VIE DE JEANNE D’ARC

Tome I

CHAPITRE XIV. — LA PUCELLE À TOURS ET À SELLES-EN-BERRY. - LES TRAITÉS DE JACQUES GÉLU ET DE JEAN GERSON.

 

 

Le dimanche 8 mai, au matin, les Anglais s’en étaient allés, tirant sur Meung et Beaugency. Dans l’après-midi du même jour, messire Florent d’Illiers avec ses gens d’armes quitta la ville délivrée et gagna tout de suite sa capitainerie de Châteaudun, pour la défendre contre les Godons qui tenaient garnison à Marchenoir et allaient s’abattre sur le Dunois. Le lendemain, les autres capitaines de la Beauce et du Gâtinais retournèrent dans leurs villes et forteresses[1].

Le lundi neuf du même mois, les combattants amenés par le sire de Rais, n’étant plus nourris ni payés, s’en allèrent chacun de son côté ; et la Pucelle ne demeura pas davantage[2]. Après avoir assisté à la procession faite par les habitants pour remercier Dieu, elle prit congé de ceux vers qui elle était venue à l’heure de l’épreuve et de l’affliction et qu’elle laissait délivrés et pleins d’allégresse. Ils pleuraient de joie, lui rendaient grâce et s’offraient à elle pour qu’elle fît d’eux et de leurs biens à sa volonté. Et elle les remerciait avec douceur[3].

De Chinon le roi fit envoyer aux habitants des villes demeurées en son obéissance, et notamment à ceux de La Rochelle et à ceux de Narbonne, une lettre écrite à trois reprises, entre le soir du 9 mai et la matinée du 10, à mesure que les nouvelles lui arrivaient. Par cette lettre, il annonçait la prise des bastilles de Saint-Loup, des Augustins et des Tourelles et invitait les bourgeois des villes à louer Dieu et à honorer les vertueux faits accomplis là, notamment ceux de la Pucelle qui avait toujours été en personne à l’exécution de toutes ces choses[4]. Ainsi la chancellerie royale marquait la part de Jeanne dans la victoire. Ce n’était nullement celle d’un capitaine ; elle n’exerçait de commandement d’aucune sorte. Mais, venue de Dieu, du moins le pouvait-on croire, sa présence apportait aide et, réconfort.

En compagnie de quelques seigneurs, elle se rendit à Blois, y passa deux jours[5], puis s’en fut à Tours, où le roi était attendu[6]. Lorsqu’elle y entra, le vendredi avant la Pentecôte, Charles, parti de Chinon, n’était pas encore arrivé. Elle chevaucha vers lui, sa bannière à la main, el, quand elle le rencontra, elle ôta son bonnet et inclina le plus qu’elle put la tète sur son cheval. Le roi souleva son chaperon, la fit relever et l’embrassa. On dit qu’il eut grande joie à la voir, mais en réalité on ne sait ce qu’il pensait d’elle[7].

En ce mois de mai 1429, il reçut de messire Jacques Gélu un traité de la Pucelle que probablement il ne lut pas, mais que son confesseur lut pour lui. Messire Jacques Gélu, autrefois conseiller delphinal et présentement seigneur archevêque d’Embrun[8], commença par craindre que cette bergère ne fût envoyée au roi par ses ennemis pour l’empoisonner ou qu’elle ne fût une sorcière pleine de diables. Il conseilla d’abord de l’examiner avec prudence, sans la repousser précipitamment, car les apparences sont trompeuses et la grâce divine suit souvent des voies extraordinaires. Maintenant, après avoir connu les conclusions des docteurs de Poitiers, appris la délivrance d’Orléans et ouï le cri du commun peuple, messire Jacques Gélu ne gardait plus de doutes sur l’innocence et la bonté de cette jeune fille et, voyant que les docteurs différaient de sentiment sur elle, il rédigea un bref traité, qu’il envoya au roi, avec une très ample, très humble et très insigne épître dédicatoire.

Il y avait, environ ce temps-là, un labyrinthe tracé à l’équerre et au compas dans le pavé de la cathédrale de Reims[9]. Les pèlerins, s’ils étaient attentifs et patients, en parcouraient tous les chemins. Le traité de l’archevêque d’Embrun est de même un labyrinthe scolastique très régulier, dans lequel on avance pour reculer et l’on recule pour avancer, sans trop s’égarer, pourvu qu’on y marche avec assez de patience et d’attention. Gélu, comme tous les scolastiques, donne d’abord les raisons contraires aux siennes et c’est seulement quand il a longuement suivi son adversaire qu’il s’achemine dans son propre sens. Ce serait trop faire que de s’engager à sa suite dans les détours de son labyrinthe. Mais puisque les familiers du roi le consultaient, puisqu’il s’adressait au roi et que le roi et son conseil réglèrent, peut-être, leur créance à Jeanne et leur conduite envers elle d’après ce traité théologique, on veut savoir ce qu’ils y trouvèrent professé et recommandé à cette occasion singulière.

Considérant d’abord le bien de l’Église, Jacques Gélu estime que Dieu a suscité la Pucelle pour confondre les mal croyants, dont le nombre, selon lui, n’était pas petit. A la confusion de ceux, dit-il, qui croient en Dieu comme s’ils n’y croyaient pas, le Très-Haut, qui porte écrit sur sa cuisse : Je suis le Roi des rois et le Seigneur des Dominations, se plut à secourir le roi de France par une enfant nourrie dans le fumier. L’archevêque d’Embrun découvre cinq raisons pour lesquelles le roi a obtenu le secours divin ; ce sont : la justice de sa cause, les mérites éclatants de ses prédécesseurs, les prières des âmes dévotes et les soupirs des opprimés, l’injustice des ennemis du royaume, l’insatiable cruauté de la nation anglaise.

Que Dieu ait choisi une pucelle pour détruire des armées, ce dessein ne surprend point en lui. Il a créé des insectes tels que les mouches et les puces, par lesquels il abat la superbe des hommes. Ces petites créatures nous importunent et nous fatiguent au point de nous empêcher d’étudier ou d’agir. Un homme, quelle que soit sa constance, ne peut reposer dans une chambre infestée de puces. Par le moyen d’une jeune paysanne, sortie d’humbles et infimes parents, soumise à un vil labeur, ignorante, simple au delà de ce qu’on peut dire, il a voulu abaisser les superbes, les ramener à l’humilité et leur rendre sa Majesté présente, en sauvant ceux qui périssaient.

Que le Très-Haut ait révélé à une vierge ses desseins sur le royaume des Lis, n’en soyons pas surpris : il accorde volontiers aux vierges le don de prophétie. Il lui plut de découvrir aux sibylles les mystères cachés à la gentilité tout entière. Sur l’autorité de Nicanor, d’Euripide, de Chrysippe, de Nenius, d’Apollodore, d’Eratosthène, d’Héraclide Pontique, de Marcus Varron et de Lactance, messire Jacques Gélu enseigne que les sibylles furent au nombre de dix : la Persique, la Libyque, la Delphique, la Cinicienne, l’Érythrée, la Samienne, la Cumane, l’Hellespontique, la Phrygienne et la Tiburtine, qui prophétisèrent, au milieu des gentils, la glorieuse incarnation de Notre-Seigneur, la résurrection des morts et la consommation des siècles. Cet exemple lui paraît très digne d’être médité.

Quant à Jeanne, elle est en elle-même inconnaissable. Aristote l’enseigne : rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans la sensation, et la sensation ne pénètre pas au delà des apparences. Mais, où l’esprit ne peut entrer directement, il atteint par détour. Autant que l’humaine fragilité permet de le savoir, à regarder ses œuvres, la Pucelle est de Dieu. Bien qu’appliquée aux armes, elle ne conseille jamais la cruauté ; elle est miséricordieuse aux ennemis qui se rendent à merci, et elle offre la paix. Enfin, l’archevêque d’Embrun croit que cette Pucelle est un ange envoyé par le Seigneur Dieu des armées pour le salut du peuple ; non qu’elle en ait la nature ; mais elle en fait l’office.

Sur la conduite à tenir en cette merveilleuse occasion, le docteur est d’avis que le roi observe dans la guerre les règles de la prudence humaine. Il est écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. Un esprit industrieux aurait été donné en vain à l’homme, s’il ne s’en servait point dans ses entreprises. Il faut délibérer longtemps ce qui doit être exécuté soudain. Ce n’est ni par des vœux ni par des supplications de femme que s’obtient le secours de Dieu. Par action et conseil on accède à l’issue prospère.

Mais il ne faut pas repousser l’inspiration de Dieu. C’est pourquoi il doit être fait selon le vouloir de la Pucelle, alors même que ce vouloir paraîtrait douteux et sans grande apparence de vérité. Si la Pucelle est trouvée stable dans ses paroles, que le roi la suive et se confie à elle comme à Dieu pour la conduite du fait auquel elle a été commise. S’il survient au roi quelque doute, qu’il incline vers la sagesse divine plutôt qu’à l’humaine prudence, car il n’y a pas de mesure de l’une à l’autre, comme il n’y a pas de proportion du fini à l’infini. Aussi faut-il croire que Celui qui envoya cette enfant saura lui inspirer des conseils meilleurs que les conseils des hommes. Et l’archevêque d’Embrun tire de ses raisonnements aristotéliques cette conclusion bicéphale :

D’une part, pour ce qui est de préparer les batailles, d’employer machines, échelles et tous autres engins de guerre, de jeter des ponts, d’envoyer aux combattants des vivres en quantité suffisante, d’avoir bonnes finances, toutes choses sans lesquelles les entreprises ne sauraient réussir que par miracle, nous faisons suffisamment entendre qu’il y faut pourvoir par prudence humaine.

Mais lorsqu’on voit, d’autre part, la sagesse divine s’apprêter à agir spécialement, la prudence humaine doit s’humilier et renoncer. C’est alors, disons-nous, que le conseil de la Pucelle doit cotre demandé, recherché, requis préférablement à tout autre. Celui qui donne la vie donne la nourriture. A ses ouvriers il fournit les outils. C’est pourquoi nous devons espérer dans le Seigneur. Il fit ‘sienne la cause du roi. Il inspirera à ceux qui la tiennent tout ce qu’il faudra faire pour la gagner. Dieu ne laisse point ses œuvres imparfaites.

Et l’archevêque termine son traité en recommandant spécialement au roi la Pucelle comme inspiratrice de saintes pensées et révélatrice d’œuvres pies. Nous donnons ce conseil au roi, que chaque jour il accomplisse une œuvre agréable à Dieu, et que de cela il confère avec la Pucelle ; que les avis qu’il en recevra, il les mette en usage pieusement et dévotement, pour que Dieu ne lui retire pas sa main, mais lui continue sa grâce[10].

Le grand docteur Gerson, ancien chancelier de l’université, achevait alors à Lyon, dans le couvent des Célestins, dont son frère était prieur, sa vie pleine de travaux et de fatigues[11]. L’an 1408, curé de Saint-Jean-en-Grève, à Paris, en prononçant dans son église paroissiale l’oraison funèbre du duc d’Orléans, assassiné par l’ordre du duc de Bourgogne, il souleva la fureur du peuple et courut grand risque d’être massacré. Au concile de Constance, impatient d’envoyer l’hérétique au feu par une cruauté miséricordieuse[12], il pressa la condamnation de Jean Huss, sans égard au sauf-conduit que celui-ci avait reçu de l’Empereur, estimant avec tous les pères assemblés, que selon le droit naturel divin et humain nulle promesse ne doit être tenue au préjudice de la foi catholique. Il poursuivit au synode, avec une même ardeur, la condamnation des propositions de Jean Petit sur la légitimité du tyrannicide. Au temporel comme au spirituel, il professait l’unité d’obédience et le respect des autorités établies. Comparant, dans un de ses sermons, le royaume de France à la statue de Nabuchodonosor, il fait des marchands et des artisans les jambes du colosse, qui sont partie de fer, partie de terre, pour leur labeur et humilité à servir et à obéir... Fer signifie labeur et terre humilité. Tout le mal est venu de ce que le roi et les notables citoyens ont été tenus en servitude par l’outrageuse entreprise des gens de petit état[13].

Maintenant, accablé de misères et de tristesses, il instruisait les jeunes enfants. C’est par eux, disait-il, qu’il faut commencer la réforme[14].

La délivrance de la cité ducale dut réjouir le vieux défenseur du parti d’Orléans. Les conseillers du dauphin, désireux de mettre en œuvre la Pucelle, lui communiquèrent les délibérations de Poitiers et lui demandèrent son avis comme à un bon serviteur de la maison de France. En réponse, il composa un traité succinct de la Pucelle.

Dans cet écrit, il prend soin tout d’abord de distinguer entre ce qui est de foi et ce qui est de dévotion. En matière de foi, le doute n’est pas permis. Quant à ce qui est de dévotion, comme on dit vulgairement : Qui ne le croit n’est pas damné. Pour qu’une chose soit de dévotion, trois conditions sont requises : il faut 1° qu’elle soit édifiante ; 2° qu’elle soit probable et attestée par la rumeur publique ou le témoignage des fidèles ; 3° qu’il ne s’y mêle rien de contraire ‘i la foi. A ces conditions, il convient de n’en porter ni réprobation ni approbation opiniâtres, mais plutôt de s’en rapporter l’Église.

Par exemple, sont matières de dévotion et non de foi, la conception de la très sainte Vierge, les indulgences, les reliques. Une relique est vénérée en un lieu ou dans un autre ou dans plusieurs lieux à la fois. Le Parlement de Paris a naguère disputé sur le chef de monseigneur saint Denys, vénéré à Saint-Denys en France et dans la cathédrale de Paris. C’est matière de dévotion[15].

D’où il faut conclure que l’on peut pieusement et salutairement, en matière de dévotion, admettre le fait de cette Pucelle, surtout en regardant aux fins, qui sont la restitution du royaume à son roi et la très juste expulsion ou débellation de ses très obstinés ennemis.

D’autant plus qu’on n’a pas trouvé qu’elle usa de sortilèges prohibés par l’Église ni de superstitions publiquement réprouvées, ni qu’elle agit avec cautèle, par fourberie, pour son gain propre, lorsqu’en gage de sa foi, elle expose son corps aux plus grands dangers.

Et, si plusieurs apportent divers témoignages sur son caquet, sa légèreté, son astuce, c’est le lieu d’alléguer cet adage de Caton : Nos arbitres, ce n’est pas ce que chacun dit. Selon la parole de l’Apôtre, on ne doit pas mettre en cause le serviteur de Dieu. Bien plutôt il convient ou de s’abstenir ou de soumettre aux supérieurs ecclésiastiques, comme il est permis, les points douteux. Ainsi l’ut fait, dans le principe, pour la canonisation des saints. Le canon des saints n’est pas de nécessité de foi, à strictement parler, mais de pieuse dévotion. Toutefois il ne doit pas être réprouvé par homme quelconque, à tort et à travers.

Pour en venir au cas présent, il faut remarquer les circonstances suivantes :

Premièrement. Le conseil royal et les gens de guerre furent induits à croire et à obéir, et ils affrontèrent le risque d’être défaits sous la conduite d’une fillette, ce qui eût été grande vergogne.

Deuxièmement. Le peuple exulte, et sa pieuse créance semble conspirer à la louange de Dieu et à la confusion des ennemis.

Troisièmement. Les ennemis se cachent, même leurs princes, et sont agités de diverses terreurs. Ils tombent en faiblesse comme des femmes grosses, conformément aux imprécations contenues dans le cantique que chanta sur le tympanon Marie, sœur de Moïse, dans un chœur de danseurs et de chanteurs : Chantons au Seigneur, car il a été glorieusement magnifié. Que tombent sur ses ennemis la crainte et la terreur ! Et nous aussi, chantons le cantique de Marie, avec une dévotion consonante à notre fait.

Quatrièmement enfin. Et cela est à peser : Cette Pucelle et les soldats attachés à elle ne quittent point les voies de la prudence humaine, et ils ne tentent pas Dieu. D’où il est visible que cette Pucelle ne s’obstine pas au delà de ce qu’elle répute être monition ou inspirations reçues de Dieu.

On pourrait exposer encore plusieurs circonstances de sa vie, depuis l’enfance, qui ont été recueillies abondamment. Il n’en sera rien rapporté ici.

Il est à propos de tirer exemple de Déborah et de sainte Catherine, qui convertit miraculeusement cinquante docteurs ou rhéteurs, de Judith et de Judas Macchabée. Dans leur fait, selon l’ordre constant, se trouvèrent beaucoup de circonstances d’ordre purement naturel.

A un premier miracle ne succèdent pas toujours d’autres miracles attendus des hommes. Alors même que la Pucelle serait déçue dans son attente et la nôtre (puisse-t-il n’en pas advenir ainsi !), il n’en faudrait pas conclure que les premiers effets furent produits par le malin esprit et non par influence céleste, niais préférablement croire que nos espérances aient péri à cause de notre ingratitude et de nos blasphèmes, ou par quelque juste et impénétrable jugement de Dieu ! Nous le supplions de détourner de nous sa colère et de nous regarder favorablement.

Tirons des enseignements premièrement pour le roi et les princes du sang royal ; deuxièmement, pour la milice du roi et du royaume ; troisièmement, pour le clergé et le peuple ; quatrièmement, pour la Pucelle. De ces enseignements, unique est la fin : mener bonne vie, dévote à Dieu, juste au prochain, sobre, vertueuse et tempérante à soi-même. Et quant à l’enseignement spécial à la Pucelle, il faut que la grâce, que Dieu a manifestée en elle, soit employée non en vanités soucieuses, non en profits mondains, non en haines de partis, non en séditions cruelles, non en vengeance des actes accomplis, non en glorifications ineptes, mais en mansuétude et oraisons, avec actions de grâce, et que chacun contribue, par libérale subvention de biens temporels, à l’instauration de la paix en son lit de justice, afin que, délivrés des mains de nos ennemis, Dieu nous étant plus propice, nous le servions dans la sainteté et la justice.

En terminant son traité, Gerson examine brièvement tin point de droit canon qui avait déjà été touché par les docteurs de Poitiers. Il établit qu’il n’est pas défendu à la Pucelle de porter un habit d’homme.

Premièrement. L’ancienne loi interdisait à la femme de porter un habit d’homme et à l’homme un habit de femme. Cette loi, en tant que judicielle, cesse d’être en vigueur dans la nouvelle loi.

Deuxièmement. En tant que morale, cette loi demeure obligatoire. Mais elle ne concerne, en ce cas, que l’indécence de l’habit.

Troisièmement. En tant que judicielle et morale, cette loi n’interdit pas de porter l’habit viril et militaire à cette Pucelle que le Roi du ciel élut porte-étendard pour fouler à ses pieds les ennemis de la justice. Où la divine vertu opère, les moyens sont conformes aux fins.

Quatrièmement. On peut alléguer des exemples tirés des histoires sainte et profane, rappeler Camille et les Amazones.

Jean Gerson termina ce traité le dimanche de la Pentecôte, huit jours après la délivrance d’Orléans. Ce fut son dernier écrit. Il mourut au mois de juillet de cette même année 1429, la soixante-cinquième de sa vie[16].

C’est le testament politique du grand universitaire en exil. La victoire de la Pucelle réjouit les derniers jours de sa vie. Il chante de sa voix presque éteinte le cantique de Marie. Mais à la joie que lui cause le bon événement, se mêlent les tristes pressentiments de sa vieille sagesse. En même temps qu’il voit en la Pucelle bien venue un sujet d’allégresse et d’édification pour le peuple, il craint que les espérances qu’elle inspire ne soient bientôt déçues. Et il avertit ceux qui maintenant l’exaltent dans le triomphe de ne point se détourner d’elle aux mauvaises heures.

Son argumentation maigre et sèche n’est pas différente au fond de la grasse et molle argumentation de Jacques Gélu. On trouve dans l’une et dans l’autre les mêmes raisonnements et les mêmes preuves et les deux docteurs s’accordent dans leurs conclusions qui sont celles des maîtres de Poitiers.

Pour les docteurs de Poitiers, pour l’archevêque d’Embrun, pour l’ancien chancelier de l’Université, pour tous les théologiens armagnacs, le fait de la Pucelle n’est pas matière de foi. Comment le pourrait-il être avant que le pape et le concile en eussent décidé ? On est libre d’y croire comme de n’y pas croire. Mais c’est un sujet d’édification, et il convient de le méditer non dans un esprit aride, et qui doute obstinément, mais avec bonne volonté et selon la foi chrétienne. Sur le conseil de Gerson, les âmes bénévoles croiront que la Pucelle vient de Dieu, comme elles croient que le chef de Monseigneur saint Denys est offert en même temps à la vénération des fidèles dans l’église cathédrale de Paris et dans l’église abbatiale de Saint-Denys en France. Elles ne s’attacheront pas tant à la vérité littérale qu’à la vérité spirituelle et elles ne pécheront pas par trop de curiosité.

En somme, ni le traité de Jacques Gélu, ni celui de Jean Gerson ne donnent de grandes clartés au roi et à son conseil. Les exhortations n’y manquent point : mais elles reviennent toutes à dire : Soyez sages et pieux, pensez avec humilité, force et prudence. Sur le point qui importait le plus, l’emploi à faire de la Pucelle dans la conduite de la guerre, l’archevêque d’Embrun enseigne doctement : Accomplissez ce que la Pucelle ordonne et ce que la prudence commande et pour le surplus faites œuvres pies et belles oraisons. Il y avait là de quoi embarrasser un capitaine comme le sire de Gaucourt et même un bon prud’homme tel que le seigneur de Trèves. Il apparaît que ces clercs laissaient au roi toute liberté de jugement et d’action et qu’ils lui conseillaient finalement non de croire à la Pucelle, mais d’y laisser croire le peuple et les gens d’armes.

Le roi garda Jeanne près de lui durant les dix jours qu’il demeura dans sa ville de ‘l’ours. Cependant le conseil délibérait sur la conduite à tenir[17]. On n’avait point d’argent. Charles en trouvait encore assez facilement pour faire des présents aux gentilshommes de son hôtel, mais il avait grand’peine à s’en procurer pour payer les dépenses de la guerre[18]. Il devait des gages à ses gens d’Orléans. Ceux-là avaient peu reçu et beaucoup dépensé. Ils en étaient du leur, et réclamaient leur paiement. Aux mois de mai et de juin, par quatre fois, le roi répartit aux capitaines qui avaient défendu la ville des sommes montant à quarante et un mille six cent trente et une livres[19]. Il était victorieux à bon marché. La défense d’Orléans lui coûta cent dix mille livres en tout. Les bourgeois de la ville tirent le reste ; ils donnèrent jusqu’à leurs petites cuillers d’argent[20].

Il eût été expédient sans doute de chercher à détruire cette terrible armée de sir John Falstolf qui avait causé naguère tant de peur à ceux d’Orléans. Mais on ne savait pas où elle se trouvait. Elle était disparue entre Orléans et Paris. Il eût fallu la chercher ; ce n’était pas possible ; on n’y songea pas. L’art de la guerre ne comportait pas alors des opérations si savantes. Il fut question d’aller en Normandie, idée si naturelle que dans le peuple on croyait déjà le dauphin à Rouen[21]. Finalement on décida de reprendre les châteaux que les Anglais tenaient sur la Loire en amont et en aval d’Orléans, Jargeau, Meung, Beaugency[22]. Entreprise utile et qui ne présentait pas grandes difficultés, à moins qu’on eût sur les bras l’armée de sir John Falstolf, ce que personne ne pouvait dire.

Sans plus attendre, monseigneur le Bâtard alla sur Jargeau avec un peu de chevalerie et les routiers de Poton ; mais la Loire était haute et remplissait les fossés. N’ayant pas d’engins de siège, ils se retirèrent après avoir fait quelque mal aux Anglais et tué le capitaine de la ville[23].

La Pucelle n’entrait pas volontiers dans les raisons des capitaines. Elle n’écoutait que ses Voix, qui lui disaient des paroles infiniment simples. Elle ne pensait qu’à accomplir sa mission. Ce n’était pas pour supputer les ressources du trésor royal, ordonner les aides et les tailles, traiter avec les gens d’armes, les marchands et les convoyeurs, faire des plans de campagne, négocier des trêves, que madame sainte Catherine, madame sainte Marguerite et monseigneur saint Michel archange l’avaient envoyée en France : c’était pour qu’elle conduisit le dauphin à son sacre. Aussi était-ce à Reims qu’elle le voulait mener ; non qu’elle sût comment on y pouvait aller, mais elle pensait que Dieu la guiderait. Tout retard, toute lenteur, toute délibération même la désolait et l’irritait. Fréquentant chez le roi, elle le pressait avec douceur. Maintes fois elle lui dit :

— Je durerai un an, guère plus. Qu’on pense à bien besoigner pendant cette année[24] !

Et elle dénombrait les quatre charges dont elle avait à s’acquitter en cet espace de temps. C’était, après avoir délivré Orléans, chasser les Godons hors de France, faire couronner et sacrer le roi à Reims et tirer le duc d’Orléans des mains des Anglais[25]. Un jour, n’y pouvant tenir, elle alla trouver le roi tandis qu’il était dans un de ces retraits clos par des boiseries sculptées, qu’on pratiquait dans les grandes salles des châteaux, et qui servaient aux réunions familières. Elle heurta l’huis, entra presque aussitôt et trouva le roi qui conversait avec maître Gérard Machet, son confesseur, monseigneur le Balard, le sire de Trèves et un seigneur de ses plus familiers, nommé messire Christophe d’Harcourt. Elle s’agenouilla et, tenant le roi embrassé par les jambes (car elle savait à quoi la politesse l’obligeait), elle lui dit :

— Gentil dauphin, n’assemblez plus tant et de si longs conseils. Hais venez tout de suite à Reims recevoir votre digne sacre[26].

Le roi lui fit bon visage, mais ne répondit rien. Le seigneur d’Harcourt, averti que la Pucelle conversait avec des anges et des saintes, fut curieux de savoir si vraiment la pensée de mener le roi à Reims lui venait de ses visiteurs célestes. Employant four les désigner le mot dont elle se servait elle-même :

— Est-ce votre Conseil, lui demanda-t-il, qui vous parle de telles choses ?

Elle répondit :

— Oui, et je suis beaucoup aiguillonnée à cet endroit.

Le seigneur d’Harcourt reprit aussitôt :

— Ne voudriez-vous pas dite ici, en présence du roi, la manière de votre Conseil, quand il vous parle ?

Jeanne rougit à cette demande.

Voulant, lui épargner tout embarras et toute contrainte, le roi lui dit doucement :

— Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu’on vous demande, en présence des personnes ici présentes ?

Mais Jeanne s’adressant au seigneur d’Harcourt

— Je vois bien ce que vous voulez savoir, lui dit-elle, et je vous le dirai volontiers.

Et tout de suite elle fit sentir au roi le tourment qu’elle éprouvait de n’être pas crue et elle révéla sa consolation intérieure :

— Quand je suis contristée en quelque manière de ce qu’on ne croit pas facilement ce que je dis par mandement de Messire, je me retire à part, et me plains à Messire de n’être facilement crue de ceux à qui je parle. Et mon oraison faite, aussitôt j’entends une voix qui me dit : Fille de Dieu, va ! Et à l’entendre, j’ai grand’joie. Et même je voudrais toujours rester en cet état[27].

Tandis qu’elle répétait les paroles de la Voix. Jeanne levait les yeux au ciel. Les seigneurs présents furent frappés de l’expression céleste que prenait alors le regard de la jeune fille. Pourtant ces yeux noyés, cet air de ravissement dont s’émerveillait monseigneur le Bâtard, ce n’était pas une extase, c’était l’imitation d’une extase. Scène à la fois pleine d’artifice et de naïveté, qui montre et la douceur du roi, bien incapable de faire la moindre peine à cette enfant, et la légèreté avec laquelle les seigneurs de la cour croyaient ou feignaient de croire aux plus étranges merveilles et qui surtout fait apparaître que, dès ce moment, on ne regardait pas comme un mal, dans le conseil du roi, que la petite sainte donnât au projet du sacre l’autorité d’une révélation divine.

La Pucelle accompagna le roi à Loches, et elle resta auprès de lui jusqu’après le vingt-troisième jour de mai[28].

Le peuple croyait en elle. Quand elle sortait dans les rues de Loches, les habitants se jetaient dans les jambes de son cheval ; ils baisaient les mains et les pieds de la sainte. Maître Pierre de Versailles, religieux de Saint-Denys en France, un des interrogateurs de Poitiers, la voyant qui recevait ces marques de vénération, la blâma théologalement :

— Vous faites mal, lui dit-il, de souffrir telles choses, qui ne vous sont pas dues. Prenez-y garde : vous induisez les hommes en idolâtrie.

Jeanne, pensant à l’orgueil qui pourrait s’insinuer dans son cœur, répondit :

— En vérité je ne saurais m’en garder, si Messire ne m’en gardait[29].

Elle voyait avec humeur que certaines bonnes femmes vinssent à elle pour la saluer ; cela lui semblait une espèce d’adoration dont elle s’effrayait. Mais elle ne repoussait pas les pauvres gens qui venaient à elle ; elle ne leur faisait pas de déplaisir et plutôt les supportait à son pouvoir[30].

Le renom de sa sainteté s’était répandu par toute la France avec une promptitude merveilleuse. Beaucoup de personnes pieuses portaient sur elles des médailles de plomb ou d’autre métal à sa ressemblance, selon l’usage établi pour honorer la mémoire des saints[31]. On plaçait dans les chapelles ses images peintes ou taillées. A la collecte de la messe, le prêtre récitait l’oraison de la Pucelle pour le royaume de France :

Dieu, auteur de la paix, qui détruis, sans arc ni flèche, les ennemis qui mettent leur espoir en eux-mêmes[32], nous te demandons, seigneur, de nous protéger dans notre adversité, et, de même que tu as délivré ton peuple par la main d’une femme, tends à Charles notre roi ton bras victorieux, afin que nos ennemis, qui s’assurent en leur multitude et se glorifient de leurs flèches et leurs lances, soient par lui surmontés à l’heure présente et qu’il lui soit donné, à la fin de ses jours de parvenir glorieusement avec son peuple jusqu’à toi, qui es la voie, la vérité et la vie. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ[33], etc.

On consultait alors les saints et les saintes dans toutes les difficultés de la vie. Plus on les jugeait innocents et simples, plus on leur demandait conseil. Car on était mieux assuré, s’ils ne savaient rien dire, que c’était Dieu qui parlait par leur bouche. On pensait que la Pucelle n’avait pas d’esprit ; c’est pourquoi on la croyait capable de résoudre les questions les plus difficiles avec une infaillible sagesse. On voyait que, sans savoir faire la guerre, elle la faisait mieux que les capitaines, et l’on en concluait que tout ce qu’elle accomplirait dans sa sainte ignorance, elle l’accomplirait excellemment. C’est ainsi qu’à Toulouse un capitoul s’avisa de la consulter en matière financière. Les gardes de la monnaie de cette ville ayant reçu ordre de frapper de nouvelles espèces inférieures de beaucoup à celles qui avaient cours jusque-là, les bourgeois s’en émurent ; d’avril à juin les capitouls s’employèrent à faire rapporter cette mesure. Et le 2 juin, le capitoul Pierre Flamenc demanda en conseil qu’on écrivit à la Pucelle pour lui exposer les inconvénients survenus du fait de la mutation des monnaies et pour lui demander d’y apporter remède. En faisant cette proposition au Capitole, Pierre Flamenc pensait qu’une sainte était de bon conseil sur foule matière et particulièrement en matière d’espèces monnayées, surtout si elle se trouvait l’amie du roi, comme c’était le cas de la Pucelle[34].

Jeanne envoya de Loches, un petit anneau d’or à la dame de Laval qui sans doute lui avait demandé un objet qu’elle eût touché[35]. Jeanne, dame de Laval, avait épousé, cinquante-quatre ans en çà, sire Bertrand Du Guesclin dont la mémoire était précieuse aux Français et qu’on nommait, dans la maison d’Orléans, le dixième preux. Madame Jeanne n’égalait point en renommée Tiphaine Raguenel, astrologienne et fée[36], première femme de sire Bertrand. C’était une dame avare et colérique. Chassée par les Anglais de sa terre de Laval, elle vivait retirée à Vitré avec sa fille Anne, qui s’était mise dans le cas de lui déplaire quand, treize ans auparavant, jeune veuve, elle avait épousé secrètement un petit cadet sans terres. Ce qu’ayant découvert madame Jeanne enferma sa fille dans un cachot et reçut le cadet à coups d’arbalète. Après quoi les deux dames vécurent paisiblement ensemble[37].

De Loches la Pucelle se rendit à Selles en Berry, assez grosse ville sur la rive gauche du Cher, où les trois états du royaume s’étaient assemblés peu de temps auparavant[38] et où se faisait le rassemblement des troupes.

Le samedi 4 juin, elle reçut un héraut que les habitants d’Orléans lui envoyaient pour lui donner nouvelles des Anglais[39]. Comme chef de guerre, ils ne connaissaient qu’elle.

Cependant, entourée de moines, elle menait, au milieu des gens d’armes, une vie bonne, singulière et monastique. Elle mangeait et buvait peu[40]. Elle communiait une fois la semaine et se confessait fréquemment[41]. En entendant la messe, au moment de l’élévation, à confesse et quand elle recevait le corps de Notre-Seigneur, elle pleurait à grande abondance de larmes. Chaque soir, à l’heure de vêpres, elle se retirait dans une église et faisait sonner les cloches pendant une demi-heure environ pour appeler les religieux mendiants qui suivaient l’armée. Puis elle se mettait en oraison, tandis que les bons frères chantaient une antienne en l’honneur de la Vierge Marie[42].

Bien qu’elle pratiquât, à son pouvoir, les austérités que commande une dévotion spéciale, elle se montrait magnifiquement vêtue, comme un seigneur, ayant en effet seigneurie de par Dieu. Elle portait habit de gentilhomme, c’est-à-dire petit chapeau, pourpoint et chausses ajustées, très nobles huques de drap d’or et de soie bien fourrées et souliers lacés en dehors du pied[43] En la voyant ainsi vêtue, les personnes les plus austères du parti dauphinois ne se scandalisaient point. Elles lisaient dans l’Écriture qu’Esther et Judith, inspirées du Seigneur, se chargèrent de parures, il est vrai dans l’ordre de leur sexe et afin d’induire Assuérus et Holopherne en concupiscence pour le salut d’Israël. Et elles estimaient que si Jeanne se couvrait d’ornements virils afin de paraître aux cens d’armes un ange venant donner la victoire au roi très chrétien, loin de céder aux vanités du monde, elle considérait uniquement, comme Esther et Judith, l’intérêt du peuple saint et la gloire de Dieu. Mais les clercs anglais et bourguignons, tournant l’édification en scandale, disaient que c’était une femme dissolue en ses habits et ses mœurs.

Depuis sept ans déjà, saint Michel archange et les saintes Catherine et Marguerite, portant des couronnes riches et précieuses, venaient à elle et lui parlaient. C’était dans le son des cloches, à l’heure de complies et de matines, quelle entendait le mieux leurs paroles[44]. Les cloches alors, grandes ou petites, métropolitaines, paroissiales ou conventuelles, bourdons, campanes, campanelles et moineaux, sonnées à la volée ou carillonnées en cadence, de leurs voix graves ou claires, parlaient à tout le monde et de toutes choses. Elles étaient le chant aérien du calendrier ecclésiastique et civil. Elles convoquaient les clercs et les fidèles aux offices, lamentaient les morts et louaient Dieu : elles annonçaient les foires et les travaux des champs ; elles taisaient voler par le ciel les grandes nouvelles, et, dans ces temps de guerre, elles appelaient aux armes, sonnaient l’alarme. Amies du laboureur, elles dissipaient l’orage, écartaient la grêle ; elles chassaient la peste. Les démons qui volent sans cesse dans l’air et guettent les hommes, elles les mettaient en fuite, et l’on attribuait à leur son béni la vertu d’apaiser les violents[45]. Madame sainte Catherine, qui chaque jour visitait Jeanne, était la patronne des cloches et des sonneurs. Aussi beaucoup de cloches portaient son nom. Jeanne, dans le son de ses cloches, comme dans le bruit des feuilles, entendait ses Voix. Rarement elle les entendait sans voir une lumière du côté d’où elles venaient[46]. Ces voix l’appelaient Jeanne, fille de Dieu ![47] Souvent l’archange et les saintes lui apparaissaient. Pour leur bienvenue elle leur faisait la révérence en fléchissant le jarret et en s’inclinant ; elle les accolait par les genoux, sachant qu’il y a plus de respect à accoler par le bas que par le haut. Elle sentait la bonne odeur et la douce chaleur de leurs corps glorieux[48].

Saint Michel archange ne venait pas seul. Des anges l’accompagnaient en grande multitude et si petits qu’ils dansaient comme des étincelles aux yeux éblouis de la jeune fille. Quand les saintes et l’archange s’éloignaient, elle pleurait du regret qu’ils ne l’eussent pas emportée avec eux[49]. Ainsi Judith fut visitée par l’ange dans le camp d’Holopherne.

Tout comme le seigneur d’Harcourt, l’écuyer Jean d’Aulon demanda un jour, Jeanne, ce qu’était son Conseil. Elle lui répondit qu’elle avait trois conseillers, dont l’un demeurait toujours avec elle. Un autre allait et venait souventes fois ; le troisième était celui avec lequel les deux autres délibéraient.

Le sire d’Aulon, plus curieux que le roi, la pria et requit de lui vouloir une fois montrer ce Conseil. Elle lui répondit :

— Vous n’êtes pas assez digne et vertueux pour le voir[50].

Le bon écuyer n’en demanda pas davantage. S’il avait lu la Bible, il aurait su que le serviteur d’Élisée ne voyait pas les anges que voyait le prophète (Rois, l. IV).

Jeanne s’imaginait que son Conseil s’était, au contraire, manifesté au roi et à la Cour.

— Mon roi, dit-elle plus tard, mon roi et bien d’autres ont vu et entendu les Voix qui venaient à moi. Le comte de Clermont était alors près de lui avec deux ou trois autres[51].

Elle le croyait. Mais, en réalité, elle ne fit voir ses Voix à personne, pas même, quoi qu’on en ait dit, à ce Guy de Cailly qui la suivait depuis Chécy[52].

Jeanne s’entretenait dévotement avec le frère Pasquerel. Elle lui témoignait souvent le désir que l’Église après sa mort priât pour elle et pour tous les Français tués à la guerre.

— Si je venais à quitter ce monde, lui disait-elle, je voudrais bien que le roi fît faire des chapelles où l’on prierait Messire pour le salut des âmes de ceux qui sont morts à la guerre ou pour la défense du royaume[53].

Cela était dans les vœux de toute âme pieuse. Quel chrétien au monde n’aurait pas tenu pour bonne et salutaire la pratique des obits ? Aussi, sur ce point de dévotion, la Pucelle se rencontrait avec le duc Charles d’Orléans, qui, dans une de ses complaintes, recommande de faire chanter et dire des messes pour les âmes de ceux qui souffrirent dure mort au service du royaume[54].

Elle dit un jour au bon frère :

— Il est dans mon fait de porter certain secours. Et Pasquerel, qui pourtant avait étudié la Bible, s’écria tout surpris :

— On ne vit jamais rien de semblable à ce qui se voit en votre fait. On ne lit rien de tel en aucun livre.

Jeanne lui répondit plus hardiment encore qu’aux clercs de Poitiers :

— Messire a un livre dans lequel jamais n’a lu aucun clerc, tant soit-il parfait en cléricature[55].

Elle tenait sa mission de Dieu seul et lisait dans un livre fermé à tous les docteurs de l’Eglise. Sur l’avers de son étendard, que ses mendiants aspergeaient d’eau bénite, elle avait fait peindre une colombe portant dans son bec une banderole où se lisaient ces mots : par le Roi du ciel[56]. C’étaient là des armoiries qu’elle tenait de son Conseil et dont l’emblème et la devise semblaient lui convenir, puisqu’elle se disait envoyée de Dieu et qu’elle avait donné à Orléans le signe promis à Poitiers. Pourtant le roi lui changea cet écu contre des armes représentant une couronne soutenue par une épée entre cieux fleurs de Lis et disant clairement le secours que la pucelle de Dieu apportait au royaume de France. Elle quitta, dit-on, à regret ses armes reçues par révélation[57].

Elle prophétisait et comme il arrive à tous les prophètes, elle n’annonçait pas toujours ce qui devait arriver. Ce fut le sort du prophète Jonas lui-même. Et les docteurs expliquent comment les prophéties des véritables prophètes peuvent ne pas toutes être vraies.

Elle disait :

— Avant que le jour de la Saint–Jean-Baptiste de l’an 29 arrive, il ne doit pas y avoir un Anglais si fort et si vaillant soit-il, qui se laisse voir par la France, soit en campagne, soit en bataille[58].

La nativité de saint Jean-Baptiste se célèbre le 24 juin.

 

 

 



[1] Journal du siège, p. 91. — G. Met-Gaubert, Notice sur Florent d’Illiers, Chartres, 1864, in-8°.

[2] Chronique de la Pucelle, p. 298.

[3] Journal du siège, pp. 91, 92. — Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 71.

[4] Lettre de Charles VII aux habitants de Narbonne, dans Procès, t. V, pp. 101, 104. — Arcère, Histoire de La Rochelle, t. I, p. 271. — Moynès, Inventaire des archives de l’Aude, annexes, p. 390. — Procession d’actions de grâces à Brignoles (Var) en l’honneur de la délivrance d’Orléans par Jeanne d’Arc (1429). Communication faite au Congrès des Sociétés savantes à la Sorbonne (avril 1893), par F. Mireur, Draguignan, 1894, in-8°, p. 175.

[5] Procès, t. III, p. 80. — Journal du siège, p. 91.

[6] Ibid., t. III, pp. 72, 76, 80.

[7] Eberhard Windecke, p. 177 et Chronique de Tournai, éd. de Smedt, pp. 407 et suiv. (t. III des Chroniques de Flandre).

[8] Procès, t. III, pp. 394, 407, t. V, p. 413. — Le P. Marcellin Fornier, Histoire des Alpes-Maritimes ou Cottiennes, t. II, p. 320. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Église de son temps, pp. 39, 52.

[9] L. Paris, Notice sur le dédale ou labyrinthe de l’église de Reims, dans Ann. des hist. provinc., 1857, t. IX, p. 233.

[10] Bibl. Nat., fonds latin, n° 6199, folio 36. — Procès, t. III, pp. 395-410. — Lanéry d’Arc, Mémoires et consultations, pp. 365 et suiv. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Église de son temps, pp. 31-52.

[11] Launoy, Historia Navarrici Gymasii, lib. IV, eh. V. — J.-B. Lecuy, Essai sur la vie de Jean Gerson, chancelier de l’église et de l’université de Paris, sur sa doctrine, sur ses écrits..., Paris, 1832, 2 vol., in-8°. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, p. 94. — A.-L. Masson, Jean Gerson, sa vie, son temps, ses œuvres, Lyon, 1894, in-8°.

[12] Du Boulay, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, p. 270.

[13] Gerson, Opera, t. IV, pp. 668-678.

[14] Gerson, Adversus corruptionem Juventutis. — A. Lafontaine, De Johanne Gersonio puerorum adulescentiumque institutore... La Chapelle-Montligeon, 1902, in-8°.

[15] Gallia Christiana, t. VII, col. 142. — Jean Juvénal des Ursins, année 1406.

[16] Œuvres de Gerson, éd. Ellies Dupin, Paris, 1706, in-folio, t. IV, p. 864. — Procès, t. III, p. 298 ; t. V, p. 412. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Église de son temps, p. 24.

[17] Procès, t. III, pp. 12, 72, 76, 80. — Chronique de la Pucelle, p. 298. — Journal du siège, p. 93. — Chronique de la fête, dans Procès, t. V, p. 299. — Lettre écrite par les agents d’une ville allemande, dans Procès, t. V, p. 349. — Chronique de Tournai (Recueil des Chroniques de Flandre, t. III, p. 412). — Eberhard Windecke, p. 177. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 215.

[18] De Beaucourt, Histoire de Charles VII, pp. 634 et suiv.

[19] Loiseleur, Compte des dépenses, pp. 147 et suiv.

[20] Procès, t. V, pp. 256 et suiv., et Relevé des comptes de commune et de forteresse, dans Journal du siège. — A. de Villaret, loc. cit., p. 61. — Couret, Un fragment inédit des anciens registres de la Prévôté d’Orléans.

[21] Morosini, t. III, p. 61.

[22] Procès, t. III, pp. 9, 10.

[23] Journal du siège, p. 93. — Chronique de la Pucelle, p. 300.

[24] Procès, t. III, p. 99.

[25] Ibid., p. 99.

[26] Procès, t. III, p. 12. — Journal du siège, p. 93. — Chronique de la Pucelle, p. 299.

[27] Procès, t. III, p. 12.

[28] Procès, t. III, pp. 9, 11, 80.

[29] Procès, t. III, p. 84.

[30] Ibid., t. I, p. 102.

[31] Ibid., t. I, p. 191. — A. Forgeais, Collection de plombs historiés trouvés dans la Seine, Paris, 1869 (5 vol. in-8°), t. II, 1V et passim. — Vallet de Viriville, Notes sur deux médailles de plomb relatives à Jeanne d’Arc, Paris, 1861, in-8°, 30 p. [Extrait de la Revue Archéologique.]

[32] Procès, t. V, p. 104. Je lis in se sporantes.

[33] Procès, t. V, p. 104. — Lanéry d’Arc, Le culte de Jeanne d’Arc au XVe siècle, 1886, in-8°.

[34] A. Thomas, Le siège d’Orléans, Jeanne d’Arc et les capitouls de Toulouse, dans Annales du Midi, 1889, pp. 235, 236.

[35] Lettre des Laval, dans Procès, t. V, p. 109. — Bertrand de Broussillon, La maison de Laval, les Montfort-Laval, Paris, 1900, t. III, p. 75. — C’est par erreur que Quicherat (Procès, t. V, p. 105) donne à la veuve de Du Guesclin le nom de Anne, et à la mère de Guy et d’André le nom de Jeanne.

[36] Cuvelier, Poème de Duguesclin, vers 2325 et sqq.

[37] Bertrand de Broussillon, La maison de Laval, in-8°, 1900, t. III, loc. cit.

[38] Lettre de Gui de Laval, dans Procès, t. V, p. 103. — Lucien Jeny et P. Lanéry d’Arc, Jeanne d’Arc en Berry, Paris, s. d., in-8°, p. 53.

[39] Comptes de forteresse, dans Procès, t. V, p. 262.

[40] Procès, t. III, pp. 3, 9, 15, 18, 22, 69, 219 et passim.

[41] Ibid., t. V, aux mots : Confession et Communion.

[42] Procès, t. III, p. 14 ; t. II, pp. 420, 424.

[43] Ibid., t. I, pp. 220, 253 ; t. II, pp. 294, 438. — Relation du greffier de La Rochelle, p. 60. — Analyse d’une lettre de Regnault de Chartres, dans Rogier (Procès, t. V, 168-169). — Martin le Franc, Le champion des dames, dans Procès, t. V, p. 48.

[44] Procès, t. I, pp. 61, 62, 481.

[45] P. Blavignac, La cloche, Genève, 1877, in-8°. — L. Morillot, Étude sur l’emploi des clochettes, dans Bulletin Hist. archéolog. du diocèse de Dijon, 1887, in-8°.

[46] Procès, t. I, pp. 52, 64, 153 et passim.

[47] Ibid., t. I, p 130.

[48] Ibid., t. I, p. 186.

[49] Ibid., t. I, pp. 72, 75.

[50] Procès, t. III, pp. 219, 220.

[51] Ibid., t. I, p. 37.

[52] Ibid., t. V, p. 32. Les lettres d’anoblissement Guy de Cailly sont très suspectes. — Vallet de Viriville, Petit traité..., p. 92.

[53] Procès, t. III, p. 112.

[54] Ibid., t. III, p. 112. — Poésies de Charles d’Orléans, éd. A. Champollion-Figeac, p. 174.

[55] Ibid., t. III, pp. 108, 109, 126.

[56] Procès, t. I, pp. 78, 117, 182.

[57] Ibid., t. I, pp. 117, 300, t. V, p. 227.

[58] Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans Procès, t. II, p. 426. — Morosini, t. III, pp. 33, 46, 62.