I Accusations formulées contre Pierre de Brezé et d’autres conseillers de Charles VII. Une grave accusation a été portée par MM. de Saulcy et Huguenin[1] contre plusieurs personnages de la cour de Charles VII, et des plus notables : Des sommes énormes, disent ces deux auteurs, furent offertes à l’amiral de France, au grand maître d’hôtel, au grand écuyer, au grand chancelier (sic), au président du parlement, à tous ceux enfin que l’on supposait avoir quelque influence sur l’esprit du Roi ; tous vendirent leurs bons offices. Pierre de Brezé surtout se laissa prendre à l’appât des monceaux d’or qui lui furent offerts, et promit de servir la cause de la cité (cf. 160-161). Les personnages incriminés sont : 1° Pierre de Brezé ; 2° l'amiral, c’est-à-dire Prégent de Coëtivy ; 3° le grand maître d’hôtel, c’est-à-dire Louis de Bourbon, comte de Vendôme ; 4° le grand écuyer, c’est-à-dire Poton de Saintrailles ; 5° le chancelier, c’est-à-dire Guillaume Jouvenel ; 6° le président au parlement (et non du), c’est-à-dire Jean Rabateau. Sur quelle autorité s’appuie-t-on pour formuler une telle accusation ? J’ai cherché en vain dans les preuves qui accompagnent la Relation du siège, sans trouver la moindre articulation à cet égard. La chronique manuscrite de Lorraine est la seule autorité qu’on puisse invoquer. Nos auteurs le constatent eux-mêmes (p. 151) : La chronique manuscrite de Lorraine, publiée par D. Calmet, est la seule qui fasse mention de ce fait. Or, que lit-on dans cette chronique ? Ceulx de Metz voyant que grande guerre on leur faisoit et que plusieurs places perdus avoient. Ils s’assemblerent au Conseil pour visiter le cas, comme s’y debvoient gouverner. Ils firent faire deux tonnes plaines de gros de Metz, lesquelles pour lors ne valloient que dixhuict deniers... Quand lesdits de Metz eurent faict tout forgier, au Conseil du Roi Charles firent remontrer que le Roi avoit tort de commencer la guerre veu les droicts qu’ils ont... A chacuns des gens du Roi Charles et tous les Grands, secretement à chacun d’eulx leurs donnerent grande somme d’argent, à l’Admiral, au grand Maistre d’hostel, au grand Escuyer, au grand Chancelier, au grand Président ; tous en eurent des pièces, lesquels remonstrerent au Roi que il leur faisoit tort[2]. Il faut noter pourtant cet éloge de Brezé, que nous rencontrons dans une des chansons composées pour célébrer la délivrance de Metz : Par Dieu, Roy de Secille Tu es mal aviseir Quant tu vint devant Metz. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au Roy de France avois donneis à entendre. Mais quant il ait veu la veritez, Du pays s’a partis et s’en est retourneis. Et Gentil de France, adieu, soyés rendus ; Et le gentil Daulphin qui vous a recondus ; Le gentilz seneschaul d’Anjou Homme d’honneur et de bonne conscience Comme il l’ait demonstrez. Ou pays par dessa Dieu le veullet honnoreir ! MM. de Saulcy et Huguenin, qui citent cette chanson[3], reproduisent quelque part (p. 161, note) un passage de Belleforest qui, dans ses Grandes Annales de France, a prétendu que Brezé était gaigné par ceux de la ville. Ceci est simplement le commentaire de ce passage de la chronique dite de Praillon : Le XIIIe jour de mars, le seneschaul d’Anjou arriva à Metz, où il fut bien receu et bien festoiés des seigneurs de Mets, lesquelz pour la part du Roy avoit fort traveillé pour faire la paix d’icelle guerre. De quoy les seigneurs de Metz l’en sçavoient boin greis et ne luy furent point ingrat[4]. De tout ceci, qu’est-ce que l’histoire sérieuse doit retenir ? Une seule chose, conforme aux usages du temps, et qui
n’autorise nullement l’accusation portée contre les conseillers de Charles
VII : c’est que, dans les négociations engagées soit avec des souverains étrangers,
soit avec des villes, on faisait des largesses aux ambassadeurs. Mais de là à
les taxer de s’être vendus, il y a loin, et il est impossible de soutenir que
Pierre de Brezé, le principal négociateur, se soit laissé corrompre. C’est ce
qu’a très bien reconnu M. Vallet de Viriville, qui dit à ce propos[5] : Il n’est pas douteux que Pierre de Brezé, ainsi que les
grands personnages français, reçurent des Messins de larges gratifications
pécuniaires et autres. Mais on n’observe pas que ces présents aient altéré en
rien la droiture et la fidélité de leur conduite. L’usage des présents
diplomatiques ou administratifs était, au quinzième siècle, d’un emploi
quotidien et universel. II Les joutes de Nancy et de Chalons. Les chroniqueurs ont tellement mêlé les faits relatifs aux joutes qui eurent lieu, en 1445, à Nancy et à Chalons, que ceux de nos historiens qui ont parlé de ces divertissements chevaleresques ont eu quelque peine à s’y reconnaître. On a vu plus haut que nous avons pris le parti de transporter à Châlons l’épisode principal, savoir le pas d’armes de Jacques de Lalain, malgré l’assertion de l’auteur du Livre des faits de Jacques de Lalaing, et celle d’Olivier de la Marche[6]. Nous devons exposer ici les motifs qui nous y ont déterminé. 1° Il y a de très sérieuses difficultés à admettre qu’après les joutes qui eurent lieu à l’occasion du mariage de Marguerite d’Anjou avec le roi d’Angleterre, représenté par le marquis de Suffolk, de nouvelles fêtes aient été célébrées à Nancy : le départ du roi René, qui accompagna sa fille jusqu’à Bar-le-Duc (où il séjourna ensuite, sans revenir à Nancy, jusqu’à ce qu’il allât rejoindre le Roi à Châlons) ; la mort de Radegonde de France (survenue à Tours le 19 mars), dont la nouvelle arriva sur ces entrefaites ; le départ de la Reine de Nancy, à la fin d’avril, rendent la chose absolument invraisemblable. 2° L’auteur du Livre des faits, qui place le pas d’armes de Jacques de Lalain à Nancy, donne la date du jour où, pour la première fois, il en fut question : Vérité est que le dixiesme (al., 6e ou 24e) jour de juin, l’an mil quatre cent quarante quatre, le Roy de France, pour lors estant en la ville de Nancy, accompagné du Roy de Sicile et du Dauphin de Viennois[7]... etc. Or, si l’on écarte la date de 1444, qui est inadmissible, il faut écarter aussi le mot Nancy, car, le 10 juin 1445, le Roi était, non à Nancy, mais à Châlons-sur-Marne. 3° Le narrateur, qui nous dit que les joutes commencèrent quinze jours plus tard, fait arriver, avant la fin de la fête, le comte d’Angoulême, récemment sorti de captivité. Or, des documents mis au jour depuis peu[8] nous apprennent que le comte était encore à Rouen le 1er avril 1445, jour où il donna acte à Suffolk de sa mise en liberté. Il ne put donc se rendre à Nancy, et c’est incontestablement à Châlons qu’il vint trouver le Roi. Ajoutons que, le 22 juin 1445, il se trouvait à Paris, comme il appert de lettres du duc d’Orléans contresignées par lui et par Dunois[9]. III Les prétendues lettres d'Agnès Sorel. Chacun sait que les matériaux utilisés par M. Pierre Clément dans son livre : Jacques Cœur et Charles VII[10] lui avaient été en grande partie fournis par M. Vallet de Viriville. C’est à celui-ci, évidemment, que l’auteur dut la connaissance de quelques lettres d’Agnès Sorel, heureusement conservées jusqu’à nous, et donnant sur son caractère de précieuses indications. Toutes ces lettres, au nombre de cinq, lit-on dans une note (t. II, p. 125), sont inédites. Deux d’entre elles, la première et la quatrième, font partie de la riche et curieuse collection de M. Chambry, ancien maire du 3e arrondissement, qui a bien voulu mettre ces deux pièces à ma disposition... Le texte de la seconde des deux lettres adressées au sire de la Varenne m’a été communiqué, avec une extrême obligeance, par M. Vallet de Viriville. Enfin, les deux autres appartenaient à M. le baron de Trémont. — Quatre de ces lettres sont en entier de la main d’Agnès Sorel. Le corps de l’une d’elles, celle adressée de Candé à mademoiselle de Belleville, et dans laquelle il est question de l’accident arrivé au petit Robin, n’est pas de l’écriture d’Agnès, qui a seulement écrit de sa main ces mots : la toute votre bonne amye, et signé. — L’authenticité de ces pièces avait été mise en doute, mais elle a été constatée d’une manière formelle, en 1846 et 1847, par M. Teulet, archiviste paléographe de l’École des chartes, comparaison faite avec l’écriture d’Agnès Sorel que l’on possède à la Bibliothèque nationale. Deux ans plus tard, M. Vallet de Viriville publiait à son tour ces mêmes lettres dans son Étude sur Agnès Sorel (Revue de Paris du 15 avril 1855). Voici ce qu’il en disait : Des documents qui ont été mis récemment en lumière, permettent d’apprécier avec plus d’étendue l’instruction et le style de la belle Agnès. Cinq lettres missives nous sont restées d’elle en original. Pour prix du travail que peut en causer la lecture, elles nous promettent l’avantage d’être initiés par elles aux sentiments et aux actes quotidiens de sa vie privée. (Suit le texte des cinq autographes.) Dans ses Nouvelles recherches sur Agnès Sorel, publiées l’année suivante, M. Vallet disait encore (p. 57-58) : On conserve quelques lettres originales ou autographes de la belle Agnès. C’est la source d’information la plus directe, la plus profonde, qui puisse nous instruire sur les points intimes de notre curiosité. Ces lettres révèlent une belle âme, de l’esprit gaulois, une intelligence alerte, gracieuse, enjouée. Enfin, en 1865, dans son Histoire de Charles VII (t. III, p. 27-28), M. Vallet citait les lettres d’Agnès comme des documents historiques, disant qu’elles attestaient de sa part une culture intellectuelle peu commune et révélaient des sentiments d’humanité généreuse et délicate[11]. Donnons maintenant l’énumération des cinq fameuses lettres : 1° A Madamoyselle de Belleville. — De Razillé, ce VIIIe jour de septembre[12]. 2° A la même. — De Cande, le vendredi après la saint Michel[13]. 3° A Monsieur de la Varenne, chambelant du Roy. — De Cucé, le penultieme jour d’avril[14]. 4° Au même. — A Amboise, ce disuitiesme jour d’août[15]. 5° A Monsieur le prevost de la Chesnaye. — Du Plessis, ce VIIIe jour de juing[16]. M. Vallet indiquait en note[17] que ces documents avaient une origine commune : Ces cinq lettres proviennent du cabinet de Charles d’Hozier, à Versailles. Sur la foi d’une telle autorité, les fameuses lettres ont été acceptées de confiance, et nous-même, en 1873, nous les avons citées dans notre étude sur le Caractère de Charles VII[18]. Mais le certificat d’authenticité de Teulet et la crédulité un peu naïve de Vallet de Viriville ne sauraient dispenser d’y regarder de plus près. Or, au point de vue extrinsèque comme au point de vue intrinsèque, la fausseté des lettres apparaît avec tous les caractères de l’évidence. Faut-il entrer à cet égard dans un examen détaillé ? Nous perdrions notre temps. Nous pouvons couper court, car nous possédons le témoignage d’un homme du métier, consommé dans son art et dont les décisions font loi. Voici la note qu’a bien voulu nous envoyer M. Étienne Charavay, le savant archiviste paléographe dont chacun connaît la compétence et a pu apprécier la parfaite obligeance : Dans les ventes d’autographes, il a passé quatre pièces d’Agnès Sorel, à savoir une quittance signée, vendue en 1834 ; une lettre signée avec la souscription autographe à Mademoiselle de Belleville (collection Laroche-Lacarelle, vendue en 1847), et deux lettres autographes signées au sire de La Varenne. Je ne peux rien dire de la quittance, que je n’ai pas vue. Elle est probablement authentique. Quant aux trois autres lettres, elles proviennent du trop fameux fonds Letellier. J’ai étudié à fond la question des autographes provenant de ce cabinet généalogique et j’ai acquis la conviction, non seulement que ce sont des contrefaçons, mais que toutes les pièces, attribuées à des personnages si divers, ont été écrites par la même main. En mettant à côté les unes des autres plusieurs de ces pièces, l’identité d’écriture saute aux yeux. Il est donc pour moi certain que les trois lettres ci-dessus désignées, provenant de cette source impure, ne sont pas moins fausses que toutes les autres pièces que j’ai eu occasion d’examiner et que j’ai retirées de la circulation ou annulées par un timbre spécial. Mais j’en ai eu une preuve plus manifeste. La collection Chambry, dont j’ai rédigé le catalogue en 1881, renfermait un certain nombre de ces faux Letellier, et, parmi eux, se trouvait une lettre d’Agnès Sorel à Mademoiselle de Belleville (autre que celle de La Roche-Lacarelle). Cette pièce était un faux assez mal fabriqué, en somme, et je l’ai annulée. (Cf. l'Amateur d’autographes, n° 331-332, avril-mai 1881, p. 79.) Je considère donc comme fausses les quatre lettres d’Agnès Sorel qui ont passé dans le commerce. ÉTIENNE CHARAVAY. |
[1] Relation du siège de Metz, p. 151-152.
[2] Histoire de Lorraine, t. VII, Preuves, col. XXXV.
[3] Elle se trouve aussi dans le Bulletin de la Société d'archéologie lorraine, t. IV, p. 460.
[4] Relation, p. 283.
[5] Histoire de Charles VII, t. III, p. 44 note.
[6] Voir t. II, chap. II.
[7] Œuvres de Georges Chastellain, t. VIII, p. 40.
[8] Revue des documents historiques, t. IV, p. 17-30.
[9] Louis et Charles d'Orléans, par M. Champollion, p. 349.
[10] Publié en 1853, en 2 vol. in-8°.
[11] M. Steenackers, qui a publié en 1888, sous ce titre : Agnès Sorel et Charles VII, un livre qui n'est qu'un compendieux commentaire des écrits de Vallet de Viriville, dit de ces lettres qu'elles ont a une valeur considérable ; qu'elles correspondent à tout ce que laisse entrevoir sa physionomie ; qu'elles la confirment et lui donnent comme le sceau de l'évidence, etc. (Voir p. 56 ; cf. p. 61 et suivantes.)
[12] Publiée d'après l'original autographe faisant partie de la collection de M. Chambry.
[13] Publiée d'après l'original signé communiqué en 1848 à M. Vattel de Viriville par le baron de Trémont. Vendue à la vente Trémont, le 6 mai 1853, 80 fr.
[14] Publiée d'après l'original autographe appartenant à M. Charavay et communiqué par lui en 1848 à M. Vallet de Viriville.
[15] Publiée d'après l'original autographe qui, de la collection du baron de Trémont, passa dans celle de M. de Lajariette en 1859. Vendue 220 fr. (1847) et 201 fr. (1859).
[16] Publiée d'après l'original autographe faisant partie de la collection de M. Chambry.
[17] Revue de Paris, l. c., p. 269.
[18] Revue des questions historiques, t. XIV, p. 113 et suivantes.