Tome I
Depuis quatorze ans, la ville de Poitiers était la capitale de la France française. Le dauphin Charles y avait transféré le Parlement ou, du moins, y avait réuni quelques membres échappés du Parlement de Paris. Le Parlement de Poitiers n’était composé que de deux Chambres. Il aurait jugé comme le roi Salomon, si les plaideurs étaient venus lui soumettre leurs causes, mais ils ne venaient pas, de peur d’être pris en chemin par les routiers et les capitaines à la solde du roi, et parce que, dans le trouble du royaume, les différends ne se réglaient guère par justice. Les conseillers, qui pour la plupart avaient : leurs terres près de Paris, ne savaient comment se vêtir et se nourrir. Rarement ils recevaient leurs gages et le casuel faisait défaut. Ils avaient beau inscrire sur leurs registres la formule : Non deliberetur donec solvantur species, les parties n’apportaient point d’espèces[1]. L’avocat général, messire Jean Jouvenel des Ursins, qui possédait belles terres et maisons en Ile-de-France, Brie et Champagne, était tout piteux de voir la daine de bien et d’honneur sa femme, ses onze enfants et ses trois gendres, aller par les rues de la ville nu-pieds et dans de pauvres habits[2]. Quant aux docteurs et maîtres, qui avaient suivit la fortune du roi, c’est en vain qu’ils étaient des puits de science et des fontaines de clergie, puisque, faute d’une université où ils pussent enseigner, ils ne tiraient nul profit de leur éloquence et de leur savoir. La ville de Poitiers, devenue la première ville du royaume, avait un Parlement et n’avait pas d’Université, semblable à une dame de haute noblesse, mais borgne, le Parlement et l’Université étant les deux yeux d’une grande ville. Aussi nourrissaient-ils en leurs tristes loisirs un désir ardent de rétablir les affaires du roi avec les leurs, s’il plaisait au Seigneur. En attendant, exténués de froid et de faim, ils gémissaient et se lamentaient. Comme Israël dans le désert, ils soupiraient après le jour où Dieu, entendant leurs plaintes, dirait : Ce soir vous mangerez de la chair et demain matin vous vous rassasierez de pain ; et vous connaîtrez que je suis le Seigneur votre Dieu. Vespere comedetis carnes et mane saturabimini panibus : scietisque quod ego sum Dominus deus vester. (Exod., XVI, 122.) C’est parmi ces fidèles et pauvres serviteurs d’un roi pauvre, que furent choisis pour la plupart les docteurs et clercs chargés d’examiner la Pucelle. Voici quels ils étaient : le seigneur évêque de Poitiers[3] ; le seigneur évêque de Maguelonne[4] ; maître Jean Lombard, docteur en théologie, autrefois professeur de théologie à l’Université de Paris[5] ; maître Guillaume Le Marié, bachelier en théologie, chanoine de Poitiers[6] ; maître Gérard Machet, confesseur du roi[7] ; maître Jourdain Morin[8] ; maître Jean Érault, professeur de théologie[9] ; maître Mathieu Mesnage, bachelier en théologie[10] ; maître Jacques Meledon[11] ; maître Jean Maçon, docteur en droit civil et en droit canon, de grande renommée[12] ; frère Pierre de Versailles, religieux de Saint-Denys en France, de l’ordre de Saint-Benoît, professeur de théologie, prieur du prieuré de Saint-Pierre de Chaumont, abbé de Talmont au diocèse de Laon, ambassadeur du très chrétien roi de France[13] ; frère Pierre Turelure, de l’ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de Toulouse[14] ; maître Simon Bonnet[15] ; frère Guillaume Aimery, de l’ordre de Saint-Dominique, docteur en théologie, professeur de théologie[16] ; frère Seguin de Seguin, de l’ordre de Saint-Dominique, docteur en théologie, professeur de théologie[17] ; frère Pierre Seguin, carme[18] ; plusieurs conseillers du roi, licenciés en droit civil ainsi qu’en droit canon. C’était beaucoup de docteurs pour interroger une bergère. Cependant on doit songer qu’en ce temps où la théologie, inflexible et subtile, dominait toute connaissance humaine et obtenait du bras séculier qu’il fit suivre d’effets les opinions émises par elle, dés qu’une pauvre fille ignorante donnait à croire qu’elle voyait Dieu, la Vierge, les anges et les saints, il fallait qu’elle allât, dans un grand concours de docteurs, de miracles en miracles, à une mort bien odorante et à la béatification, ou, d’hérésies en hérésies, aux prisons ecclésiastiques et au bûcher des sorcières. Et comme les sacrés inquisiteurs étaient persuadés que le diable entre facilement dans les femmes, la malheureuse créature avait plus ale chance d’être brûlée vive que de mourir en odeur de sainteté. Par exception singulière, Jeanne, devant les docteurs de Poitiers, fie courait pas grand risque d’être suspectée clans sa foi. Frère Pierre Turelure lui-même ne désirait pas trouver en ce moment devant lui une de ces hérétiques qu’il recherchait curieusement à Toulouse. Les illustres maîtres, en s’approchant d’elle, rentraient leurs griffes théologales. Ils étaient d’Église ; mais ils étaient Armagnacs. C’était, pour la plupart, des hommes d’affaires, des négociateurs, de vieux conseillers du dauphin[19]. Qu’ils eussent, comme prêtres, une doctrine et des mœurs, qu’ils connussent des règles pour juger en matière de foi, ce n’est pas douteux. Mais à cette heure il ne s’agissait pas de guérir le mal hérétique, il s’agissait de chasser les Anglais. Jeanne était dans la grâce de monseigneur le duc d’Alençon et de monseigneur le Bâtard ; les habitants d’Orléans l’attendaient comme le salut. Elle promettait de mener le roi à Reims, et il se trouvait que l’homme le plus puissant et le plus habile de France, le chancelier du royaume, messire Regnault de Chartres était archevêque, comte de Reims. Cela pesait d’un grand poids. Et qu’il en fût comme elle disait, que Dieu l’eût vraiment envoyée à l’aide des fleurs de Lis, au jugement de quiconque avait sens et clergie et tenait le parti français, ce n’était pas impossible, encore qu’extraordinaire. Personne ne niait que Dieu pût intervenir directement clans la conduite des royaumes, ayant dit lui-même : Per me reges regnant. En l’Église une et sainte, les docteurs de Poitiers pensaient judicieusement que le Seigneur protégeait les gens du dauphin, tandis que l’Université de Paris tout aussi judicieusement le croyait avec les Bourguignons et les Anglais. Il n’était pas nécessaire que son messager fût un ange. Ce pouvait être une créature humaine ou une bête, comme le corbeau qui nourrit Élie. Et qu’une fille eût charge de guerre, c’est ce qui s’accordait arec ce qu’on trouvait dans les livres touchant Camille, les Amazones et la reine Penthésilée, et avec ce qui est dit dans la Bible des femmes fortes suscitées par le Seigneur pour le salut d’Israël, Déborah, Jahel, Judith de Béthulie. Car il est écrit : Ce ne sont point les jeunes hommes qui ont renversé celui dont la puissance était sur eux, ni les fils des géants qui l’ont frappé, ni les colosses qui se sont opposés à lui. Mais Judith, fille de Mérari, l’a détruit par la beauté de son visage. Jeanne fut conduite à l’hôtel qu’habitait maître Jean Rabateau, non loin du Palais, au cœur de la ville[20]. Maître Jean Rabateau était avocat général lai ; les causes criminelles lui appartenaient tandis que les causes civiles allaient à l’avocat général clerc, Jean Jouvenel. Avocats du roi, hommes du roi, ils le représentaient l’un et l’autre, lorsqu’il était en cause. Le roi était un mauvais client. Maître Jean Rabateau plaidait pour lui au criminel mo3-ennant quatre cents livres par an. Il ne pouvait plaider que pour les fleurs de Lis et nul ne le soupçonnait de manger trop d’épices. S’il remplissait en outre les fonctions de conseiller du duc d’Orléans, il y gagnait peu. Comme la plupart des officiers du Parlement, il se trouvait pour l’heure fort dénué de biens. Étranger à Poitiers, il n’y possédait point de maison, et logeait dans un hôtel qui, appartenant à une famille Rosier, en avait pris le nom d’hôtel de la Rose. Au reste, la demeure était vaste. On y hébergeait les témoins qu’on roulait garder honorablement et sûrement. Jeanne y fut amenée, bien que le Parlement n’eût point à examiner l’affaire de cette jeune fille[21]. Cette fois encore, elle était remise aux mains d’un homme qui appartenait au duc d’Orléans autant qu’au roi de France. La femme de maître Jean Rabateau, comme toutes les femmes des hommes de robe, était de bonne renommée[22]. A la Rose, chaque jour après le dîner, Jeanne restait longtemps agenouillée. Elle se relevait, la nuit, pour prier, et elle passait de longues heures dans le petit oratoire de l’hôtel. C’est dans cette maison que les docteurs vinrent l’interroger. Quand on lui annonça leur venue, elle fut agitée d’une cruelle inquiétude. Madame sainte Catherine prit soin de la rassurer[23] ; elle aussi avait disputé arec les docteurs, et les avait confondus. Il est vrai que ceux-là étaient, des païens, mais très savants et l’un esprit bien subtil : car il est dit dans la vie de la sainte : L’empereur manda cinquante
docteurs versés dans la science des Égyptiens et dans les arts libéraux. Et,
quand elle apprit qu’elle devait disputer avec les sages, Catherine craignit
de ne pouvoir défendre dignement contre eut la vérité de Jésus-Christ. Mais
un ange lui apparut et, lui dit : Je suis l’archange saint Michel, envoyé par Dieu pour t’annoncer que tu sortiras de ce combat victorieuse et digne d’obtenir Notre-Seigneur Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui combattent pour lui. Et la vierge disputa avec les docteurs[24]. » Les solennels docteurs et maîtres et les notables clercs du Parlement de Poitiers se rendaient par petits groupes dans la maison de Jean Rabateau, et chacun d’eux interrogeait Jeanne à son tour. Les premiers qui vinrent furent Jean Lombard, Guillaume le Maire, Guillaume Aimery, Pierre Turelure, Jacques Meledon. Frère Jean Lombard demanda : — Pourquoi êtes-vous venue ? Le roi veut savoir ce qui vous a poussée à l’aller trouver. Jeanne répondit d’une manière qui parut grande fit tous ces clercs : — Comme je gardais les animaux, une Voix m’apparut. La Voix me dit : Dieu a grande pitié du peuple de France. Jeanne, il faut que tu ailles en France. Ayant oui ces paroles, je me mis à pleurer. Alors la Voix me dit : Vas à Vaucouleurs. Tu trouveras là un capitaine qui te conduira sûrement en France, près du roi. Suis sans crainte. J’ai fait ce qui m’était dit et suis arrivée au roi sans nul empêchement[25]. Frère Guillaume Aimery prit ensuite la parole : — D’après vos dires, la Voix vous apprit que Dieu veut tirer le peuple de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le peuple de France, il n’est pas nécessaire d’avoir des gens d’armes. — En nom Dieu ! répliqua la Pucelle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera victoire. Maître Guillaume se déclara satisfait[26]. Le 22 mars, maître Pierre de Versailles et maître Jean Érault se rendirent ensemble au logis de Jean Rabateau. L’écuyer Gobert Thibault, que Jeanne avait déjà vu à Chinon, y vint avec eux. C’était un homme jeune, très simple, et qui pour croire ne demandait, point de signes. A leur venue, Jeanne alla un peu au-devant d’eux, et, frappant amicalement sur l’épaule du soldat : — Je voudrais bien, lui dit-elle, avoir plusieurs hommes d’aussi bonne volonté[27]. Elle se sentait à l’aise avec les gens d’armes. Quant aux docteurs, elle ne pouvait les souffrir, et c’était pour elle un supplice lorsqu’ils venaient arguer. Bien que ces théologiens usassent de grands ménagements à son endroit, leurs éternelles interrogations lassaient sa patience ; leur lenteur, leur pesanteur l’exaspérait. Elle leur savait très mauvais gré de ne pas croire en elle tout de suite, sans preuves, et de lui demander un signe qu’elle ne pouvait leur donner, puisque ni monseigneur saint Michel, ni madame sainte Catherine, ni madame sainte Marguerite, pendant les examens, n’apparaissait. Dans le retrait, dans l’oratoire et dans la campagne déserte, les hôtes du Paradis la visitaient en foule ; anges et saintes, descendus du ciel, se pressaient autour d’elle. Mais, à la venue des docteurs, l’échelle de Jacob se retirait soudain. Et puis ils étaient des théologiens, et elle était une sainte. Les rapports sont toujours difficiles, entre les chefs de l’Église militante et les dévotes femmes qui communiquent directement avec l’Église triomphante. Elle sentait que les révélations dont elle était favorisée abondamment donnaient des doutes, des soupçons, des défiances même à ses examinateurs les plus favorables. Elle n’osait pas trop leur conter les secrets de ses Voix, et elle confiait, derrière leur dos, à son beau duc d’Alençon, qu’elle savait et qu’elle pouvait beaucoup plus qu’elle n’avait dit à tous ces clercs[28]. Ce n’était pas à ceux-là qu’elle avait été envoyée ; ce n’était pas pour ceux-là qu’elle était venue. Elle se trouvait gênée avec eux, et leurs façons d’être lui inspiraient cette mauvaise humeur empreinte dans plus d’une de ses réponses. Parfois, quand ils l’interrogeaient, elle se rencognait avec mutinerie au bout du banc et faisait la moue[29]. — Nous sommes envoyés vers vous de la part du roi, dit maître Pierre de Versailles. Elle répondit de très mauvaise grâce — Je crois bien voir que vous êtes encore envoyés pour m’interroger. Je ne sais ni A ni B[30]. Mais à cette demande : — Pourquoi donc venez-vous ? Elle répliqua vivement : — Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège d’Orléans et conduire le roi à Reims, pour son couronnement et son sacre. Maître Jean Érault, avez-vous du papier et de l’encre ? Écrivez ce que je vais vous dire. Et elle dicta une brève apostrophe aux capitaines anglais : Vous, Suffort, Clasdas et la Poule, je vous somme de par le Roi des cieux que vous en alliez en Angleterre[31]. Maître Jean Érault, qui écrivit sous sa dictée, était, comme la plupart d’entre eux, très bien disposé pour elle. De plus il avait des lumières. I1 se rappelait cette Marie d’Avignon, surnommée la Gasque, qui avait fait au feu roi Charles VI des prophéties bien bonnes et mémorables. Or, la Gasque était allée dire au roi que le royaume éprouverait encore maintes calamités, et qu’elle avait vu des armes dans le ciel. Et elle avait conclu son apocalypse en ces termes : Tandis que j’étais effrayée, croyant qu’il me l’allait prendre ces armes, une voix me rassura, en disant : Elles ne sont pas pour toi, mais pour une vierge qui viendra, et, par ces armes, délivrera le royaume de France. Maître Jean Érault médita ces révélations merveilleuses et il en vint à croire que Jeanne était la vierge annoncée par Marie d’Avignon[32]. Maître Gérard Machet, confesseur du roi, avait trouvé dans des écrits qu’une pucelle devait venir pour donner aide au roi de France. Il en fit la remarque à l’écuyer Gobert Thibault qui n’était pas un très gros personnage[33] ; il la fit assurément à bien d’autres. Gérard Machet, docteur en théologie, autrefois vice-chancelier de l’Université, dont il était maintenant exclu, passait pour une des lumières ‘de l’Église. Il aimait la cour[34], bien qu’il s’en défendit, et jouissait de la faveur du roi qui, pour récompenser ses bons services, venait de lui donner de quoi acheter une mule[35]. On est suffisamment édifie ; sur les dispositions des docteurs, quand on surprend le confesseur du roi répandant lui-même les prophéties fabriquées tout exprès pour accréditer la Pucelle du Bois-Chenu. On interrogea la jeune fille touchant ses Voix qu’elle appelait aussi son Conseil, et ses saintes, qu’elle se représentait à la ressemblance des figures taillées et, peintes qui peuplaient les églises[36]. Les docteurs firent objection sur ce qu’elle avait rejeté tout vêtement de femme et fait tailler ses cheveux en rond, à la façon des jouvenceaux. Or il est écrit : Une femme ne prendra point un habit d’homme, et un homme ne prendra point un habit de femme ; car celui qui le fait est abominable devant Dieu. (Deuter. XXII, 5.) Le concile de Gangres, tenu sous le règne de Valens, avait frappé d’anathème les femmes qui s’habillaient en hommes et se coupaient les cheveux[37]. Mais il importait de considérer que ce qui était abominable à Dieu ce n’était point le dehors, c’était le dedans ; ce n’était point l’habit, c’était le mauvais dessein qui le faisait, prendre. Les Pères de Gangres n’avaient condamné glue les femmes qui s’habillaient en hommes et se coupaient les cheveux sous prétexte de vie ascétique. L’Église approuvait depuis lors que les religieuses coupassent leurs cheveux. Plusieurs saintes, inspirées par un mouvement extraordinaire du Saint-Esprit, avaient caché leur sexe sous des vêtements virils. On gardait à Saint-Jean-des-Bois, près Compiègne, la châsse de sainte Euphrosine d’Alexandrie, qui avait vécu trente-huit ans sous l’habit d’homme dans le couvent de l’abbé Théodose[38]. Pour ces raisons et sur ces exemples, les docteurs pensèrent : Puisque Jeanne prit cet habit non point pour offenser la pudeur d’autrui, mais pour garder la sienne, ne tournons pas à mal ce qui a été fait pour le bien, et ne condamnons point un acte que la pureté des intentions justifie. Certains examinateurs lui demandèrent pourquoi elle nommait Charles, dauphin, au lieu de lui donner son titre de roi. Ce titre, il le portait légitimement depuis le 30 octobre 1422, ayant ce jour, le neuvième depuis la mort du roi son père, à Mehun-sur-Yèvre, dans la chapelle royale, quitté sa robe noire pour une robe vermeille, pendant que les hérauts, levant la bannière de France, criaient : Vive le roi ! Elle répondit : — Je ne l’appellerai pas roi, tant qu’il n’aura pas été sacré et couronné à Reims. C’est dans cette cité que j’entends le mener[39]. Pour elle, il n’y avait point de roi de France sans ce sacre, dont elle avait ouï les miracles de la bouche de son curé qui, chaque année, récitait le panégyrique du bienheureux saint Remi, patron de la paroisse. Cette réponse était de sorte à contenter les examinateurs, car il importait, pour le spirituel et pour le temporel, que le roi fût sacré à Reims[40]. Et messire Regnault de Chartres devait le souhaiter ardemment. Quand les clercs la contredisaient, elle opposait ses propres lumières à la doctrine de l’Église et elle leur disait : — Il y a aux livres de Notre-Seigneur plus qu’aux vôtres[41]. Réponse hardie et brûlante, qu’il eût été dangereux de faire à des théologiens moins favorables que ceux-là ; car peut-être y eussent-ils vu une offense aux droits de l’Église qui, gardienne des livres saints, en demeure l’interprète jalouse et ne souffre pas qu’on oppose l’autorité des Écritures aux décisions des Conciles[42]. Quels étaient les livres qu’elle jugeait, sans les avoir lus, contraires à ceux de Notre-Seigneur, dans lesquels elle paraissait lire à pleines pages par les yeux de l’esprit ? Les sacrés canons, semblait-il, et les saintes décrétales. Cette parole d’une entant contenait de quoi ruiner l’Église tout, entière. Les docteurs de Poitiers, s’ils avaient été moins Armagnacs, auraient dès lors flairé Jeanne avec méfiance et trouvé qu’elle sentait la persinée. Mais ils suivaient fidèlement les maisons d’Orléans et de France ; leurs robes étaient percées, leurs marmites vides[43], ils n’espéraient plus qu’en Dieu, et craignaient, en rejetant cette jeune fille, de rebuter le Saint-Esprit. D’ailleurs, rien ne les empêchait de croire que Jeanne eût ainsi parlé par ignorance et simplicité, sans malice aucune. C’est pourquoi sans doute ils ne se scandalisèrent point. A son tour, frère Seguin de Seguin interrogea la jeune fille. Il était Limousin, et son origine paraissait à son langage. Il parlait arec une lenteur pesante et employait des termes ignorés en Lorraine et en Champagne. Peut-être avait-il cet air épais et lourd qui rendait les gens de son pays un peu ridicules aux Français de la Loire, de la Seine et de la Meuse. A cette question : — Quelle langue parlent vos Voix ? Jeanne répondit : — Une meilleure que la vôtre[44]. Les saintes ont leurs moments d’impatience. Si le frère Seguin ne le savait pas encore, il l’apprit en ce jour. Aussi pourquoi doutait-il que madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient du parti des Français, parlassent français ? Un tel doute était insupportable à Jeanne, et elle fit entendre à l’interrogateur que, lorsqu’on est Limousin, on ne s’enquiert point du parler des dames du ciel. Cependant il poursuivit son interrogatoire. — Croyez-vous en Dieu ? — Oui, et mieux que vous, fit la Pucelle, qui, ne connaissant point le bon frère, semblait peut-être un peu prompte à s’estimer mieux croyante que lui. Mais elle était outrée qu’on pût douter de sa créance au Dieu qui l’avait envoyée. Sa réponse, à la bien entendre, attestait l’ardeur de sa foi. Frère Seguin l’entendit-il ainsi ? Des contemporains disent qu’il se montra fort aigre personne. On a des raisons de croire, au contraire, qu’il était bon homme[45]. — Mais enfin, dit-il, Dieu ne veut pas qu’on vous croie, s’il ne parait quelque signe montrant qu’il vous faut croire. Nous ne saurions conseiller au roi de vous confier, sur votre seule parole, des gens d’armes et de les mettre ainsi en péril. — En nom Dieu, répondit-elle, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes pour quoi je suis envoyée. Qu’on me donne des hommes en si grand nombre qu’on le jugera bon, et j’irai à Orléans. Et elle dit encore ce qu’elle disait sans cesse : — Les Anglais seront tous chassés et détruits. Le siège d’Orléans sera levé et la ville affranchie de ses ennemis, après que j’en aurai fait sommation de par le Roi du ciel. Le roi, sera sacré à Reims, la ville de Paris remise en l’obéissance du roi, et le duc d’Orléans reviendra d’Angleterre[46]. Longtemps, à l’exemple de frère Seguin de Seguin, plusieurs docteurs et maîtres la pressèrent de montrer un signe de sa mission. Ils estimaient en effet que, si Dieu l’avait choisie pour délivrer le peuple de France, il ne manquerait pas de rendre ce choix manifeste par un signe de sa main, ainsi qu’il avait fait pour Gédéon, fils de Josias. Quand Israël était humilié sous Madian, et lorsque, pour échapper à ses ennemis, le peuple de Dieu se cachait dans les cavernes des montagnes, l’Ange apparut à Gédéon sous un chêne et, parlant au nom du Seigneur lui dit : Je serai avec toi et tu détruiras les madianites. A quoi Gédéon répondit : Si j’ai trouvé grâce devant toi, fais-moi connaître par un signe que c’est toi qui me parles. Il fit cuire un chevreau, pétrit des pains sans levain, mit la chair dans une corbeille et le jus dans un vase, et déposa sous le chêne le vase et la corbeille. Alors l’Ange du Seigneur lui dit : Prends la chair et les pains sans levain, pose-les sur cette pierre et verse dessus le jus de la chair. Ce que Gédéon avant fait, l’Ange toucha de son bâton la chair et les pains sans levain, et aussitôt il sortit un leu de la pierre qui consuma la chair et les pains. Et Gédéon connaissant qu’il avait vu l’Ange du Seigneur, s’écria : Hélas ! mon Dieu ! car j’ai vu l’Ange du Seigneur face à face ! Et avec trois cents hommes, il détruisit le peuple madianite. Les docteurs avaient cet exemple présent à l’esprit[47]. Mais pour la Pucelle, le signe de victoire, c’était la victoire même. Elle ne cessa de dire : — Le signe que je vous montrerai, ce sera Orléans secouru et le siège levé[48]. La constance avec laquelle elle persévérait dans ce propos frappa la plupart des interrogateurs qui estimèrent qu’elle devait être pour eux, non pas une occasion de tiédeur et de doute, mais un exemple de ferveur et un sujet d’édification, et que, puisqu’elle promettait de montrer signe, il leur convenait de demander humblement à Dieu qu’il le lui envoyât, d’espérer comme elle, et, unis au roi et à tout le peuple de France, de demander les enseignes de victoire au Dieu qui délivra Israël. Ainsi tombaient les raisons du bon frère Seguin et de ceux qui, séduits par les conseils de la sagesse humaine, voulaient des preuves pour croire. Après un examen qui dura six semaines, les docteurs se déclarèrent édifiés[49]. Il y avait un point dont il convenait de s’assurer : il fallait, savoir si, comme elle le disait, Jeanne était vierge. A la vérité, des matrones l’avaient déjà examinée lors de sa venue à Chinon, quand on ne savait pas seulement si elle était fille ou garçon, et quand on pouvait craindre même qu’elle ne fût une illusion tell semblance de femme, produite par l’art des démons, ce que les savants ne pensaient pas impossible[50]. Il n’était pas mort depuis longtemps, ce chanoine qui croyait que parfois des chevaliers se transforment en ours et que des esprits parcourent cent lieues en une nuit, puis, tout à coup, se changent en truies et en fétus de paille[51]. On avait donc fait tout de suite le nécessaire. Mais il convenait de procéder à une visite exacte, prudente et sage, gent la chose était de conséquence. |
[1] Neuville, Le Parlement royal à Poitiers, dans Revue Historique, t. II, p. 18. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, pp. 571 et suiv.
[2] Louis Batiffol, Jean Jouvenel, prévôt des marchands de la ville de Paris, Paris, 1891, in-8°. — Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI, pp. 359, 360.
[3] Procès, t. III, p. 92. — Gallia Christiana, t. II, col. 1198.
[4] Ibid., t. III, p. 92. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Église de son temps, p. 6.
[5] Ibid., t. III, pp. 203, 204.
[6] Le Maire, Procès, t. III, pp. 19 et 203.
[7] Procès, t. III, pp. 74, 75. — Launoy, Historia Collegii Navarrici, lib. II, passim.
[8] Procès, t. III, pp. 92, 102.
[9] Ibid., t. III, pp. 74, 75.
[10] Ibid., t. III, pp. 74, 92, 102.
[11] Ibid., t. II, p. 203.
[12] Ibid., t. III, pp. 2-1, 28.
[13] Procès, t. III, pp. 19, 74, 92, 203. — Gallia Christiana, t. I, col. 1128.
[14] Ibid., t. III, p. 203. — Gallia Christiana, t. III, col. 1129.
[15] Ibid., t. III, p. 92.
[16] Ibid., t. III, pp. 19, 83, 203.
[17] Ibid., t. III, pp. 19, 203. — Le P. Chapotin, La guerre de cent ans ; Jeanne d’Arc et les Dominicains, p. 132.
[18] Le Chanoine Dunand, La légende anglaise de Jeanne, Paris, 1903, in-8°, p. 118.
[19] O. Raguenet de Saint-Albin, Les juges de Jeanne d’Arc à Poitiers, membres du Parlement ou gens d’Église ? Orléans, 1894, in-8°, 46 p.
[20] Procès, t. III, pp. 19, 14, 82, 203. — Chronique de la Pucelle. p. 275. — B. Ledain, Jeanne d’arc à Poitiers, Saint-Maixent, 1891, in-8°.
[21] Voyez toutefois le Mistère du siège, pp. 397-406.
[22] On peut d’autant moins soupçonner celte dame de ne point mériter sa bonne renommée qu’un ne sait rien d’elle et qu’un ignore même si c’est la première ou la seconde femme de maître Jean Rabateau : car il en eut deux. La première était, fille du Benoît Pidelet. — Cf. B. Ledain, La maison de Jeanne d’Arc à Poitiers, Saint-Maixent, 1892, in-8°. — Henri Daniel-Lacombe, L’hôte de Jeanne d’Arc à Poitiers, maître Jean Rabateau (Revue du Bas-Poitou, avril 1891, pp. 48, 66). — A. Barbier, Jeanne d’Arc et l’hôtellerie de la Rose, Poitiers, 1892, in-8°.
[23] Procès, t. III, p. 82.
[24] Voragine, La légende dorée (Vie de sainte Catherine).
[25] Procès, t, III, p. 204.
[26] Procès, t. III, pp. 203-204.
[27] Ibid., t. III, pp. 73-74.
[28] Procès, t. III, p. 92.
[29] Chronique de la Pucelle, p. 275.
[30] Procès, t. III, P. 74.
[31] Procès, t. III, p. 74. — Boucher de Molandon et A. de Beaucorps, L’armée anglaise, p. 111. — La Poule, comme il est ici nommé à la française, n’est autre que Suffort, c’est-à-dire William Pole, comte de Suffolk ; à moins qu’on ne veuille désigner le frère de William, John Pole, qui n’était pas un des trois chefs du site. Quant à Clasdas ou Glasdale, pour le nommer comme les Français, il servait sous les ordres du commandant des Tourelles. Ces erreurs peuvent être du fait de Jeanne ; elles peuvent être aussi du témoin. On ne les retrouve pas dans la lettre aux Anglais.
[32] Procès, t. III, p. 83.
[33] Ibid., t. III, p. 75.
[34] Lettres de Gérard Machet, Bibl. nat., fonds latin n° 8571. — Lannoy, Regii Navarrœ Gymnasii Parisiensis historia..., Paris, 1682 (2 vol., in 4°) t. II, pp. 533, 557. — Du Boulay, Hist. Univ. Parisiensis, t. V, p. 815. — Vallet de Viriville, dans Nouvelle Biographie générale.
[35] De Beaucourt, Extrait du catalogue des actes de Charles VII, p. 18.
[36] Procès, t. I, pp. 71, 72, 73, 171.
[37] Labbe, Sacro-Sancta Consilia (1671), II, 413-35.
[38] Surius, Vitæ S.S. (1618), t. I, pp.21-24. — Gabriel Brosse, Histoire abrégée de la vie et de la translation de sainte Euphrosine, vierge d’Alexandrie, patronne de l’abbaye de Beaulieu-lès-Compiègne, Paris, 1649, in-8°.
[39] Procès, t. III, p. 20.
[40] Il est à remarquer que la consultation des docteurs, telle que Thomassin l’a insérée dans le Registre delphinal, désigne Charles de Valois tour à tour et indifféremment par le titre de roi et par celui de dauphin (Procès, t. IV, p. 303).
[41] Procès, t. III, p. 86.
[42] Le Père Didon, Vie de Jésus, t. Ier, préface.
[43] Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VII, p. 359.
[44] Procès, t. III, p. 204.
[45] C’était donc la destinée des Limousins d’être raillés par les Français de Champagne et de France ! Après frère Seguin, ce sera l’étudiant limousin à qui Pantagruel dit : Tu es Limousin pour tous potaige, et tu veux icy contrefaire le Parisian. Et ce sera M. de Pourceaugnac. La Fontaine écrit de Limoges, à sa femme, en 1663, que les Limousins ne sont ni malheureux ni disgraciés du Ciel, comme on se le figure dans nos provinces. Mais il ajoute que leurs habitudes ne lui plaisent pas. Il semble que le Frère Seguin ait été d’abord piqué des moqueries et des vivacités de la jeune fille. Mais il ne lui garda pas rancune. Le bon naturel du Limousin, dit Abel Hugo, ne sait pas nourrir longtemps un sentiment haineux. La France pittoresque : Haute-Vienne. — Cf. A. Précicou, Rabelais et les Limousins, Limoges, 1906, in-8°.
[46] Procès, t. III, p. 205.
[47] Procès, t. III, p. 20.
[48] Ibid., t. III, pp. 20 et 205. — Chronique de la Pucelle, p. 978. — Journal du siège, p. 119.
[49] Procès, t. III, pp. 19-20.
[50] Ibid., t. I, p. 95 ; t. III, p. 209.
[51] Mary Darmesteter, Froissart, Paris, 1894, in-12, p. 96.