DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

§. Ier. — QUEL TEMPS A MIS ANNIBAL POUR ARRIVER À L'ÎLE DU RHÔNE ?

 

 

IV. C'est ici que se présente la première difficulté que l'on oppose à la marche tracée sur la carte jointe à ce Mémoire. En effet, si, comme le semblent dire très-clairement les deux traductions que l'on vient de lire, Annibal ne parvint à l'île du Rhône que le quatrième jour après qu'il eut passé ce fleuve, il serait difficile de comprendre que l'île fût aussi voisine de Roquemaure et d'Aëria. Aussi Mandajors place-t-il son île après le passage de l'Isère, c'est-à-dire, à cinquante-six mille cinq cents toises, environ six cents stades de distance. Mais peut-on véritablement croire que Polybe a prétendu peindre la frayeur d'Annibal, telle, qu'aussitôt après le passage très-pénible d'un fleuve aussi rapide, il ait fait une course forcée avec une armée aussi nombreuse ? On sait qu'il avait cinquante mille hommes d'infanterie, neuf mille de cavalerie[1], et trente-sept éléphants. Cela n'est nullement vraisemblable, et je crois que cela n'est pas vrai. C'est surtout au commencement de sa marche vers les Alpes, que, craignant peut-être encore d'être attaqué par les Romains qu'il ne voulait pas combattre alors, il dut marcher avec beaucoup de précaution ; son premier camp avait dû être placée non à Châteauneuf, qui n'existait pas à cette époque, et qui est situé sur une hauteur entièrement pavée de cailloux, mais au-dessous d'Aëria et le long du Rhône, c'est-à-dire depuis Sorgues, où il fut obligé de s'étendre pour disposer sa nombreuse armée, jusqu'à Bédarrides et à Courtézon, dont le nom est à peu près le même que le nom grec de Carthage[2]. Il est vraisemblable qu'il y séjourna ; et que c'est ce qui a valu cette dénomination à cette ancienne ville. Peut-être y passa-t-il la première nuit qui lui fut nécessaire pour disposer sa marche, avant d'entrer dans l'île, ou il demeura quatre jours. Le troisième jour depuis le passage du fleuve, le second depuis l'arrivée d'Annibal à l'île, Scipion vint à Roquemaure, à l'endroit où les Carthaginois avaient passé le fleuve, lorsque ce général romain eut pris le parti de retourner dans la Tirrhénie, c'est-à-dire en Toscane, croyant que les Barbares des Alpes leur opposeraient assez d'obstacles. Ce fut seulement le cinquième jour, c'est-à-dire le lendemain du départ de Scipion, qu'Annibal, prenant sa route de la mer vers l'orient, comme le dit Polybe[3], et cette observation est très-importante, traversa Orange et les deux branches de l'Eygues, et tourna à droite, après avoir traversé la seconde branche, ainsi que le font encore aujourd'hui ceux qui veulent aller d'Orange à Nyons.

Mais pour admettre cette explication, que les militaires qui connaissent les lieux comprendront facilement, il faut laisser les traductions et recourir aux textes. Une discussion grammaticale est ici absolument nécessaire. M. Letronne a fort bien observé[4] que la phrase grecque de Polybe a été mal comprise jusqu'à présent, parce que l'on n'a pas fait attention au mot ξς dans la phrase ννβας δ ποιησμενος ξς π ττταρας μρας τν πορεαν[5] ; mais prévenu de l'opinion de M. de Mandajors, qu'il a soutenue avec plus de zèle et d'érudition que de véritable connaissance des localités, il a voulu qu'ξς signifiât ici de suite, pour exprimer la hâte avec laquelle il croyait qu'Annibal voulait s'éloigner des Romains. Mais s'il avait lu ce passage sans prévention, il aurait observé qu'ξς, de suite, n'exprime que la continuité de temps appliquée à l'idée peinte par la phrase incidente π ττταρας μρας, qui suit ξς. Le mot πορεαν, qui termine cette phrase incidente, n'a point trait à la marche particulière d'Annibal pris individuellement, mais à la marche militaire de l'armée commandée par Annibal qui ne l'accompagne pas, et c'est cette marche de l'armée, qui est expliquée par les mots ξς π ττταρας μρας. La phrase doit donc être rendue mot à mot : mais Annibal ayant ordonné à son armée une marche de quatre jours de suite. En réfléchissant sur ce passage et sur la situation d'Annibal, on sentira que ce général, qui s'était fait rendre compte du local et qui avait un chef des Tauriniens pour le guider, savait que son armée ne pouvait marcher de front le long de l'Eygues ; il la partagea donc en quatre portions, qui exigeaient quatre journées pour qu'elle fût déplacée toute entière. C'est ce qu'expriment les mots pendant quatre jours de suite. On comprend aisément que les premières portions étaient composées chacune de vingt-cinq mille hommes d'infanterie ; les deux dernières ; de sa cavalerie et de ses éléphants, qui étaient son arrière-garde, comme l'a dit Polybe lui-même un pieu plus haut[6].

L'explication de ce passage de Polybe, ννβας δ ποιησμενος ξς π ττταρας μρας τν πορεαν, étant entièrement nouvelle, mérite ici quelques développements plus étendus, pour lesquels j'ai cru devoir consulter deux savants hellénistes, qui m'ont confirmé dans mon opinion. L'ξς, écrit par M. Letronne en majuscules, est le mot sur lequel porte toute la difficulté du passage. Casaubon, le jugeant ou redondant, ce qui n'aurait été nullement l'usage de Polybe, ou embarrassant à expliquer, l'a omis dans sa version, et n'en dit rien dans ses notes. M. Letronne l'a fort bien rendu. Peut-être aurait-il dû en faire hommage à M. Gail, qui l'explique avant lui dans son Philologue, ouvrage où l'on trouvera des découvertes importantes en histoire, en grammaire, en tactique[7] et en géographie.

C'est au tome 3, page 212 de cet ouvrage, que l'on trouvera le mot ξς traduit par de suite et sans interruption dans Thucydide, livre 2, chapitre 1, et non pas suivant l'ordre des temps, comme l'a voulu M. Levesque.

M. Gail explique encore ξς à la page 390 du même volume. Ce savant entreprend d'y démontrer que Thucydide avait composé la totalité de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse. Il cite, entr'autres preuves, cette phrase de Thucydide, livre I, chapitre 20, qui signifie : Voilà, c'est Thucydide qui parle, ce que j'ai trouvé relativement aux antiquités de la Grèce ; et malgré les preuves suivies que j'en ai présentées, on y croira difficilement. χαλεπ ντα παντ ξς τεκμηρίῳ πιστεσαι.

Même tome, page 113, M. Gail cite 1° M. Doucas qui donne d'ξς, la mauvaise glose κατά τάξη ; 2° des passages de Xénophon et de Diodore, où le même ξς est mal rendu. Les commentateurs de ce dernier le traduisent par exinde, sens qu'adopte à peu près M. Schweighæuser dans l'excellent index de son Polybe : car il le traduit souvent par post.

Le même M. Gail, en 1812, dans son édition grecque du Nouveau Testament, explique, p. 93 (saint Luc, chap. 1), un κριθεξής que Saci rendait, suivant l'usage, par ex ordine, ce qui a conduit M. Gail à cette version : J'ai cru, Théophile, qu'après avoir été exactement informé de toutes ces choses, je devais vous en représenter par écrit toute la suite.

Cette explication, utile en grammaire, en chronologie et ailleurs, M. Gail l'a donnée, non-seulement en 1812, mais encore en 1807, où M. Letronne était un de ses disciples les plus assidus, comme des meilleurs de son école ; et non-seulement M. Gail a expliqué cet adverbe, p. 28 de ses observations, sur Thucydide ; mais on lui doit la justice d'observer qu'en donnant ce vrai sens-là, et, en mille autres endroits, il s'est abstenu de reprocher à Ducker, Gottleber et Casaubon de ne l'avoir pas bien compris.

Au reste, on remarquera que dans certains cas, comme dans Polybe lui-même, livre III, chap. 112, 1, édition de Schweighæuser, le sens d'ξς est bien facile, parce que la phrase qui précède le détermine.

J'ai donc été autorisé à traduire : Annibal ayant ordonné à ses généraux, et plus littéralement ayant fait faire une marche de quatre jours de suite, arriva à, etc.

Je dis ayant fait faire parce que le moyen ποιησάμενος me parait susceptible de ce sens. En effet, le verbe moyen exprime réciprocité, et de plus une action que l'on fait pour soi-même et par soi-même, on que l'on fait faire par d'autres pour son intérêt.

Dans ce dernier sens[8], Xénophon dit de Cirus : Les réunissant tous au lieu du rassemblement, il se les fait appeler καλεΐται. En parlant du même Cirus qui examinait par commissaires, Xénophon[9] dit έπισκοπεΐται. On ne dira pas que, dans ce dernier exemple, il s'agisse du sens il examine pour son intérêt. Cette acception moyenne sera quelquefois admissible ; mais ici elle est repoussée par le contexte : car έπισκοπεΐται est précédé par ces mots, όποσην μή άυτάς έφορά qui signifient : où il ne peut aller en personne. έπισκοπεΐται doit donc nécessairement se rendre par, il se fait examiner telle ou telles choses par d'autres.

Cette première phrase incidente ayant été bien comprise, le reste ne donne plus aucune peine. Polybe continue : άπό τής διαβασίως άκε πρός καλουμένην Νήσον, depuis le passage (du Rhône) vint à ce que l'on appelle l'île, c'est-à-dire que la préposition άπό est ici rendue par depuis, comme faisant mieux comprendre qu'après, que la marche fut ainsi organisée depuis le passage du Rhône jusqu'à Mons Seleucus, Annibal vint à ce que on appelle l'île, πρός τήν νήσον, c'est-à-dire, qu'il s'arrêta à l'entrée, comme l'observe fort bien M. Letronne, en insistant sur la signification de πρός[10]. La ville d'Orange est si bien à l'entrée de l'île, qu'une partie de cette ville est en deçà. Polybe dit donc qu'Annibal, de sa personne, s'avança, jusqu'à Orange où il vit défiler ses troupes pendant quatre jours, qu'il employa à faire sa négociation avec les deux frères qui se disputaient l'autorité à Orange dans le pays des Cavares, que le Scaras séparait des Allobroges.

On voit que la préposition άπό a été mal expliquée en l'appliquant au temps qui a suivi le passage du Rhône, et précédé le départ d'Annibal, comme l'a fait Casaubon dans sa version latine[11], ce qui avait fait croire qu'Annibal s'était éloigné du Rhône assez rapidement pour arriver avec toute son armée en quatre jours sur les bords de l'Isère, en traversant le Roubion et la Drôme, opinion véritablement absurde pour tous ceux qui connaissent les lieux.

Tite-Live, au lieu de dire comme Polybe pendant quatre jours de suite, s'est servi de l'expression quartis castris, qui semble annoncer un quatrième campement, et le traducteur a suivi cette idée ; mais cette expression amphibologique d'un écrivain connu pour ne pas avoir l'exactitude militaire de Polybe, ne doit être considérée que comme une simple traduction assez mal faite. C'est à l'original qu'il faut s'en tenir, et Polybe, en énonçant que Scipion s'était retiré le troisième jour après le passage du fleuve, et qu'Annibal avait ensuite continué sa route, a suffisamment exprimé que le général carthaginois ne s'est éloigné du Rhône qu'après la retraite du général romain, et conséquemment qu'il a pu l'attendre, ce qu'il est très-naturel de penser.

On observera qu'en lisant attentivement le texte de Polybe et celui de Tite-Live, il sera facile de reconnaître que Scipion, après son débarquement sur les côtes de la Gaule, avait cru trouver Annibal sur la route d'Espagne au Rhône, en sorte qu'il n'était pas sur la rive gauche du Rhône, comme l'ont cru quelques modernes, et qu'il n'avait nul besoin de passer la Durance, soit qu'il eût débarqué en Languedoc, soit qu'ayant débarqué en Provence, il eut passé le Rhône à Ugernum (Tarascon), comme le faisaient les Marseillais pour aller en Espagne par terre. Voyez l'article Pons œrarius dans la Notice des Gaules par d'Anville.

Telle est du moins ma manière de voir et de comprendre la marche d'Annibal jusqu'à son île. Je ne la donne pour règle à personne en aucune manière. Le correspondant des Annales Militaires prouve assez bien qu'Annibal n'a pu s'avancer en quatre jours jusqu'à l'Isère, et cela n'était pas difficile à démontrer pour un militaire qui connaît les lieux, et qui sait ce que c'est que de faire mouvoir une armée de cinquante mille fantassins, neuf mille cavaliers et de trente-sept éléphants ; mais quand cet écrivain fait aller les Carthaginois jusqu'au Roubion pour y trouver une île formée avec trois rivières et des montagnes, il me semble qu'il s'écarte du texte de Polybe, qui ne parle que de deux rivières, et plus encore de celui de Tite-Live, où il n'est question que d'une petite île. Il se crée donc une nouvelle difficulté qui n'a de solution que dans mon système. C'est ce que je le prie d'examiner lui-même avec attention. Toute cette discussion n'est pas d'une grande importance pour les lecteurs ordinaires, ni même pour les écrivains modernes qui ne se piquent pas ordinairement d'une si scrupuleuse exactitude ; mais je crois que les amateurs de l'antiquité me sauront gré d'avoir mis d'accord Polybe et Tite-Live autant qu'il était possible ; car c'est les mettre d'accord que de rendre raison des petites différences qui existent entr'eux, et d'en expliquer la cause. Au reste, ce que je dirai dans les articles suivants achèvera de lever tous les doutes qui peuvent rester dans l'esprit du lecteur même le plus prévenu contre mon opinion.

 

 

 



[1] C'est ce que dit Polybe, livre 3, chap. 7, p. 31 de la traduction française. Mais au chap. 12, p. 88, il dit qu'Annibal, au sortir du Rhône, avait avec lui 38.000 hommes de pied, et plus de 8.000 chevaux. Il résulte de là qu'il avait perdu, dans cette première partie de sa route, douze mille fantassins, et près de mille cavaliers : il me semble que c'est beaucoup. Au reste, en supposant l'armée d'Annibal déjà diminuée à ce point, elle était encore assez nombreuse pour pouvoir être partagée en quatre corps.

[2] Ou plutôt que son nom carthaginois Karthahadath ou hadtha, en latin Carthada. Ces noms, dans la langue phénicienne et dans la langue hébraïque, toutes deux fort semblables, signifient la Ville-Neuve. Histoire Romaine, par Rollin, Paris, 1771, tome 4, page 20.

[3] Antiquités de Vaucluse, p. 129. J'ai rapporté ci-dessus le même passage.

[4] Journal des Savants, janvier 1819, page 26, note 1.

[5] Polybe, III, 49, t. I, p. 495, dans l'édition de Schweighæuser.

[6] Antiquités de Vaucluse, p. 129.

[7] Ce savant zélé prépare un travail sur les batailles des Grecs, dont plusieurs morceaux ont paru dans les Annales militaires. Son Philologue en contient six importants morceaux.

[8] Œconomique, chap. 4, t. 7, p. 597, du Xénophon de M. Gail.

[9] Œconomique, tome 8.

[10] Journal des Savants, p. 30.

[11] Typis Wechelianis, 1609, p. 202.