Tome II
Le dimanche suivent, dimanche de la Trinité, une rumeur court du château jusqu’aux ruelles où les clercs avaient leurs maisons pointues dans l’ombre de la cathédrale : Jeanne a repris l’habit d’homme. Aussitôt notaires et assesseurs se rendent à la tour du côté des champs. Une centaine d’hommes d’armes, qui se trouvaient dans le bayle, les accueillent par des vociférations et des menaces. Ces trognes ne comprennent pas encore que les juges ont conduit le procès à l’honneur de la vieille Angleterre et à la honte des Français, puisqu’ils ont amené la Pucelle des Armagnacs, pourtant si opiniâtre dans ses dires, à confesser ses impostures et qu’on sait maintenant, par le monde, que Charles de Valois fut, mené à son sacre par une hérétique. Mais non ! ces brutes n’auront de cesse qu’ils ne voient brûler une pauvre fille prisonnière, qui leur a fait peur. Ils traitent les docteurs et maîtres de faux traîtres, de faux conseillers et d’Armagnacs[1]. Maître André Marguerie, bachelier en décrets, archidiacre de Petit-Caux, conseiller du roi[2], s’enquiert, dans le bayle, de ce qui est arrivé. Il s’était montré fort assidu au procès de la Pucelle, qu’il jugeait une fille très rusée[3] ; encore voulait-il apprécier en connaissance de cause. — Ce n’est pas tout que de voir Jeanne vêtue de l’habit d’homme, dit-il. Il faut en outre connaître les motifs qui le lui ont fait reprendre. Maître André Marguerie était un orateur habile, une des lumières du concile de Constance ; mais, un homme d’armes ayant levé contre lui sa hache, en lui criant : Traître, Armagnac !, il ne demanda plus rien et s’alla mettre au lit, très malade[4]. Ces clercs inflexibles, qui tenaient tête aux rois et faisaient la leçon au pape, craignaient les coups. On ne procéda pas judiciairement ce jour-là, de peur des horions et par égard pour la solennité du jour. Le lendemain, lundi 28, monseigneur de Beauvais et le vicaire inquisiteur, accompagnés de plusieurs docteurs et maîtres, se rendirent au château. Messire Guillaume Manchon, le greffier, y fut mandé. Sa couardise était telle, qu’il ne se risqua que sous la conduite d’un homme d’armes du comte de Warwick[5]. Ils trouvèrent Jeanne vêtue de l’habit d’homme, gippon et robe courte ; un chaperon couvrait sa tête rasée. Elle avait le visage plein de larmes et défiguré par une horrible douleur[6]. On lui demanda quand et pourquoi elle avait repris cet habit. Elle répondit : — J’ai naguère repris l’habit d’homme et laissé l’habit de femme. — Pourquoi l’avez-vous pris et qui vous l’a fait prendre ? — Je l’ai pris de ma volonté, sans nulle contrainte. J’aime mieux l’habit d’homme que de femme. — Vous aviez promis et juré de ne point reprendre l’habit d’homme. — Oncques n’entendis que j’eusse fait serment de ne le point prendre. — Pour quelle cause l’avez-vous repris ? — Pour ce qu’il m’est plus licite de le reprendre et avoir habit d’homme, étant entre les hommes, que d’avoir habit de femme... Je l’ai repris pour ce qu’on ne m’a point tenu ce qu’on m’avait promis, c’est à savoir que j’irais à la messe et recevrais mon Sauveur, et qu’on me mettrait hors de fers. — Avez-vous abjuré mêmement de ne pas reprendre cet habit ? — J’aime mieux à mourir que d’être aux fers. Mais si on me veut laisser aller à la messe et ôter hors des fers, et mettre en prison gracieuse, et que j’aie une femme, je serai bonne et ferai ce que l’Église voudra. — Depuis jeudi n’avez-vous point ouï vos Voix ? — Oui. — Que vous ont-elles dit ? — Elles m’ont dit que Dieu m’a mandé par saintes Catherine et Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis en faisant l’abjuration et révocation pour sauver ma vie, et que je me damnais pour sauver ma vie. Avant jeudi mes Voix m’avaient dit ce que je ferais, et ce que je fis ce jour. Mes. Voix me dirent, en l’échafaud, que je répondisse à ce prêcheur hardiment. C’est un faux prêcheur. Il a dit plusieurs choses que je n’ai point faites. Si je disais que Dieu ne m’a envoyée, je me damnerais. Vrai est que Dieu m’a envoyée. Mes Voix m’ont dit depuis que j’avais fait grande mauvaiseté de confesser que je n’eusse point bien fait. De peur du feu, j’ai dit ce que j’ai dit[7]. Ainsi parla Jeanne, douloureusement. Dès lors que deviennent ces propos de cloître et de sacristie, ces histoires de viols rapportés plus tard par un greffier et deux religieux[8] ? Et comment messire Massieu nous fera-t-il croire que Jeanne, ne trouvant pas ses jupes, qu’on lui avait ôtées, passa des chausses pour aller à la selle, ne voulant pas se montrer nue devant ses gardiens[9] ? La vérité est tout autre, et c’est Jeanne qui la confesse avec courage et simplicité. Elle se repentait de son abjuration, comme du plus grand péché qu’elle eût fait en sa vie, elle ne se pardonnait pas d’avoir menti de peur de mourir. Ses Voit qui, avant le prêche de Saint-Ouen, lui avaient prédit qu’elle les renierait, vinrent lui dire la grande pitié de sa trahison. Pouvaient-elles parler autrement, puisqu’elles étaient les vois de son cœur ? Et Jeanne pouvait-elle ne pas les entendre comme elle les avait entendues chaque fois qu’elles lui avaient conseillé le sacrifice et l’offre d’elle-même ? Elle avait repris l’habit d’homme pour rentrer dans l’obéissance de son Conseil céleste, parce qu’elle ne voulait pas racheter sa vie en reniant l’ange et les saintes, et parce qu’enfin, de corps et de consentement, elle abjurait son abjuration. Cela, toutefois, reste à la charge des Anglais, qu’ils lui avaient laissé ses habits d’homme. Il y aurait eu plus d’humanité à les lui prendre, puisqu’elle ne pouvait les remettre sans se faire mourir. On les lui avait enveloppés dans un sac[10]. Et même ses gardiens peuvent-ils être soupçonnés de l’avoir tentée en lui plaçant sous les yeux ces hardes auxquelles elle attachait des idées heureuses. Le peu de bien qu’elle avait en ce monde et jusqu’à sa pauvre bague de laiton, on lui avait tout ôté ; on ne lui laissait que cet habit, qui était sa mort. Cela encore reste à la charge des juges ecclésiastiques, qu’ils ne devaient pas la condamner à la prison, s’ils prévoyaient qu’ils ne la pourraient mettre aux prisons d’Église, ni lui ordonner une pénitence qu’ils savaient qu’ils ne pourraient lui infliger. Cela reste à la charge de l’évêque de Beauvais et du vice-inquisiteur qu’après avoir, pour le bien de cette âme pécheresse, prescrit le pain d’amertume et l’eau d’angoisse, ils ne lui donnèrent ni cette eau ni ce pain, mais la livrèrent déshonorée à ses cruels ennemis. En prononçant ces paroles : Dieu m’a mandé par saintes Catherine et Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis, Jeanne consomma le sacrifice de sa vie[11]. L’évêque et l’inquisiteur n’avaient plus qu’à procéder conformément à la loi. Pourtant l’interrogatoire dura quelques instants encore. — Croyez-vous que vos Voix soient sainte Marguerite et sainte Catherine ? — Oui, et de Dieu. — Dites-nous la vérité touchant la couronne. — De tout je vous ai dit la vérité au procès, le mieux que j’ai su. — En l’échafaud, devant nous juges et autres, devant le peuple, quand vous avez abjuré, vous avez reconnu que vous Vous étiez vantée mensongèrement que ces Voix étaient celles des saintes Catherine et Marguerite. — Je ne l’entendais point ainsi faire ou dire. Je n’ai point dit ou entendu révoquer mes apparitions, c’est à savoir que ce fussent saintes Marguerite et Catherine. Et tout ce que j’ai fait, c’est de peur du feu et n’ai rien révoqué que ce ne soit contre la vérité. J’aime mieux faire ma pénitence en une fois, c’est à savoir à mourir, qu’endurer plus longuement peine en chartre. Je ne fis oncques chose contre Dieu ou la foi, quelque chose qu’on m’ait fait révoquer. Ce qui était en la cédule de l’abjuration, je ne l’entendais point. Alors, je n’en entendais point révoquer quelque chose, à moins qu’il ne plût à Notre-Seigneur. Si les juges veulent, je reprendrai habit de femme. Pour le reste, je n’en ferai autre chose[12]. Sortant de la prison, monseigneur de Beauvais rencontra le comte de Warwick en nombreuse compagnie ; il lui dit, moitié en anglais moitié en français Farewell. Faites bonne chère. On veut qu’il ait ajouté en riant : C’est fait ! Elle est prise[13]. Tout cela sans doute était son œuvre, mais il n’est pas sûr qu’il ait ri. Le lendemain, mardi 29, il réunit le tribunal dans la chapelle de l’archevêché. Les quarante-deux assesseurs présents furent instruits de ce qui s’était passé la veille et invités à donner leur avis, qui ne pouvait être douteux[14]. Tout hérétique qui rétractait sa confession était tenu pour parjure, non seulement impénitent, mais relaps. Et les relaps étaient abandonnés au bras séculier[15]. Maître Nicolas de Venderès, chanoine, archidiacre, opina le premier : — Jeanne est et doit être censée hérétique. Il faut la laisser à la justice séculière[16]. Le seigneur abbé de Fécamp s’exprima en ces termes : — Jeanne est relapse. Toutefois, il est bon que la cédule, qui lui a été lue, lui soit relue encore une fois et, qu’en même temps, on lui rappelle la parole de Dieu. La sentence une fois portée par les juges, il faudra laisser Jeanne à la justice séculière en la priant d’agir avec douceur[17]. Cette prière d’agir avec douceur était une clause de style ; si le prévôt de Rouen en avait tenu compte, il aurait été aussitôt excommunié, sans préjudice des peines temporelles[18]. Toutefois, quelques conseillers spécifièrent qu’il n’y avait pas lieu à supplication miséricordieuse, écartant ainsi jusqu’à l’ombre et au simulacre de la pitié. Maître Guillaume Erard et plusieurs autres assesseurs, parmi lesquels maîtres Marguerie, Loiseleur, Pierre Maurice, frère Martin Ladvenu, opinèrent comme le seigneur abbé de Fécamp[19]. Maître Thomas de Courcelles ajouta qu’il fallait que cette femme fût encore charitablement admonestée au sujet du salut de son âme. Et ce fut aussi l’opinion de frère Isambart de la Pierre[20]. Le seigneur évêque, ayant recueilli les avis, conclut qu’il devait être procédé contre Jeanne comme relapse. En conséquence, il l’assigna à comparaître le lendemain, 30 mai, sur la place du Vieux-Marché[21]. Ce mercredi 30 mai, dans la matinée, les deux jeunes frères prêcheurs, bacheliers en théologie, frère Martin Ladvenu et frère Isambart de la Pierre, se rendirent auprès d’elle, sur l’ordre de monseigneur de Beauvais. Frère Martin lui annonça qu’elle devait mourir ce jour-là. A l’approche de cette mort cruelle et dans le silence de ses Voix, elle comprit enfin qu’elle ne serait pas sauvée, et, cruellement éveillée de son rêve, sentant à la fois la terre et le Ciel lui manquer, elle tomba dans un profond désespoir. — Hélas ! s’écria-t-elle, me traitera-t-on aussi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres ? Ah ! ah ! J’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée. Hélas ! si j’eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise, et que j’eusse été gardée par les gens d’Église, non par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement arrivé malheur. Oh ! j’en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait[22]. Comme elle se lamentait, les docteurs et maîtres Nicolas de Venderès, Pierre Maurice et Nicolas Loiseleur entrèrent dans la prison ; ils venaient sur l’ordre de monseigneur de Beauvais. La veille, trente-neuf conseillers sur quarante-deux, en déclarant que Jeanne était relapse, avaient ajouté qu’ils estimaient bon de lui remémorer les termes de sa rétractation[23] Et, pour déférer aux vœux de ces clercs, le seigneur évêque avait envoyé quelques savants docteurs auprès de la relapse et résolu de s’y rendre lui-même. Elle dut subir un dernier interrogatoire. — Croyez-vous que vos Voix et apparitions procèdent de bons ou de mauvais esprits ? — Je ne sais ; je m’en attends à ma mère l’Église[24]. Maître Pierre Maurice, qui lisait Térence et Virgile, se sentait de la pitié pour cette pauvre Pucelle. La veille, il l’avait déclarée relapse parce que sa science théologique l’y obligeait ; et maintenant, il prenait souci du salut de cette âme en péril, qui ne pouvait être sauvée qu’en reconnaissant la fausseté de ses Voit. — Sont-elles bien réelles ? demanda-t-il. Elle répondit : — Soit bons, soit mauvais, ils me sont apparus. Elle affirma qu’elle avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles les Voix et les apparitions dont on avait parlé au procès. Elle les entendait surtout, disait-elle, à l’heure de complies et de matines, quand sonnaient les cloches[25]. Maître Pierre Maurice ne pouvait professer la philosophie pyrrhonienne, comme un secrétaire de pape ; mais il était enclin à interpréter raisonnablement les phénomènes de la nature, si l’on en juge par cette observation qu’il fit alors, que souvent, en écoutant les cloches, on croit entendre des paroles. Sans rien dire de précis sur la figure de ses apparitions, Jeanne expliqua qu’elles lui venaient en grande multitude et toutes petites. Elle n’y croyait plus, voyant bien qu’elles l’avaient déçue. Maître Pierre Maurice lui demanda ce qu’il en était de l’ange qui avait apporté la couronne. Elle répondit qu’il n’y avait jamais eu d’autre couronne que la couronne promise par elle à son roi, et que l’ange, c’était elle[26]. A ce moment, le seigneur évêque de Beauvais et le vicaire inquisiteur entrèrent dans la prison, accompagnés de maître Thomas de Courcelles et de maître Jacques Lecamus. A la vue du juge qui l’avait mise au point où elle en était, elle cria — Évêque, je meurs par vous ! Pour réponse, il lui adressa de pieuses remontrances — Ah ! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourrez parce que vous n’avez pas tenu ce que vous nous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice[27]. Or, ça, Jeanne, lui demanda-t-il, vous nous avez toujours dit que vos Voix vous promettaient votre délivrance, et vous voyez maintenant comment elles vous ont déçue ; dites-nous maintenant la vérité. Elle répondit : — Vraiment, je vois bien qu’elles m’ont déçue[28]. L’évêque et le vicaire inquisiteur se retirèrent. Ils étaient venus à bout d’une pauvre fille de vingt ans. Si les hérétiques se repentent après leur condamnation et que les signes de leur repentir soient manifestes, on ne peut leur refuser les sacrements de pénitence et d’eucharistie, en tant qu’ils les demanderont avec humilité[29]. Ainsi disposaient les sacrées décrétales. Mais aucune rétractation, aucune assurance de la conformité de sa foi avec celle de l’Église ne pouvait sauver le relaps. On lui accordait la confession, l’absolution et la communion ; c’est-à-dire qu’au forum du sacrement, on croyait à la sincérité de son repentir et de sa conversion. En même temps on lui déclarait que juridiquement on ne le croyait pas et que, par conséquent, il lui fallait mourir[30] : Frère Martin Ladvenu entendit Jeanne en confession. Puis il envoya messire Massieu, l’huissier, auprès de monseigneur de Beauvais, pour lui faire savoir qu’elle demandait qu’on lui donnât le corps de Jésus-Christ. L’évêque réunit à ce sujet quelques docteurs ; et, sur leur délibération, il répondit à l’huissier : — Vous direz à frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu’elle demandera. Messire Massieu revint au château aviser frère Martin de cette réponse. Frère Martin entendit une seconde fois Jeanne en confession et lui administra le sacrement de pénitence[31]. Un clerc nommé Pierre apporta le corps de Notre-Seigneur, mais d’une façon irrévérencieuse, sur une patène enveloppée du linge dont on courre le calice, sans lumières, sans cortège, sans surplis et sans étole[32]. Frère Martin, mal satisfait, envoya quérir une étole et des cierges. Puis, prenant entre ses doigts l’hostie consacrée et la présentant à Jeanne : — Croyez-vous que ce soit le corps du Christ ? — Oui, et celui-là seul qui me peut délivrer. Et elle pria qu’il lui fût administré. L’officiant demanda : — Croyez-vous encore à vos Voix ? — Je crois seulement en Dieu et ne veut plus ajouter foi à ces Voix, qui m’ont ainsi déçue[33]. Et elle reçut le corps de Notre-Seigneur très dévotement et en pleurant d’abondantes larmes. Puis elle fit à Dieu, à la Vierge Marie et aux saints de belles et dévotes oraisons et donna de grands signes de pénitence, dont les personnes présentes furent touchées jusqu’aux larmes[34]. Elle dit, contrite et dolente, à maître Pierre Maurice[35] : — Maître Pierre, où serai-je ce soir ? — N’avez-vous pas bonne espérance dans le Seigneur ? demanda le chanoine. — Oui, Dieu aidant, je serai en paradis[36]. Maître Nicolas Loiseleur l’exhorta à extirper l’erreur qu’elle avait semée dans le peuple. — Il faut pour cela que vous déclariez en public que vous avez été abusée et avez abusé le peuple, et que vous en demandiez humblement pardon. Mais, craignant de ne pas se le rappeler comme il faudrait, quand elle serait en jugement public, elle demanda à frère Martin de le lui remettre alors en mémoire, ainsi que les autres choses concernant son salut[37]. Maître Loiseleur s’en alla en donnant les signes d’une douleur extravagante, et, marchant comme fou dans les rues, se fit huer par les Godons[38]. Il était environ neuf heures du matin quand Jeanne, tirée avec frère Martin et messire Massieu hors de la prison oit elle était enchaînée depuis cent soixante-dix-huit jours, fût mise dans une charrette et menée, entre une escorte de quatre-vingts hommes d’armes, à travers les rues étroites, à la place du Vieux-Marché, assez près de la rivière[39]. Cette place était resserrée entre une halle de bois, la halle de la boucherie, à l’est, et les aîtres Saint-Sauveur à l’ouest, c’est-à-dire le cimetière qui bordait, du côté de la place, l’église Saint-Sauveur[40]. On avait élevé trois échafauds en cet endroit, l’un contre le pignon nord de la halle, et, en les montant, on avait rompu plusieurs tuiles du toit[41]. C’est sur cet échafaud que Jeanne devait être exposée et prêchée. Un autre échafaud, plus vaste, se dressait sur le cimetière. Les juges y devaient siéger, avec les prélats[42]. Pour prononcer les condamnations en matière de foi, qui étaient des actes de juridiction ecclésiastique, l’inquisiteur et l’ordinaire choisissaient de préférence un territoire consacré, un sol bénit. Il est vrai qu’une bulle du pape Lucius interdisait de prononcer des sentences de mort dans les églises et les cimetières ; mais les juges éludaient cette prescription, en recommandant au bras séculier de modérer sa sentence. Le troisième échafaud, situé en face de celui-là, sur le milieu de la place, au lieu ordinaire des exécutions, était de plâtre et chargé de bois, le bicher. A l’estache qui le surmontait un écriteau était cloué portant ces mots : Jehanne qui s’est faict nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse du peuple, divineresse, superstitieuse, blasphemeresse de Dieu, presumptueuse, malcreant de la foy de Jhésucrist, vanteresse, ydolatre, cruelle, dissolue, invocateresse de diables, apostate, scismatique et hérétique[43]. La place était gardée par cent soixante hommes d’armes d’Angleterre. Une foule de curieux se pressait derrière les soldats ; les fenêtres regorgeaient de spectateurs et les toits en étaient couverts. Jeanne fut hissée sur l’échafaud adossé au pignon de la halle. Elle portait une robe longue ; sa tête était couverte d’un chaperon[44]. Maître Nicolas Midi, docteur en théologie, monta sur le même ambon et se mit à la prêcher[45]. Il avait pris pour texte de son sermon la parole de l’Apôtre dans la première épître aux Corinthiens : Si un membre souffre, tous les membres souffrent. Jeanne ouit patiemment le sermon[46]. Puis monseigneur de Beauvais, en son nom et au nom du vicaire inquisiteur, prononça la sentence. Il décréta Jeanne hérétique et relapse. ... Nous décidons que toi, Jeanne, membre pourri dont nous voulons empêcher que l’infection ne se communique aux autres membres, tu dois être rejetée de l’unité de l’Église, tu dois être arrachée de son corps, tu dois être livrée à la puissance séculière ; et nous te rejetons, nous t’arrachons, nous t’abandonnons, priant que cette même puissance séculière, en deçà de la mort et de la mutilation des membres, modère envers toi sa sentence[47]... Par cette formule, le juge d’Église s’ôtait par avance toute part dans la mort violente d’une créature : Ecclesia abhorret a sanguine[48]. Mais chacun savait ce que valait cette prière et que si, par impossible, le magistrat y eût cédé, il aurait encouru les mêmes peines que l’hérétique. A ce moment, la ville de Rouen eût appartenu au roi Charles, que le roi Charles lui-même n’eût pu sauver la Pucelle du bûcher. La sentence prononcée, Jeanne poussa des soupirs à fendre les cours. Tout pleurant, elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, à Notre-Dame, aux benoîts saints du paradis, dont elle désigna nommément plusieurs. Elle demanda merci très humblement à toute manière de gens, de quelque condition ou état qu’ils fussent, tant de l’autre parti que du sien, requérant qu’ils voulussent lui pardonner le mal qu’elle leur avait fait et prier pour elle. Elle demanda pardon à ses juges, aux Anglais, au roi Henri, aux princes anglais du royaume. S’adressant à tous les prêtres là présents, elle pria que chacun d’eux voulût bien dire une messe pour le salut de son âme[49]. Ainsi, durant une demi-heure, elle exprima, dans les pleurs et les gémissements, les sentiments d’humilité et de contrition que les clercs lui avaient inspirés[50]. Cependant, elle songeait encore à défendre l’honneur de ce gentil dauphin qu’elle avait tant aimé. On l’entendit qui disait : — Je n’ai jamais été induite par mon roi à faire ce que j’ai fait, soit bien, soit mal[51]. Beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient. Les capitaines ne comprenant rien à ces cérémonies édifiantes de la justice d’Église, plusieurs s’impatientèrent et, voyant messire Massieu qui, sur l’ambon, exhortait Jeanne à faire une bonne fin, ils lui crièrent : — Quoi donc ? prêtre, nous feras-tu dîner ici[52] ? A Rouen, quand un hérétique était abandonné au bras séculier, l’usage était de le conduire au conseil de la ville, qu’on nommait la cohue, pour lui signifier sa sentence[53]. On n’observa pas ces formes à l’égard de Jeanne. Le bailli, messire Le Bouteiller, qui était présent, fit un signe de la main et dit : Menez, menez ![54] Aussitôt deux sergents du roi la tirèrent en bas de l’échafaud et la placèrent dans la charrette qui attendait. On coiffa sa tête rasée d’une grande mitre de papier sur laquelle ces mots étaient écrits : Hérétique, relapse, apostate, idolâtre et on la remit au bourreau[55]. Un témoin l’entendit qui disait : — Ah ! Rouen, j’ai grand’peur que tu n’aies à souffrir de ma mort[56]. C’était donc qu’elle se croyait encore l’envoyée du Ciel et l’ange du royaume de France. Et il est possible que l’illusion cruellement arrachée soit revenue au dernier instant l’envelopper de ses voiles bienfaisants. Il semble toutefois qu’elle était brisée et qu’il ne subsistait plus en elle qu’une infinie horreur de mourir et la piété d’un enfant. Les juges d’Église eurent à peine le temps de descendre pour fuir un spectacle dont ils n’auraient pu être témoins sans encourir l’irrégularité. Ils pleuraient tous ; le seigneur évêque de Thérouanne, chancelier d’Angleterre, avait les yeux pleins de larmes ; le cardinal de Winchester, qui n’entrait jamais dans une église, disait-on, que pour y demander à Dieu la mort d’un ennemi[57], avait pitié de cette fille si contrite et si désolée ; maître Pierre Maurice, ce chanoine qui lisait l’Énéide, ne retenait pas ses pleurs. Tous les prêtres qui l’avaient livrée au bourreau étaient édifiés de lavoir faire une fin si sainte ; c’est ce que voulait dire maître Jean Alespée, quand il soupirait : Je voudrais que mon âme fût où je crois qu’est l’âme de cette femme[58]. Il faisait application à cette malheureuse créature et à lui-même de cette strophe de la prose des morts : Qui
Mariam absolvisti, Mihi quoque spem dedisti[59]. Et sans doute il n’en pensait pas moins qu’elle s’était elle-même mise dans le cas de mourir par ses hérésies et son opiniâtreté. Les deux jeunes frères prêcheurs et l’huissier Massieu accompagnèrent Jeanne au bûcher. Elle demanda une croix. Un Anglais lui en fit une petite arec deux morceaux de bois et la lui donna. Elle la reçut dévotement, la baisa et la mit sur son sein, entre sa chair et ses vêtements. Puis elle supplia frère Isambart d’aller à l’église voisine chercher une croix, de la lui apporter et de la tenir dressée devant elle, afin que la croix où Dieu pendit fût, elle vivante, continuellement offerte à sa vue. Massieu la fit demander au clerc de Saint-Sauveur, qui l’apporta. Jeanne embrassa cette croit bien étroitement et longuement en pleurant, et ses mains la pressèrent tant qu’elles furent libres[60]. Pendant qu’on la liait à l’estache, elle invoquait spécialement saint Michel et il n’y avait plus là, du moins, d’interrogateur pour lui demander si c’était vraiment celui qu’elle voyait dans le jardin de son père. Elle pria aussi sainte Catherine[61]. Quand elle vit mettre le feu au bûcher, elle cria d’une voix forte Jésus ! Elle répéta ce nom plus de six fois[62]. On l’entendit aussi qui demandait de l’eau bénite[63]. D’ordinaire, le bourreau, pour abréger les souffrances du patient, l’étouffait dans une épaisse fumée avant que les flammes eussent monté ; mais l’exécuteur de Rouen éprouvait un grand trouble à l’idée des prodiges accomplis par cette pucelle et il pouvait difficilement atteindre jusqu’à elle, parce que le bailli avait fait construire en plâtre un échafaud trop élevé. Il jugea lui-même, bien que fort endurci, qu’elle souffrait une trop cruelle mort[64]. Jeanne prononça une fois encore le nom de Jésus, inclina la tête et rendit l’esprit[65]. Une fois qu’elle fut morte, le bailli ordonna au bourreau d’écarter les flammes afin qu’on pût voir que la prophétesse des Armagnacs ne s’était point échappée avec l’aide du diable ou autrement[66]. Puis, quand ce pauvre corps noirci eut été offert en spectacle au peuple, l’exécuteur, pour le réduire en cendres, jeta sur le bûcher de l’huile, du soufre et du charbon. En ces sortes de supplices, la combustion des chairs était rarement complète[67]. Dans les cendres éteintes, le cœur et les entrailles se retrouvèrent intacts. De peur qu’on ne vint à recueillir les restes de Jeanne pour en faire des sorcelleries ou quelques maléfices[68], le bailli les fit jeter dans la Seine[69]. |
[1] Procès, t. II, p. 14 ; t. III, p. 148.
[2] De Beaurepaire, Notes sur les juges, pp. 82 et suiv.
[3] Procès, t. II, p. 354.
[4] Ibid., t. III, pp. 158, 180.
[5] Procès, t. I, pp. 1, 8, 454.
[6] Ibid., t. II, p. 5. — La déposition d’Isambart s’applique à ce jour du 28.
[7] Procès, t. I, pp. 455-456.
[8] Procès, t. II, pp. 5, 8, 365 ; t. III, pp. 148-149.
[9] Ibid., t. II, p. 18.
[10] Procès, t. II, p. 18.
[11] Responsio mortifera, écrit le notaire Boisguillaume dans la marge de sa minute. Procès, t. I, pp. 456-457.
[12] Procès, t. I, pp. 456-458.
[13] Procès, t. II, pp. 5, 8, 305.
[14] Ibid., t. I, pp. 459, 467.
[15] Bernard Gui, Pratique, IIIe part., p. 144. — L. Tanon, Tribunaux de l’inquisition, pp. 464 et suiv.
[16] Procès, t. I, pp. 462-463.
[17] Ibid., t. I, p. 463.
[18] L. Tanon, Tribunaux de l’inquisition, pp. 472-473.
[19] Procès, t. I, pp. 463, 467.
[20] Ibid., t. I, p. 466.
[21] Ibid., t. I, pp. 467, 469.
[22] Procès, t. II, pp. 3, 4, 8.
[23] Ibid., t. I, pp. 466-467.
[24] Procès, t. I, pp. 478-479. — Ou : A entre vous qui estes gens d’Église. Procès, t. I, p. 482.
[25] Ibid., t. I, p. 480.
[26] Procès, t. I, pp. 480-481.
[27] Ibid., t. II, p. 34.
[28] Procès, t. I, pp. 481-482.
[29] Textus decretalium, lib. V, ch. IV.
[30] Ignace de Doellinger, La Papauté, trad. par A. Giraud-Teulon, Paris, 1904, in-8°, p. 105.
[31] Procès, t. II, p. 334, t. III, p. 158.
[32] Ibid., t. II, p. 334. — De Beaurepaire, Recherches sur le procès, pp.116-117.
[33] Procès, t. I, pp. 482-483.
[34] Procès, t. II, pp. 19, 308, 320 ; t. III, pp. 114, 158, 183, 197.
[35] Sur la communion de Jeanne, voir aussi De Beaurepaire, Recherches sur le procès, pp. 116-117.
[36] Procès, t. III, p. 191.
[37] Ibid, t. I, p. 485. — Maître N. Taquel donne à entendre que les interrogatoires eurent lieu après la communion de Jeanne, ce qui est difficile à admettre.
[38] Ibid, t. II, p. 320 ; t. III, p. 162.
[39] A. Sarrazin, Jeanne d’Arc et la Normandie, p. 369.
[40] Bouquet, Rouen aux différentes époques de son histoire, pp. 25 et suiv. — A. Sarrazin, Jeanne d’Arc et la Normandie, pp. 374-375. — De Beaurepaire, Mémoires sur le lieu du supplice de Jeanne d’Arc, accompagné d’un plan de la place du Vieux-Marché de Rouen d’après le Livre de Fontaine de 1525, Rouen, 1867, in-8°.
[41] De Beaurepaire, Note sur la prise du château de Rouen, par Ricarville, Rouen, 1857, in-8°, p. 5.
[42] Bouquet, Jeanne d’Arc au château de Rouen, p. 25. — De Beaurepaire, Mémoire sur le lieu du supplice de Jeanne d’Arc, p. 32. — A. Sarrazin, Jeanne d’Arc et la Normandie, pp. 376 et suiv.
[43] Procès, t. IV, p. 459.
[44] Ibid., t. II, pp. 14, 303, 328, t. III, pp. 159, 173.
[45] Ibid., t. I, p. 470 ; t. II, p. 334 ; t. III, pp. 53, 114, 159.
[46] Procès, t. III, p. 194.
[47] Ibid., t. III, p. 159.
[48] L. Tanon, Histoire des tribunaux de l’inquisition, p. 374.
[49] Procès, t. II, p. 19 ; t. III, p. 177.
[50] Ibid., t. II, pp. 19, 351.
[51] Ibid., t. III, p. 56.
[52] Ibid., t. II, pp. 6, 20 ; t. III, pp. 53, 177,186.
[53] Procès, t. III, p. 188. — A. Sarrazin, Jeanne d’Arc et la Normandie, p. 386. — Guedon et Ladvenu ont ajouté à leur déposition que peu de temps après, un nommé Georges Folenfant fut également abandonné au bras séculier ; mais l’archevêque et l’inquisiteur envoyèrent Ladvenu au bailli pour l’avertir qu’il ne serait pas fait dudit Georges comme de la Pucelle, laquelle, sans sentence finale et jugement définitif, fut au feu consommée. Procès, t. II, p. 9.
[54] Procès, t. II, p. 344.
[55] Fauquembergue dans Procès, t. IV, p. 459. — Toutefois Martin Ladvenu : jusqu’à la dernière heure, etc., manifestement faux.
[56] Procès, t. III, p. 53.
[57] Shakespeare, Henry VI, première partie, scène I.
[58] Procès, t. II, p. 6 ; t. III, pp. 53, 191, 375.
[59] Missel Romain, Office des morts ; Cf. Le P. C. Clair, Le Dies irœ, histoire, traduction et commentaire, Paris, in-8°, 1881, pp. 38 et 142.
[60] Procès, t. II, pp. 6, 20.
[61] Ibid., t. III, p. 170.
[62] Ibid., t. III, p. 186.
[63] Ibid., t. II, p. 8 ; t. III, pp. 169, 194.
[64] Procès, t. II, p. 7.
[65] Ibid., t. III, pp. 186.
[66] Ibid., t. III, p. 191. — Journal d’un bourgeois de Paris, p. 269-270.
[67] L. Tanon, Histoire des tribunaux de l’inquisition, p. 478.
[68] Chronique des cordeliers, fol. 507 v°. — Journal d’un bourgeois de Paris, p. 269.
[69] Procès, t. III, pp. 159, 160, 185 ; t. IV, p. 518. — Th. Basin, Histoire de Charles VII et de Louis XI, t. I, p. 83. — Th. Cochard, Existe-t-il des reliques de Jeanne d’Arc ? Orléans, 1891, in-8°.