 146).

[102] T. I, p. 194.

[103] Si ses voix lui avaient promis des succès après le sacre de Reims, à Paris, à la Charité et ailleurs, ses voix l’auraient trompée. Si ses voix l’avaient trompée, sa mission serait manquée. Le R. P. Gazeau, Études de mars-avril 1862, p. 186.

[104] T. I, p. 101.

[105] T. I, p. 123.

[106] Éloge de Jeanne d’Arc, prononcé par M. l’abbé Pic, le 8 mai 1844, p. 33.

[107] Idem, ibid. L’éminent orateur, qui est devenu un de nos évêques les plus illustres, avait eu le rare mérite, avant tous ces débats, il y a vingt-trois ans, de préciser le point juste et de concilier l’ancienne tradition avec la vérité, en rejetant ce qu’elle avait d’exagéré. On a dit et l’on a répété souvent, disait-il alors, que la mission de Joanne d’Arc expirait au pied de l’autel de Reims, et que son devoir était de quitter l’armée et de rentrer dans sa chaumière, de déposer le glaive et de reprendre le fuseau ; et parce qu’elle entra de ce moment dans la carrière des malheurs, on l’accuse d’être sortie de la voie que le Seigneur lui avait tracée. Cette appréciation trop humaine, messieurs, n’est pas fondée sur l’histoire. Après un examen scrupuleux et approfondi, je vois bien que c’était le désir de Jeanne de reprendre la douce vie du hameau ; mais je ne vois pas que ce fut son devoir.... Le baptême de sang est inséparable de la mission divine.... Ô Jeanne ! je vous aimais heureuse et triomphante, je ne vous aime pas moins et je vous vénère davantage dans vos malheurs (p. 27-33). Ainsi, depuis qu’elle a quitté Reims, la mandataire du Ciel est redevenue une humble fille de la terre ; mais elle n’a pas désobéi à ses voix en restant à l’armée.

[108] Jeanne d’Arc a-t-elle accompli sa mission ?, par le P. Gazeau, l. c., p. 329.

[109] C’est ce qu’a très bien remarqué le P. Gazeau, l. c., p. 77 et 88.

[110] T. I. p. 172-73.

[111] Il fallait qu’elle souffrît, a dit M. Michelet. Voir les articles du P. Gazeau et celui de M. Nettement. La seconde partie de la vie de Jeanne, a dit ici même notre éminent collaborateur, ses épreuves, ses défaites, sa captivité, son martyre, n’étaient-ils pas nécessaires au salut de Jeanne d’Arc, comme les victoires de Jeanne d’Arc jusqu’au sacre de Reims étaient nécessaires au salut de la France ?

[112] Quelle erreur ce serait de croire que sa mission est achevée à Reims ! a dit M. l’abbé Deguerry, en 1856 ; une partie seulement de cette mission est accomplie, celle du Thabor mais reste celle du Calvaire. (Éloge de Jeanne d’Arc, p 34)

[113] Le P. Gazeau, l. c., p. 70 et 75.

[114] Panégyrique de Jeanne d’Arc, prononcé dans la cathédrale d’Orléans à la fête du 8 mai 1867, par M. l’abbé Freppel, 2ème édit., Paris, Bray, br. in-8°.

[115] M. l’abbé Freppel, l. c., p. 28 et 32.

[116] M. l’abbé Freppel a développé éloquemment cette pensée, dans son premier Panégyrique, prononcé en 1860 (p. 23-29). Tel a été le but de la mission de Jeanne d’Arc l’indépendance des nations chrétiennes, le triomphe de la foi et de la civilisation par le concours de la France, rendue à sa vie nationale, à sa liberté d’action.