DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

§ III. — QUEL PEUPLE HABITAIT L'ÎLE OU DELTA DU RHÔNE ?

 

 

VI. Il faut encore ici recourir au texte de nos deux historiens, pour bien se pénétrer de leur récit. Je rapporterai d'abord celui de Polybe.

Annibal trouva dans cette île deux frères qui, armés l'un contre l'autre, se disputaient le royaume. L'aîné mit Annibal dans ses intérêts, et le pria de l'aider à se maintenir dans la possession où il était. Le Carthaginois n'hésita point ; il voyait trop combien cela lui serait avantageux. Il prit donc les armes, et se joignit à l'aîné pour chasser le cadet. Il fut bien récompensé du secours qu'il avait donné au vainqueur. On fournit à son armée des vivres et des munitions en abondance. On renouvela ses armes, qui étaient vieilles et usées. La plupart de ses soldats furent vêtus, chaussés, mis en état de franchir plus aisément les Alpes. Mais, le plus grand service qu'il en reçut, fut que ce Roi se mit avec ses troupes à la queue de celles d'Annibal, qui n'entrait qu'en tremblant sur les terres des Gaulois, nommés Allobroges, et les escorta jusqu'à l'endroit, d'où l'armée devait entrer dans les Alpes..... Tant qu'elle fut dans le plat pays, les chefs des Allobroges ne l'inquiétèrent pas dans sa marche, soit qu'ils redoutassent la cavalerie carthaginoise, on que les Barbares dont elle était accompagnée les eussent tenus en respect. Mais quand ceux-ci se furent retirés, et qu'Annibal commença d'entrer dans les détroits des montagnes, alors les Allobroges coururent, en grand nombre, s'emparer des lieux qui commandaient ceux par où il fallait que passât l'armée d'Annibal.

Ce texte est extrêmement clair, et ceux qui, comme. M. de Luc, s'en tiennent exclusivement au texte de Polybe, ne peuvent confondre les habitants de l'île avec les Allobroges. En effet, ces habitants étaient les Cavares, ainsi que nous l'apprenons de Strabon, qui place ces peuples depuis Cavaillon jusqu'à la jonction du Rhône et de l'Isère[1], y comprenant ainsi les Tricastini et les Ségalauni ; mais il s'explique ensuite en disant[2] que les Cavares occupent la rive du Rhône opposée aux Volques, et que ce nom de Cavares a tellement prévalu sur celui des autres peuples, qu'on le donne à tous les barbares leurs Voisins.

Quant aux Allobroges, il les place de l'autre côté de l'Isère, leur donnant Vienne pour capitale[3], et dit qu'ils touchaient les Voconces[4]. On voit qu'il est parfaitement d'accord avec Polybe, qui les distingue des Cavares, que Tite-Live semble n'avoir pas connus, puisque cet historien latin prétend que les Volques occupaient les deux côtés du Rhône contre le témoignage de Strabon. Quant aux Allobroges, il s'écarte formellement du récit de Polybe, en leur donnant les deux chefs dont il parle aussi en ces termes[5] :

Près de l'île, se trouvent les Allobroges, nation qui ne le cède à aucune autre de la Gaule, en puissance et en gloire. Elle était alors divisée par la rivalité de deux frères qui se disputaient la couronne. L'aîné, nommé Brancus, venait d'être dépossédé par son cadet qui, soutenu des jeunes guerriers du pays, avait la force au défaut des droits légitimes. Annibal étant survenu fort à propos dans ce moment, le jugement de ce démêlé fut remis à sa décision ; et, devenu l'arbitre d'une couronne, il remit l'aîné en possession du trône, ce qui avait été l'avis des vieillards et des principaux chefs. En récompense de ce service, Brancus fournit abondamment à l'armée d'Annibal, des vivres et des provisions de toute espèces, des habits surtout, dont les froids rigoureux qui ont toujours décrié les Alpes, avertissaient de se prémunir. Ayant ainsi apaisé les dissensions des Allobroges, et désormais se dirigeant vers les Alpes, il se détourna sur la gauche, vers le pays des Tricastins.

On voit que Tite-Live, qui a omis les Cavares, contre le témoignage de Strabon, n'en parle pas davantage ici, contre celui de Polybe, qui est fortifié par ceux de Pline et de Ptolémée, d'après lesquels j'ai parlé fort au long des Cavares, dans un autre ouvrage[6]. Mandajors avait formé son système sur le texte de Tite-Live, et il n'est pas étonnant qu'il y ait vu l'île des Allobroges, quoique cet historien, peu d'accord avec lui-même, dise que ces peuples se trouvaient non dans l'île, mais près de l'île. Il est étonnant que M. de Luc, qui abandonne entièrement Tite-Live, pour s'attacher uniquement à Polybe, y ait lu ce qui n'est que dans l'historien latin. Tel est l'effet de l'esprit de système, qui ne fait voir dans les anciens que ce que l'on veut y trouver.

J'ai donc démontré que l'île de Polybe, et même celle de Tite-Live, n'est point l'île des Allobroges, mais celle des Cavares. J'ai, par là, fini d'éclaircir la seconde question, relative à cette île. J'espère n'être pas moins clair dans la discussion du troisième et dernier point qui me reste à examiner.

 

 

 



[1] Livre 4, I, 9, p. 25 de la traduction française.

[2] Livre 4, I, 10, p. 29 de la traduction.

[3] Livre 4, I 9, p. 27 de la traduction.

[4] Livre 4, VI, 3, p. 90 de la traduction.

[5] Livre XXI, chap. 31, p. 91 de la traduction française.

[6] Antiquités de Vaucluse, p. 15-100.