DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

TROISIÈME QUESTION. — OÙ ANNIBAL A-T-IL PASSÉ LES ALPES ?

 

 

VII. Nous avons encore un petit ouvrage assez curieux, imprimé à Paris, en 1517, sous le règne de François Ier[1], sur tous les passages des Gaules en Italie. Celui que l'auteur désigne[2] comme ayant été franchi par Annibal, est par le Val de Tarentaise, en Savoie, et le Mont-Jouvet, d'où l'on descend dans la vallée d'Aouste. On passe ensuite à Ivrée et à Verceil, d'où l'on entre dans le duché de Milan. Une inscription que l'auteur dit y avoir été gravée semble en être une preuve parlante.

L'auteur convient cependant que plusieurs historiographes disent qu'Annibal passa par le Mont-Genèvre en Briançonnais, qu'il dit être le meilleur et le plus aisé passage pour la conduite de l'artillerie, ajoutant même que, de tous les autres, il n'y a que celui-là par lequel on puisse la faire passer. Il désigne cependant dix passages différents, dont plusieurs sont même subdivisés en d'autres. On peut donc regarder cet ancien écrivain comme favorable à l'opinion qui fait passer Annibal par le Mont-Genèvre.

On reconnaît depuis longtemps. assez généralement, que le passage des Alpes par Annibal, s'était fait par Briançon sur le Mont-Genèvre. C'est l'opinion du chevalier Folard, et du géographe d'Anville. Je n'ai fait que le modifier d'une manière plus conforme au récit de Polybe et de Tite-Live, dans un ouvrage plus récent[3], que j'ai déjà cité plusieurs fois. M. de Luc le fils a publié dix ans après un autre ouvrage[4], dont l'objet est de prouver que Tite-Live n'a pas connu un fait dont tous les monuments étaient en quelque sorte sous ses yeux, puisqu'ainsi qu'on l'a déjà vu, il était né à Padoue, dans la Gaule cisalpine, et qu'Annibal a allongé fort inutilement sa route de cent cinquante lieues, pour aller chercher le passage du petit Saint-Bernard, en s'exposant à une foule de nouveaux obstacles qu'il lui était facile d'éviter. C'est ainsi que ce qui est très-clair chez les anciens, cesse de l'être pour nous. Mais cette nouvelle opinion ne paraît jusqu'à présent avoir été adoptée par personne, du moins en France. J'ai cru devoir déjà le combattre dans un de nos journaux littéraires les plus estimables[5], où mes observations très-sommaires ont été admises sans la moindre réclamation.

La Bibliothèque universelle des Sciences, Belles-Lettres et Arts, faisant suite à la Bibliothèque Britannique[6], a été plus indulgente pour M. de Luc.

Il est naturel que l'auteur, ayant écrit à Genève, où s'imprime ce journal, y ait facilement inspiré ce sentiment. Cependant on a de la peine à comprendre comment MM. les rédacteurs, qui ont fait deux notes[7] sur le Mémoire qui leur était vraisemblablement envoyé, n'ont pas été un peu plus favorables à Tite-Live, qu'ils ont sacrifié à Polybe, au lieu de concilier ces deux historiens comme l'a fait l'ouvrage déjà cité, ce qui n'était pas bien difficile. Cependant l'article inséré à Genève l'a aussi été dans le journal où j'avais déjà parlé en sens contraire, sans doute afin de mettre le lecteur impartial à portée de juger la question par lui-même, et peut-être parce que M. Millin, auteur de ce journal, était mort dans l'intervalle. Mais M. Letronne, dans le Journal des Savants, a depuis combattu avec force, et entièrement renversé le système de M. de Luc.

S'il y a un point sur lequel Polybe et Tite-Live soient d'accord, c'est le passage des Alpes par le Mont-Genèvre, ainsi que nous le verrons bientôt. Mais il faut d'abord connaître les mesures dont s'est servi l'historien grec, pour déterminer la route qu'il fait décrire à l'armée d'Annibal. Ce sera l'objet de l'article suivant, où j'examinerai quelles ont été les mesures itinéraires de Polybe. Je m'occuperai ensuite, avec le secours de ces connaissances préliminaires, de la route d'Annibal depuis le passage du Rhône jusqu'à Mons-Seleucus, puis jusqu'à Briançon, et enfin jusqu'à Turin.

 

 

 



[1] La totale et vraie description de tous les passages, lieux et destroictz, par lesquels on peut passer et errer des Gaules ès Ytalies et signamment par où passèrent Hannibal, Julius César, et les très-chrestiens, magnanimes, et très-puissans roys de France, Charlemaigne, Charles VIII, Loys XII, et le très-illustre roy François, à présent régnant, premier de ce nom. 28 feuilles in-4°.

[2] Au feuillet 11.

[3] Antiquités et monuments du département de Vaucluse, Paris, 1808, p. 100-229.

[4] Histoire du Passage des Alpes, par Annibal, Genève, 1818, in-8°.

[5] Annales Encyclopédiques, rédigées par H. Millin, année 1818, tome 4, p. 148.

[6] Tome 8, 3e année, 1818, p. 187 de la partie littéraire.

[7] Pages 149 et 150.