Le duc de Bourgogne décide l'envoi d'une nouvelle ambassade au Roi ; il fait jurer au Dauphin d'observer le traité d'Arras. — Brouille du duc avec le comte de Charolais ; scène violente entre le père et le fils ; intervention du Dauphin ; réconciliation apparente. — Départ de l'ambassade bourguignonne ; ouvertures des ambassadeurs ; réponse que le Roi leur fait donner, après une longue attente. — Intrigues et complots à la cour ; arrestation d'Otto Castellain et de Guillaume Gouffier ; découverte d'une conjuration ourdie pour enlever le Roi. — Froideur témoignée aux ambassadeurs bourguignons ; le Dauphiné est mis en la main du Roi. — Rapport présenté au duc par ses ambassadeurs ; le Dauphin envoie chercher sa femme en Dauphiné. — Il s'installe au château de Genappe ; existence qu'il y mène. — Inquiétudes du duc de Bourgogne ; ses démêlés avec les Anglais qui occupent Calais ; conférences à ce sujet ; rapports alarmants qui lui viennent de tous côtés ; il visite les villes de Picardie et y est reçu avec enthousiasme. Le 4 janvier 1457, un chevaucheur de l'écurie partait de Bruxelles, où se trouvait le duc de Bourgogne, pour porter hastivement, jour et nuit, des lettres closes du chancelier Rolin à Jean de Croy, bailli de Hainaut, qui, revenu tout récemment de son ambassade à la Cour de France, était retourné à Mons[1]. Quelques jours plus tard, le même chevaucheur était envoyé à Lyon ou ailleurs porter hastivement aux membres du Conseil royalties lettres closes du duc touchant aucunes affaires et matières secrètes, et, rapporter la réponse[2]. Le duc Philippe se préparait à envoyer au Roi une nouvelle ambassade. Mais, auparavant, il voulut que le Dauphin lui donnât un gage. Celui-ci s'y prêta volontiers : par lettres patentes datées de Bruxelles, le 28 janvier, Louis déclarait avoir vu et fait voir par les gens de son Conseil, à grande et mûre délibération, les lettres patentes de son père données le 10 décembre 1435, contenant le texte du traité d'Arras, et en louer, agréer, ratifier et approuver tout le contenu, promettant, par les foi et serment de son corps et en parole du fils de Roi, pour lui et ses hoirs et successeurs, de tenir, garder, entretenir et accomplir de point en point, sans fraude, déception ou mal engin, le traité et toutes les choses y contenues. Ces lettres étaient contresignées par Jean de Montauban, Jean bâtard d'Armagnac, Georges de la Trémoille, Jean de Montespedon et le secrétaire Jean Bourré. Au dessous était écrit : Beaulx oncle Phelipe, duc de Bourgoingne, nous vous prometons, par la foy et serment de nostre corps, de entretenir et garder de point en point le traitié et apointement de la paix fait entre Monseigneur et vous, tout ainsy qu'il est cy dessus escript, sans aucunement faire ne venir à l'encontre. Et quant il plaira à Dieu que parvenons à la coronne de France, vous promettons encores baillier nos lettres patentes de telle substance que ces presentes. Escript de ma mayn. — LOYS[3]. Sur ces entrefaites survint un incident qui causa une vive émotion à la Cour de Bourgogne et fit éclater publiquement le dissentiment qui, depuis quelque temps déjà existait entre le duc de Bourgogne et son fils. Le comte de Charolais, après avoir rempli à Nuremberg une mission auprès des princes allemands, était revenu à Bruxelles le 12 janvier[4]. Depuis longtemps, il voyait avec un vif mécontentement l'ascendant de plus en plus grand que les Croy prenaient à la cour de son père, où ils cherchaient à supplanter le chancelier Rolin[5]. De leur côté, les Croy s'étaient plaints au duc du mauvais vouloir qu'ils rencontraient chez le comte de Charolais, et Philippe leur avait promis d'y mettre bon ordre[6]. A son retour, le comte s'occupa de régler la composition de sa maison. Une compétition relativement au poste de troisième chambellan se produisit entre Philippe de Croy, seigneur de Sempy, fils de Jean de Croy, et Antoine Rotin, seigneur d'Aymeries, fils du chancelier. Le comte de Charolais se prononça en faveur du second. Le 17 janvier, au sortir de la messe, le duc Philippe fit venir son fils dans son oratoire et lui enjoignit de donner le poste au seigneur de Sempy. Monseigneur, dit le comte, je vous prie, pardonnez-moi, mais je ne le pourrois faire. — Comment, reprit le duc, me désobéirez-vous ? ne ferez-vous pas ce que je veux ! — Monseigneur, je vous obéirai volontiers, mais je ne ferai pas cela. Le duc, dont le caractère était fort violent, s'emporta, et, jetant au feu les ordonnances que le comte avait faites pour sa maison : Or, allez quérir vos ordonnances, dit-il, car il en faut de nouvelles. Charolais n'était pas moins irascible que son père : il éclata à son tour. Ah garçon, s'écria le duc, désobéiras-tu à ma volonté ? Va hors de mes yeux ! En prononçant ces paroles, il tira sa dague. Son visage, d'une pâleur mortelle, s'empourpra soudain et se contracta d'une manière horrible ; il jetait sur le comte des regards menaçants. La duchesse de Bourgogne, présente à cette scène, craignit que son mari ne se portât à quelque violence ; toute tremblante, elle prit le comte par la main, et, le poussant devant elle, sortit avec lui de l'oratoire. Un clerc de la chapelle, qui se trouva sur son passage et au quel elle demanda d'ouvrir une porte dont il avait la clé, se jeta à ses genoux, la suppliant d'exhorter son fils à la soumission. Tandis que la duchesse, touchée de ses paroles, s'efforçait de calmer Charolais, on entendit la voix du duc qui arrivait furieux : Mon ami, dit la duchesse au clerc, ouvrez-nous bien vite ; il nous convient partir, ou nous sommes morts. La porte fut ouverte. La duchesse, tout d'une traite, se précipita avec son fils dans la chambre du Dauphin, fort surpris de cette soudaine apparition. Elle le supplia de s'interposer. Louis y consentit. Mais le duc, courroucé de ce que sa femme avait initié un étranger aux divisions intestines de sa maison, le reçut fort mal. Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi. Je vous prie que vous déportiez de votre requête, car je ne suis encore en volonté de me contenter de Charolais ; mais je lui montrerai que je suis son père et que je le pourrai bien faire un petit valet. Tenez-vous en paix. Je ferai bien avec mon fils et aussi avec la mère, laquelle n'a de rien amendé sa querelle. Louis eut beau supplier, se jeter à genoux en prenant le duc à bras-le-corps, tout fut inutile. Il sortit en larmes, et alla retrouver la duchesse et le comte pour leur faire part de l'insuccès de sa tentative. Le duc, satisfait d'être débarrassé des importunités du Dauphin, fit venir un de ses valets de chambre, et lui enjoignit de prévenir le seigneur de Croy, Jean de Croy et le seigneur de Sempy qu'ils eussent à se transporter à Hal, où, cette nuit même, il irait les rejoindre. En même temps il donna ordre de seller un cheval. Sortant de son oratoire, il se fit remettre vingt florins par le même valet de chambre ; puis, sans dire mot à personne, il piqua des deux à travers le parc, et, comme un homme troublé contre la raison, gagna la campagne. La nuit était venue ; à la suite d'une forte gelée, un épais brouillard obscurcissait l'atmosphère ; bientôt la pluie tomba, détrempant les chemins. Le duc, sans manteau, sans houseaux, marchait toujours devant lui, ne s'inquiétant ni du vent, ni de la tempête. Il arriva dans une épaisse forêt, où la nuit était si profonde qu'il ne pouvait plus distinguer son chemin. Il erra ainsi pendant trois heures, sans rencontrer âme qui vive. Plusieurs fois son cheval s'abattit ; son épée se brisa et le blessa à la jambe ; il fut contraint de mener sa monture par la bride et de la traîner après lui. Enfin l'aboiement d'un chien se fit entendre ; il se trouva devant la hutte d'un charbonnier, où il put réchauffer ses membres engourdis et prendre quelque nourriture. De là au milieu de la nuit, il gagna l'habitation d'un de ses veneurs. Il y passa la journée, et alla coucher au château de Genappe, où Philippe Pot, l'un des gentilshommes de sa maison partis à sa recherche, le joignit le lendemain matin. — C'est à grand'peine qu'on parvint à calmer le duc ; il fallut l'intervention du Dauphin et de la comtesse de Charolais pour obtenir qu'il pardonnât à son fils. Le comte de Charolais s'était retiré à Termonde. Philippe Pot et le maréchal de Bourgogne allèrent le chercher. Le Dauphin l'amena à Genappe, où. il reçut son pardon ; mais le comte dut céder aux volontés paternelles, et congédier plusieurs de ses serviteurs[7]. La mésintelligence qui s'était produite avec un tel éclat devait laisser des traces profondes. Le comte de Charolais n'attendit qu'une occasion pour prendre sa revanche. La duchesse de Bourgogne, froissée dans ses sentiments maternels, quitta une cour on elle se regardait désormais comme une étrangère, et se retira dans un monastère de sœurs grises qu'elle avait fondé près de Niepce[8]. Quant au Dauphin, il sut profiter de cet incident pour conquérir une situation importante à la cour de Bourgogne. Quelque temps après, la comtesse de Charolais étant accouchée d'une fille, ce fut lui qui tint l'enfant sur les fonds de baptême ; lui donna le nom de sa mère[9]. La filleule du Dauphin était cette Marie qui devait un jour devenir l'héritière des ducs de Bourgogne et transporter à la Maison d'Autriche la puissance territoriale si redoutable que Charles VII s'était vainement efforcé de détruire. L'épisode que nous venons de raconter ne fit que retarder de quelques jours la reprise des relations du duc avec la cour de France. Le 8 février les mémos ambassadeurs qui, au mois d'octobre précédent, s'étaient rendus près de Charles VII, repartirent avec une nouvelle mission. Leurs lettres de créance portaient la date du 5 : il y en avait une pour le Roi et une pour les membres du Conseil[10]. Dès le 10, un chevaucheur fut dépêché vers Croy et Lalain, avec des lettres closes les informant de certaines nouvelles apportées par l'évêque de Toul, qui revenait d'une ambassade auprès du roi de Hongrie Ladislas et d'autres princes d'Allemagne[11]. Le lendemain, un poursuivant d'armes partit encore pour rejoindre les ambassadeurs et leur remettre des lettres closes touchant aucunes choses pour le fait de l'ambassade[12]. Le duc de Bourgogne et le Dauphin attachaient une grande importance à cette mission diplomatique, qui devait décider de la nature des relations entre la cour de France et la cour de Bourgogne. Arrivés le 8 mars an château de Saint-Priest, en Dauphiné, où se trouvait le Roi, les ambassadeurs bourguignons y furent retenus pendant plusieurs semaines. C'est seulement le 23 avril que Charles VII leur fit donner réponse. Les ouvertures faites par les ambassadeurs avaient porté sur trois points : 1° le duc de Bourgogne ayant été informé que le Roi était satisfait qu'il s'employât auprès du Dauphin en vue d'un accord, déclarait qu'il avait communiqué avec lui à plusieurs reprises, et l'avait trouvé eu toute humilité et obéissance envers le Roi et désirant en toutes choses être en sa bonne grâce ; 2° le Roi était sollicité de laisser le Dauphiné en l'état, où il se trouvait au moment du départ du Dauphin ; toutefois, si le Roi voulait avoir les places entre ses mains, elles lui seraient remises ; le Dauphin, étant toujours dans les mêmes dispositions, suppliait le Roi de ne plus le presser davantage relativement à ce qu'il prétendait exiger de lui, et le duc, pour le bien de la matière, conseillait au Roi d'agir de la sorte. La réponse du Roi fut communiquée aux ambassadeurs, en sa présence, par le chancelier. Eu voici la substance. I. Le Roi se souvient que, quand les ambassadeurs sont venus à Saint-Symphorien, ils ont dit de la part de leur martre que celui-ci n'avait point l'intention de se porter partie pour le Dauphin, mais seulement de s'employer à rétablir la bonne intelligence entre lui et, son père. Le Roi a accepté que la question fut posée en ces termes. Si, comme le prétend te duc, le Dauphin est en toute humilité et obéissance, et désireux de se mettre en la bonne grâce du Roi, il n'a qu'a le montrer par effet : le Roi, ainsi qu'il n'a cessé de le dire, est toujours prêt à le recevoir en sa bonne grâce et à chasser de son souvenir tout ce que, par le passé, le Dauphin a pu faire à sa déplaisance. Toutefois, depuis qu'il est en cette contrée, le-Roi a su que te Dauphin lient une conduite toute différente de celle dont parle le duc. N'a-t-il pas fait mettre en prison le neveu de Malhortie, parce que celui-ci a donné ouverture de la place de Quirieu aux gens du Roi ? pas voulu le faire périr[13] ? Or, le jeune Malhortie est sujet du Roi ; il a été appréhendé parce que son oncle avait obéi an Roi comme il devait le faire. Le Roi demande qu'il soit mis en liberté. Il se plaint en outre de ce que certains des gens laissés par son fils en Dauphiné se sont mis en armes pour résister à ses gens. HH. Le départ soudain du Dauphin a laissé le Dauphiné sans provision, à la merci de gens de guerre étrangers et d'un mauvais renom ; en outre le Dauphin avait enlevé la garde de certaines places à ses sujets pour la confier à des étrangers, et, depuis sa retraite, il a aliéné d'autres places pour des sommes d'argent. En raison de ces faits, le Roi ne peut obtempérer à la requête du duc. Toutefois, il se bornera à faire gouverner le Dauphiné sous sa main, et il y a laissé le même gouverneur et les mêmes officiers. III. Le Roi est bien émerveillé des craintes que, au dire des ambassadeurs, le Dauphin éprouve, car il s'est toujours montré doux et bénin, non seulement envers ses sujets mais encore à l'égard de ses ennemis ; plusieurs fois il a demandé aux gens du Dauphin que leur maure déclarât pleinement la cause de ces peurs et craintes, promettant de lui donner telle sûreté et telle provision qu'il n'aurait plus sujet d'avoir de crainte. D'ailleurs, le Roi a l'intention d'envoyer prochainement vers le duc pour l'entretenir plus longuement de ces matières[14]. Nous avons dit que le Roi avait retenu les ambassadeurs pendant plusieurs semaines avant de leur donner réponse. De graves incidents venaient de se produire à sa cour et avaient motivé ce retard. Dans les derniers jours de l'année 1456, le bruit se
répandit que Otto Castellain, qui avait succédé à Jacques Cœur comme
argentier, usait de sortilèges contre la personne du Roi, et que Guillaume
Gouffier, le plus intime des familiers de Charles VII[15], qui l'avait
comblé de faveurs et élevé au poste de premier chambellan, était mêlé à ces
pratiques diaboliques. Tous deux étaient munis, paraît-il, de caractères ou
talismans métalliques et de figures magiques, et se vantaient de conserver,
quoi qu'il advînt, les bonnes grâces du Roi[16]. Charles VII
n'hésita point : le 1er janvier 1457[17], il fit arrêter
Castellain sur le pont de Lyon par Jean de la Gardette, prévôt de l'hôtel ;
et, malgré son attachement pour Gouffier, il donna l'ordre de le faire mettre
également en prison[18]. Le procès
s'instruisit longuement[19]. Aucun indice
n'ayant paru confirmer les soupçons contre Gouffier, il allait être mis en
liberté quand il se vendit lui-même : Capitaine,
dit-il à son gardien Jean d'Anion, capitaine de Pierre Encise, chargé de le
tirer de prison, je crois que le Roi me mande et j'entends
que mon fait se porte bien. Je veux être net de toutes choses avant de partir
d'ici ; allez donc vers le Roi, et dites-lui
que j'ai certains deniers qui reposent sous moi, faits de tel art et de telle
vertu que tout ce que je puis désirer au monde je l'ai et l'obtiens toutes et
quantes fois que je veux, soit homme, soit femme, soit un oiseau volant en
l'air, soit un poisson au fond de la rivière, soit une bête sauvage en la
forêt, ou quelque chose que ce soit. Je m'en suis joué, et j'en ai fait mon
passe-temps. Le Roi s'en moquera, je pense. Je vous prie de l'en aller
avertir de ma part, afin que je sois purifié quand je paraîtrai devant lui[20]. D'Aulon ne
voulut pas se charger de la commission, et dit à Gouffier d'écrire ce qu'il
voulait faire dire au Roi. Quand Charles VII reçut la communication : Saint Jean ! s'écria-t-il, il
y a au ventre d'où cela part bien d'autres choses. Le procès d'Otto
Castellain fut repris à la date du 1er mai 1459[21]. Gouffier fut
examiné de nouveau, mis à la question : finalement, il avoua tout ce dont on
l'avait accusé, et d'autres grands cas dont
il s'était rendu coupable. Il fut condamné au bannissement et à la perte de
ses biens ; mais le Roi, en lui retirant tous ses offices, lui laissa ses
biens, et se borna à le bannir à trente lieues de sa personne. Quant à Otto
Castellain, il fut convaincu de crimes horribles. Condamné au bannissement
par arrêt du 6 septembre 1460, il parait avoir été retenu prisonnier jusqu'à
la mort de Charles VII[22]. L'émotion causée par l'arrestation de Castellain et de Gouffier était à peine calmée quand on découvrit un complot ourdi pour enlever le Roi au château de Saint-Priest. Les conjurés, au nombre de sept, devaient s'emparer de sa personne à une heure convenue, et l'enmener à leur plaisir et à force où bon leur sembleroit ; quatre cents hommes armés étaient prêts à les seconder[23]. Par bonheur, l'un des conjurés, nommé Gresille[24], vint tout révéler au Roi, en implorant sa merci. L'affaire n'eut pas de suite ; mais Charles VII en ressentit une impression de terreur dont il ne put se défendre[25]. Quelle était la main qui avait dirigé ce complot ? On est à cet égard réduit à des conjectures. La coïncidence de l'événement avec la présence des ambassadeurs bourguignons excita la défiance du Roi, qui retarda leur expédition et les traita avec une grande froideur[26]. Sans attendre davantage, Charles VII, qui se tenait au courant de ce qui se passait à la cour de Bourgogne[27], résolut de trancher l'un des points qui avaient fait l'objet des réclamations du duc et du Dauphin : par lettres patentes du 8 avril, il mit le Dauphiné en sa main. Les considérants de ces lettres contenaient un blâme sévère contre le Dauphin[28]. Les ambassadeurs bourguignons, en venant rendre compte au duc Philippe de leur mission, le trouvèrent à Bruges ; il était en train de faire visiter au Dauphin les villes de Flandre, où de magnifiques réceptions furent faites à l'héritier du trône[29]. Le résultat de l'ambassade était, comme le dit Georges Chastellain, pauvre chose et de petit espoir. Le Roi commençait à rendre le duc responsable de la résistance persistante du Dauphin ; il estimait que les belles paroles et les grandes excusations dont la bouche des représentants du duc était pleine n'étaient que des subterfuges couvrant de fâcheux dessins. Les ambassadeurs annoncèrent en outre à leur maitre qu'une ambassade du roi de Hongrie était venue au château de Saint-Priest, dans le but de négocier le mariage de Ladislas avec une fille du Roi[30]. Ces nouvelles troublèrent fort le duc et le Dauphin. En apprenant que le Dauphiné était mis en la main du Roi, Philippe, persuadé que c'était à cause de lui que cette mesure était prise, vint trouver Louis et lui dit : Or ça, Monseigneur, il a plu au Roi de vous ôter votre pays de Dauphiné, qui n'est qu'un seul pays ; vous êtes aujourd'hui seigneur et prince sans terre. Mais pourtant vous ne demeurerez point sans pays, car tout autant que j'en ai est vôtre et je le mets entre vos mains, et n'en veux rien réserver, fors seulement pendant ma vie et celle de ma femme. Si vous prie qu'il vous plaise faire bonne chère, car, si Dieu ne m'abandonne, je ne vous abandonnerai jamais[31]. Le Dauphin résolut alors d'envoyer chercher sa femme, Charlotte de Savoie, qui était restée en Dauphiné, et qui jusque-là à cause de son jeune âge, n'avait été sa compagne que de nom. A cette nouvelle, le duc de Bourgogne fit monter à cheval son roi d'armes Toison d'Or[32], pour aller incontinent informer le Roi des causes pour lesquelles le Dauphin faisait venir sa femme et le prier de ne pas prendre la chose en mauvaise part, car le prince ne le faisait qu'à cette triple fin : 1° pour l'honneur de Dieu, afin de vivre hors du péché dans l'état du mariage ; 2° dans l'espoir d'avoir génération et pour se donner compagnie et consolation eu sa longue adversité ; 3° pour lui fournir les moyens d'existence dont elle était dépourvue. Charles VII ne fit aucune opposition : la Dauphine prit le chemin de la Flandre, en passant par Besançon et Metz ; elle arriva dans les premiers jours de juillet. Louis, qui était alors à Louvain avec le duc[33], s'avança à sa rencontre jusqu'à Namur, et l'emmena à Louvain, où les époux passèrent leur lune de miel avant d'aller s'installer au château de Genappe, près de Bruxelles, que le duc de Bourgogne leur assigna comme résidence[34]. Le Dauphin allait se faire une existence nouvelle dans cette maison de chasse, où il devait résider jusqu'à sou avènement au trône. Il s'y entoura de joyeux compagnons, qui lui firent passer gaiement son temps ; il aimait les chiens et les oiseaux ; il était passionné pour la chasse ; il avait aussi des goûts littéraires : c'est à Genappe, avec le concours d'une pléiade de beaux esprits que le prince faisait venir et entretenait à prix d'or, que furent composés ces contes licencieux restés célèbres sous le titre de Cent Nouvelles nouvelles[35]. Il était à la fois, nous dit Olivier de la Marche, large et abandonné, payant grassement ceux dont il voulait se servir — y compris les espions qu'il entretenait à la cour de son père, — donnant congé à sa fantaisie à ceux dont il était las[36]. Le duc de Bourgogne pourvoyait largement à ses dépenses : il lui faisait compter une pension de trente-six mille livres, et la Dauphine touchait mille livres par mois[37]. En installant définitivement le Dauphin dans ses États, le duc de Bourgogne n'était pas sans appréhension sur les conséquences qui pouvaient en résulter pour lui. De toutes parts il voyait surgir des difficultés et des périls[38]. Brouillé avec le comte de Saint-Pol, il s'était aliéné le connétable de Richemont, en repoussant une requête que celui-ci venait de lui adresser en faveur du comte de Saint-Pol, son beau-frère, dont les terres avaient été confisquées par le duc[39]. Il venait de perdre un allié fort précieux en la personne du duc d'Alençon qui, tout emprisonné qu'il fût, restait en intelligence avec lui[40]. Philippe s'attendait, d'un moment à l'autre, à une démonstration armée du Roi du côté des villes de la Somme, Afin de pourvoir à la sûreté de la Picardie et d'être à portée des événements, il vint s'établir dans son château d'Hesdin, qu'il s'était plu à embellir (18 juillet)[41]. D'autre part, les Anglais lui donnaient plus d'un motif de plaintes à cause des excès que, au mépris des trêves, ils commettaient sans cesse sur ses sujets : une conférence fut tenue à Oye, du 4 au 8 juillet, entre le comte de Warvick, gouverneur de Calais, et, le comte d'Étampes, assisté de plusieurs conseillers du duc, pour régler les questions en litige[42]. Les négociations se poursuivirent' à Calais, sans qu'on pût arriver à une solution. Quand les commissaires bourguignons vinrent à Hesdin rendre compte de leur mission, l'affaire fut examinée en Conseil[43] : ou décida qu'il fallait à tout prix pacifier une querelle qui, en somme, était de minime importance et ne devait point altérer les bous rapports existant depuis longtemps entre les cours de Bourgogne et d'Angleterre. Philippe, résolut donc d'envoyer de nouveaux ambassadeurs à Calais pour conclure un arrangement[44]. D'ailleurs l'attitude de Charles VII, fort aigri par la protection que le duc accordait à son fils rebelle, imposait les plus grands ménagements : il importait avant tout de se mettre en mesure de résister à une agression qui semblait imminente. Le comte d'Eu, sous prétexte de faire la guerre aux Anglais, n'épargnait guère les sujets du duc. Celui-ci mit en sa main les terres que le comte possédait dans ses États, et chargea le comte d'Étampes d'aller lui demander raison de sa conduite. Le comte répondit à l'envoyé de ce prince qu'il ignorait ce qui pouvait motiver ces plaintes : il n'avait rien fait contre le duc ; il désavouait les mauvais garçons qui avaient pu, sous son nom et à son insu, commettre les excès qu'on lui reprochait. Ces excuses furent agréées et la mainmise fut levée. Mais, en s'en retournant, Robert du Quesnoy, qui avait apporté le message du coince, rencontra certains fauconniers du duc, revenant de la chasse avec leurs faucons. Ayant demandé à qui ces oiseaux appartenaient, on lui répondit que c'étaient les faucons du duc de Bourgogne. Là-dessus Robert en prit un ou deux et les emporta en disant : Si quelqu'un y contredit, je lui couperai la gorge. Le soir même le fait était rapporté au duc. Grand fut son courroux. Sans l'intervention du comte d'étampes, qui amena Robert du Quesnoy à présenter ses excuses, l'affaire n'en fût pas restée là[45]. Cependant, de tous côtés, Philippe le Bon recevait des rapports sur les journées et conventions secrètes que tenaient, à Paris et ailleurs, les capitaines de l'armée royale[46]. Il apprit que, non seulement sur les frontières de la Picardie, mais sur celles de Bourgogne, à Langres, et sur d'autres points, des rassemblements de troupes s'opéraient. Craignant que la fidélité de ses sujets de Picardie ne fait ébranlée, il résolut d'alter visiter les villes de la contrée. Il se rendit donc à Abbeville (6 août), où il fut reçu avec enthousiasme ; il y réunit les notables de la ville, les interrogea sur leurs dispositions, et les engagea à persévérer dans l'attachement à leur seigneur, qui toujours avait été pour eux bon protecteur et bon prince. — Monseigneur, répondirent-ils, nous vous tenons pour notre seigneur et pour notre prince, et nous voulons vivre et mourir avec vous. Rien ne pourra nous distraire de votre amour et obéissance. De là le duc se transporta à Amiens, où on lui lit pareille réponse ; il y célébra la fête de l'Assomption, au milieu de réjouissances assombries pourtant par la mortalité qui sévissait alors dans cette ville. Puis il alla visiter Péronne et Saint-Quentin. Partout il reçut des témoignages de l'attachement des populations ; partout on déclara vouloir vivre et mourir avec lui et maintenir sa querelle[47]. Après ce voyage triomphal, le duc de Bourgogne regagna le Brabant, en passant par Genappe, où il visita le Dauphin, avec lequel il entretenait de continuelles relations. Philippe avait été avisé que le Roi se préparait à lui envoyer une ambassade : il ordonna à l'évêque d'Arras et à l'évêque d'Amiens de se rendre à Tournai au-devant des ambassadeurs. Mais, avant d'exposer ce qui est relatif à cette mission diplomatique, il nous faut parler de l'intervention du roi de Castille en faveur du Dauphin et d'un grave événement qui vint surprendre le duc Philippe tandis qu'il visitait ses villes de Picardie : une flotte française parut dans la Manche, menaçant à la fois les côtes de l'Angleterre et de la Flandre. Il convient, pour l'intelligence des faits, de reprendre les choses d'un peu plus haut, et d'examiner quelles avaient été, dans ces dernières années, les relations de Charles VII, d'une part avec la Castille, d'autre part avec l'Écosse et avec l'Angleterre. |
[1] Archives de Nord, B 2026, f. 227.
[2] Archives du Nord, B 2026, f. 229.
[3] Original, Mélanges de Colbert, 355, n° 206 ; éd. Léonard, Recueil des traitez, t. I, p. 20.
[4] Il était parti le 19 novembre en compagnie d'Adolphe de la Marck. Archives du Nord, B 2026, f. 210 v°.
[5] Ceulx de Cry et leur maison faisaient leur faict à part, portez et amez du duc merveilleusement ; et d'aultre part le chancelier Raulin se lit serviteur du comte de Charrolais ; et ainsi entra la maison de Bourgoingne en bande et en partialité, les uns portez du père et les autres portez du filz. Olivier de la Marche, t. II, p. 415.
[6] Voir Chastellain, t. III, p. 230-231 ; Olivier de la Marche, t. II, p. 414-415.
[7] Sur cet épisode, voir Georges Chastellain, qui y a consacré de longues pages, t. III, p. 250-294 ; Olivier de la Marche, t. II, p. 415-421 ; Chronique dans le ms. fr. 85, f. 113 (passage reproduit par le continuateur de Monstrelet, éd. de 1595, t. III, p. 69) ; Jacques du Clercq, livre III, chap. XXVI.
[8] Du Clercq, livre III, chap. XXVI.
[9] Chastellain, t. III, p. 297 ; Du Clercq, livre III, chap. XXVI.
[10] Les originaux sont dans le ms. 5041, f. 15 et 10. — Jean de Croy et Simon de Lalain partirent le 10 février, en compagnie de Toison d'Or et du poursuivant d'armes Salins ; ils revinrent le 14 mai. Archives du Nord, B 2026, f. 177-178 et 180.
[11] Archives du Nord, B 2026, f. 250.
[12] Archives du Nord, B 2026, f. 234.
[13] Voir sur la conduite inhumaine du Dauphin à l'égard du jeune Malhortie les détails donnés par Chastellain (t. III, p. 228). Malhortie, d'abord menacé de mort, fut mis en prison en basse fosse, en grant povreté et misère, et y demora par longue espasse et terme d'ans.
[14] Ms. fr. 15537, f. 29 ; copie moderne dans Du Puy, 762, f. 25.
[15] Dans sa dépêche du 7 décembre 1456, Tibaldo le qualifie de mignoto e voliti camerlengo grata del Re. Lettres de Louis XI, t. I, p. 269.
[16] Lettres de rémission en date de décembre 1459. Archives, JJ 190, n° 14.
[17] La date du 1er janvier est donnée par Chastellain (t. III, p, 295) ; mais il résulte de la mention suivante, tirée des comptes, que, dès le 30 décembre, l'arrestation était opérée : Me Macé Gauvignmeau, notaire et secretaire du Roy, XXVII l. X s., 30 décembre, pour aller à Rouen saisir tout ce qu'il trouvera appartenir à Otto Castelan, argentier, prisonnier. Cabinet des titres, 685, f. 192 v°.
[18] Dans des lettres des 22 février et 28 mai 1451, données comme sénéchal de Saintonge, Courtier est encore qualifié de premier chambellan (Clairambault, 164, p. 4841 ; ms. fr. 26084, n° 6966) ; il conserva la charge de sénéchal de Saintonge jusqu'au 11 mars 1459.
[19] Voir à ce sujet une note supplémentaire à la fin du volume.
[20] Chastellain, t. III, p. 295.
[21] Voir note supplémentaire.
[22] Voir Chastellain, t. III, p. 294-496 ; Chartier, t. III, p. 53-55, et note supplémentaire à la fin de ce volume.
[23] Chastellain, t. III, p. 366.
[24] On trouve dans les comptes de 1458-59 la mention suivante, qui parait se rapporter à ce personnage : Jehan Chenart, dit Gresille, escuyer, capitaine d'Embrun en Dauphiné, pour un cheval qu'il a amené au Roy à Champigny et pour sa despense VIxx, XVII l. X s. Cabinet des titres, 685, f. 210.
[25] De laquelle chose le Roy devint tant peureux et tant doubteux que nul jamais plus, et tellement qu'à peine le pouvoit on rassurer. Chastellain, t. III, p. 307.
[26] Voir Chastellain, t. III, p. 307.
[27] On lit dans le huitième compte de Mathieu Beauvarlet : Guillaume Vitrier, essuyer, seigneur de la Valée, XI l., 5 février, pour alter en Flandres, et LXI l. en avril pour aller à Bruges en Flandres s'informer des entreprises faites contre le Roy. Cabinet des titres, 685, f. 192 v°.
[28] Voir Duclos, Recueil de pièces, etc., p. 92.
[29] Voir Chastellain, t. III, p. 301 et suivantes ; Du Clercq, livre III, chap. XXVII. — Il arriva durant le séjour à Bruges une aventure assez piquante, que raconte le chroniqueur attitré du duc de Bourgogne. Tandis que les magistrats haranguaient le duc, en lui présentant les clés de la ville, des marchands catalans et espagnols s'avancèrent pour voir de plus près le cortège princier, poussant des cris et agitant des torches non allumées. Le Dauphin prit ces torches pour des lances et ces marchands pour des gens de guerre : Durement on devint perplex, ci, tout plein d'effroy, cuidoit certainement estre trahi, jusques à perdre toute manière et parole. Sy s'en perçut le duc et en devint tout honteux mesmes, mais leur fit dire que, de par le diable, ils s'en rallassent tout court, ou il les puniroit de corps ; lesquels, confus de leur folie, le firent ainsi et l'allèrent attendre à la porte.
[30] Chastellain, t. III, p. 312.
[31] Chastellain, t. III, p. 308.
[32] Chastellain, t. III, p. 313 ; Archives du Nord, B 2026, f. 94 v°.
[33] La court est de present à Louvain, écrivait Thierry de Vitrey au comte de Vaudemont, à la date du juillet ; et se ainme bien là monseigneur le Dalphin, pour ce qu'il y a belle chasse, belle voulerye, et garenne grande de conins dedans et dehors la ville. Collection de Lorraine, VIII, n° 60.
[34] Chastellain, t. III, p. 313-1.1 ; 322-27 ; Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 351-52 ; Du Clercq, livre III, chap. XXVI. — Le Dauphin parait s'être installé à Genappe dès la fin de juillet : le 27, le duc envoyait de Hesdin à Genappe porter des lettres closes au Dauphin et à la Dauphine (Archives du Nord, B 2026, f. 271 v°-272).
[35] Voir l'édition donnée en 1841 par M. Le Roux de Lincy (2 vol. in-12).
[36] Olivier de la Marche, t. II, p. 413-414 et 420.
[37] Olivier de la Marche, t. II, p. 411 ; Matthieu d'Escouchy, t. II, p. 333. Le duc fit payer 1200 livres comptant au Dauphin pour les frais de son voyage à Namur (Archives du Nord, B 2026, f. 214 v° et 323).
[38] Estoit le temps bien apparent de produire dures et estranges besongnes beaucoup et de perilleuse attente, dont il ne faillit point, car plus alloit avant que plus tousjourss alloit en fellissant à tous lez, huy vers France, demain vers Angleterre, un autre jour en Hongrie. Chastellain, t. III, p. 525.
[39] Le comte de Saint-Pol avait abandonné le duc pour passer au service de Charles VII, et avait refusé le collier de la Toison d'or. Voir Chastellain, t. III, p. 343-347.
[40] Au commencement de 1457, Pierre Gilles, écuyer, serviteur du duc d'Alençon, reçoit 43 l. pour ses dépenses à Bruxelles, où il est nagueres venu, de par son maitre pour matières secrètes (Archives du Nord, B 2026, f. 318 v°). En juillet suivant, May de Houllefort, écuyer d'écurie du duc, est à Hesdin, près de Philippe le Bon, et le suit à Abbeville en août ; il reçoit 24 l. (Id., f. 354 v°). Un autre messager apporte une lettre close (f. 357 v°). Un peu plus taud arrive Jacques du Bois, écuyer, serviteur de la duchesse d'Alençon (f. 358).
[41] Un des somptueux ouvrages de la terre (Chastellain).
[42] Archives du Nord, B 2030, f. 165.
[43] Voir Chastellain, t. III, p. 317-320 et 337-338.
[44] Chastellain, t. III, p. 338-339. On trouve des détails sur les relations du duc avec le comte de Warwick dans les Registres de Lille : Archives du Nord, B 2026, f. 275 v°, 276, 283, 287, 287 v°.
[45] Chastellain, t. III, p. 339-342.
[46] Chastellain, t. III, p. 362.
[47] Chastellain, t. III, p. 365.