Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVII

 

 

DE 81 A 63 Av. J.-C. - Les consuls Lepidus et Catulus. - Sertorius en Espagne. - Perpenna. - Pompée. - Émeute des gladiateurs. - Spartacus. - L’héritage de Sylla. - Débuts de Cicéron. - L’anarchie à Rome. - Les pirates. - Dictature de Pompée. - Mithridate et Tigrane d’Arménie. - Victoires de Lucullus. - Pompée en Asie. - Fin de Lucullus. - Pompée en Judée. - Les Juifs et les Hellènes en Palestine. - Les Macchabées. - Pompée à Jérusalem. - Mort de Mithridate. - L’Asie romaine.

 

APRÉS Sylla, toutes les ambitions se justifiaient ; Rome pouvait être prise par un chef de bande ; et ce n’était qu’un retour aux origines, l’inévitable conséquence de la civilisation romaine logiquement développée.

Le consul Lepidus (78), cherchant à secouer la maîtrise des Grands, entreprit de rendre aux tribuns l’influence légale qui leur avait été enlevée et de soutenir les prétentions des Italiens sacrifiés. Son propre collègue, Catulus, qui appartenait aux patriciens, s’opposa à toutes ses propositions. Arrivé en Narbonnaise, Lepidus s’entendit avec le gouverneur de la Cisalpine, Junius Brutus, leva une armée en Gaule, et soulevant le nord de l’Italie, s’en fut pour prendre Rome (77).

Le Sénat confia la défense de Rome à Pompée, qui réunit les vétérans de Sylla, leur affirmant que le but de Lepidus était de leur enlever leurs propriétés pour les restituer aux Italiens. Pompée et Catulus battirent plusieurs fois Lepidus, qu’un décret mit hors la loi et qui sen alla mourir en Sardaigne. La défaite et la fuite de Lepidus faisaient de Pompée le chef du parti des Grands, le successeur de Sylla.

Pompée poursuivit Brutus en Cisalpine, prit Modène, assura le triomphe de Rome ; et lorsque les sénateurs rassurés purent apprécier toute l’importance des succès de Pompée, ils s’inquiétèrent des prétentions possibles de leur libérateur.

En Espagne, Sertorius, menant une armée nombreuse formée de volontaires, avait essayé, après la mort de Cinna et de Marius (82), de s’imposer. Battu par Annius, parti avec 4.000 hommes, errant des côtes d’Espagne aux côtes d’Afrique, — des récits divers colportant sa légende, faisant sa réputation, — on apprit un jour qu’appelé par les Lusitaniens, il était revenu en Espagne battre un lieutenant d’Annius et le gouverneur de la Bétique. C’est alors que Sylla avait envoyé Metellus (79), incapable de vaincre son adversaire, lui refusant toute bataille, s’occupant à détruire en détail, et comme en se jouant, l’armée romaine, très forte.

Maître de l’Espagne, Sertorius y exerçait une grande influence. On s’étonnait de la sévérité de ses mœurs, on admirait la discipline de ses troupes, et dans le peuple, on racontait que par l’intermédiaire d’une biche blanche il était en relations avec les dieux. Aussitôt que Pompée eut vaincu Lepidus, donnant ainsi à son parti une puissance décisive, les Romains du parti opposé ne se préoccupèrent que de trouver le Chef qu’ils pourraient opposer au triomphateur. Sertorius, seul, à ce moment, était capable de braver Pompée.

Un des lieutenants du proconsul, Perpenna, trahissant Rome, s’en fut donc rejoindre Sertorius avec des forces considérables et des Romains de distinction. Sertorius, créant aussitôt une Rome en Espagne, fit un Sénat de 300 membres et réorganisa puissamment son armée.

Pompée, serviteur du Sénat, accepta d’aller combattre Sertorius, qui venait de soulever l’Aquitaine et la Narbonnaise, avait envoyé des troupes occuper les passages des Alpes, préparait une expédition contre Rome. Pompée passe les Alpes Grées, ou Pennines, par une route nouvelle, imprévue, et surprend ainsi les Espagnols, qui durent se replier sur les Pyrénées, livrant la Narbonnaise au châtiment cruel que lui infligea Pompée victorieux. Sertorius, accouru, enlève une légion à Pompée, le cerne, l’affame dans son camp, bat des secours successifs envoyés, prend Lauron et l’oblige enfin à repasser l’Èbre (76-75). Sertorius eût été redoutable si les Espagnols, désaffectionnés, ne l’avaient abandonné. On lui reprochait de n’avoir pas fait entrer un seul Espagnol dans son Sénat, de ne prendre jamais que des Romains comme officiers dans son armée.

Au printemps (75), Metellus, qui s’était maintenu en Espagne, battit près d’Italica (Séville) un lieutenant de Sertorius. Près de Valence, Pompée tua 10.000 hommes des troupes de Perpenna et Hérennius. Sertorius marche contre Pompée, le rencontre sur les bords du Sucro (Xucar) et le bat ; il l’eût achevé le lendemain, sans doute, si l’armée de Metellus n’était arrivée. En réalité, Pompée et Sertorius, aux prises en Espagne, se disputaient Rome. Près de Sagonte, Sertorius tuait 6.000 légionnaires romains au moment même où Metellus tuait 5.000 Espagnols et battait platement Perpenna.

Sertorius, voyant qu’il n’aurait pas raison de Pompée par les armes, choisit un campement sûr, s’y installe et s’entend avec les pirates, qui s’opposeront au ravitaillement de l’armée romaine. Pompée, effrayé, réclame de prompts secours au Sénat. Le consul Lucullus lui envoie de l’argent, du blé et deus légions. Sertorius, de son côté, reçoit des ambassadeurs de Mithridate, qui lui offrent 3.000 talents. Metellus, épouvanté des conséquences de cette alliance, met à prix la tête de Sertorius, surexcite ses troupes, s’empare de quelques villes, et apprend que Sertorius vient de chasser Pompée assiégeant Pallentia. Poursuivis par les troupes espagnoles, battus en détail, presque sans vivres, Metellus et Pompée opéraient leur retraite, le premier vers l’Espagne ultérieure, le second vers la Gaule (73).

Que se passa-t-il en Espagne après le départ de Pompée et de Metellus ? Il semble que, détesté maintenant des Espagnols, qui ne le considéraient plus comme un libérateur, mais comme un conquérant, et qui le tourmentaient sans doute, l’accablant de leur ingratitude, Sertorius, à son tour soupçonneux, dur, usa de rigueurs, devint cruel, ou bien fut la victime des intrigues et des ambitions de ses propres lieutenants. Dans l’obscurité historique des deux années qui suivirent le triomphe de Sertorius, on ne voit bien que sa fin, déplorable ; il fut assassiné au milieu d’un festin par ordre de Perpenna, qui prit le pouvoir.

La mort de Sertorius grandissait Pompée, le Sénat n’ayant personne à lui opposer. L’inintelligence des sénateurs, à ce moment, est flagrante ; comme à plaisir, ils entretenaient contre eux la haine de l’ordre équestre, de la plèbe et des Italiens ; ils ne comptaient que sur la force dont pouvait disposer un chef d’armée, ne voyant pas que le choix de ce chef lui échappait. Pompée, ce général de vingt ans, plus célèbre alors par ses défaites que par ses victoires, — car le souvenir de ses brillants faits d’armes en Cisalpine, en Sicile et en Afrique était effacé par ses insuccès en Espagne, — retentissants, était l’unique chef d’armée ; donc le maître. Or le peuple tendait à soutenir Pompée, à le prendre plutôt, à l’accaparer. Est-ce que Pompée, un jour, n’avait pas obtenu le triomphe malgré Sylla ? Une autre fois, n’avait-il pas fait donner le consulat à son ami Æmilius Lepidus malgré Sylla encore, malgré les Grands coalisés ?

Avant de s’imposer, Pompée devait reprendre l’Espagne. Perpenna n’était pas un Sertorius. En une année (72-71), Perpenna fut pris et mis à mort, tous les chefs de la résistance succombèrent, et le Victorieux put, sur la cime des Pyrénées, élever un trophée fastueux, énumérer les 876 villes qu’il avait prises des Alpes au détroit d’Hercule.

Une révolte de gladiateurs (71) fit revenir Pompée en Italie. Un Thrace, Spartacus, à la tâte d’une troupe d’athlètes de Capoue, venait d’infliger une défaite humiliante à 3.000 soldats romains. La bande de Spartacus, rapidement grossie de pâtres et de bouviers accourus, vainquit une deuxième fois les légionnaires. Tout annonçait aux Romains un soulèvement bien autrement grave que ne l’avait été la trop fameuse révolte des esclaves. Le Thrace Spartacus, brave et pieux, après avoir immolé son cheval, comme le faisaient jadis les guerriers Aryas de l’Inde, proclamait qu’il allait marcher vers les Alpes et que sur sa route il délivrerait tous les esclaves, pour les rendre chacun à son pays.

Les esclaves que Spartacus entendait délivrer, c’était, sur toute la longueur de la péninsule italique, de la Sicile aux Alpes, les peuples que la Rome despotique tenait sous sa domination, exploitait. Mais Spartacus, trop Aryen pour croire aux méchancetés, n’avait pas prévu que l’armée sainte de la délivrance ne songerait guère qu’aux vengeances et aux butins. La horde, très forte, redoutable, refusa bientôt de suivre Spartacus dans l’exécution limitée de son grand projet, et elle se mit à tout saccager devant elle.

Deux consuls envoyés par le Sénat se firent battre par Spartacus ; un des lieutenants de Crassus fut écrasé, mais Crassus réussit à refouler un corps de gladiateurs jusqu’aux extrémités du Brutium. Spartacus songeait à quitter l’Italie, à passer en Sicile, lorsque les pirates avec lesquels il avait traité de son transport, achetés par son adversaire, le trahirent, n’envoyèrent pas de vaisseaux. Cerné, Spartacus rompit la ligne de troupes qui l’emprisonnait, s’échappa par une nuit neigeuse soutint en désespéré, avec une ténacité et une audace extraordinaires, la lutte impossible, réunissant les divers tronçons de sa horde rompue, dispersée, que Crassus harcelait. Seul invincible, miraculeux, Spartacus ressaisissait ses héros, se refaisait une armée.

Mais, réorganisés, les guerriers de Spartacus, — plus de 100.000 esclaves ? — l’obligèrent à accepter la bataille trop tôt, malgré lui. Il fût battu et tué (71). Cette mort termina la guerre de la délivrance. Pompée, qui revenait d’Espagne, rencontra les débris de la horde, 5.000 esclaves qui se dirigeaient vers la Gaule, et il les extermina afin d’entrer à Rome comme triomphateur. Crassus n’obtint qu’une ovation. Les Romains ne virent que Pompée, célébrèrent la gloire du héros invincible.

Héritier de Sylla, bouclier et épée de la noblesse, Pompée ne pouvait, ni par ses origines, ni par ses actes, ni par son ambition, répondre aux vœux des Grands. La plèbe venait de ressaisir d’importantes prérogatives. Lepidus avait échoué dans sa tentative d’insurrection armée (77), mais il avait été bien près de réussir, et les patriciens s’étaient montrés incapables de résistance. Le tribun Sicinius (76) avait osé réclamer les anciens privilèges des tribuns ; le droit de haranguer le peuple, de briguer des charges leur était rendu. Pompée trouvait, dans une Rome considérablement agitée, une plèbe mécontente, enhardie, prête pour l’action ; une noblesse infatuée, inintelligente, lâche ; un Sénat que les intrusions et les proscriptions avaient fait médiocre.

Acclamé par le peuple, honoré du triomphe, élu consul (71), Pompée n’hésita plus. La loi Pompéia rendit tous ses droits au tribunat. Crassus et César avaient appuyé la proposition. Les chevaliers, venant à Pompée à leur tour, demandèrent qu’on leur restituât les jugements. Pompée chargea Tullius Cicéron, d’Arpinum, de plaider cette cause devant le peuple.

Cicéron appartenait à l’ordre équestre. Ses débuts au barreau avaient été de grand éclat (71-69). On disait qu’il avait rapporté d’Athènes et de Rhodes, où il était allé s’instruire, toute l’éloquence des Grecs. Il siégeait au Sénat depuis sa questure en Sicile ; et il avait 30 ans. Cicéron attaqua le sénateur Verrès, sur la plainte des Siciliens, lui demandant compte des exactions dont il s’était rendu coupable en Sicile. Cyniquement, Verrès disait qu’il braverait Cicéron, car il avait payé d’avance ses juges. Après le premier discours de Cicéron, Verrès, épouvanté, partit en restituant aux Siciliens 45 millions de sesterces.

Le Sénat s’émut de la déconsidération qua l’accablait ; et Cicéron, malgré la fuite de Verrès, poursuivant son œuvre, écrivit encore un discours plein de menaces, visant et dénonçant les crimes des Grands, les prévaricateurs, réclamant un tribunat de vengeance. Cette agitation violente aboutit à la loi Cotta (69) qui répartit les places de juges entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du Trésor. Le rétablissement de la censure et la dégradation de 64 sénateurs donnèrent à la plèbe le droit de se considérer comme victorieuse.

L’anarchie résulta de ces réactions trop rapides. Les sénateurs et les chevaliers, en se partageant les tribunaux, s’y étaient pour ainsi dire installés comme dans des forteresses, se combattaient. Les sénateurs condamnaient toujours les clients des chevaliers ; les chevaliers frappaient toujours les créatures des sénateurs. Des haines résultaient de ces scandales. La plèbe, favorisée par ce désordre, obéissait à Pompée et à Cicéron, laissait la noblesse se déconsidérer, se combattre, se ruiner, se détruire, et elle attendait.

Les difficultés matérielles de l’existence à Rome augmentaient. Les ports d’Italie, désertés, ne servaient aucuns trafics ; les pirates pullulaient, le Sénat ayant abandonné la police des mers. Ces pirates, parfaitement organisés, constitués en Puissance, avaient une flotte qu’on évaluait à 1.000 navires ; et on énumérait les 400 villes déjà pillées par eut ; la Méditerranée, rançonnée, subissait leur domination. Misène, Gaëte et Ostie venaient d’être saccagées. Les convois d’Afrique n’arrivaient plus à Rome.

C’est de Cilicie, disait-on, qu’étaient venus les premiers pirates ; on pensait que de là partaient leurs flottes. En trois campagnes (78-69) Servilius, envoyé par le Sénat, avait réduit la Cilicie en province ; mais le Sénat s’était trompé, les pirates ne se recrutaient plus en Cilicie. Marc Antoine, envoyé en Crète (68), avait échoué, L’organisation des pirates, formidable, menaçait l’Italie de famine, terrorisait les Italiens par des enlèvements continuels de femmes, d’enfants et d’hommes libres.

Le tribun Gabinius (68-67) proposa de confier à un consul une dictature de trois ans, pendant laquelle, sans responsabilité, serait menée la campagne contre les brigands de la mer. L’autorité absolue du dictateur devait s’étendre sur toutes les côtes de la Méditerranée, jusqu’à une distance de 400 stades dans l’intérieur des terres. Les Grands, qui ne virent dans cette proposition qu’une manière de donner la dictature à quelqu’un, contre eux, faillirent massacrer le tribun Gabinius. Alors le peuple comprit l’importance pour lui, contre le Sénat, de la loi proposée, et il la vota en donnant à Pompée, élu, le double des forces que le tribun avait réclamées. Pompée prit le commandement de 500 galères, de 120.000 fantassins et de 5.000 chevaux, avec le droit de puiser dans le Trésor, sans limite.

Cette loi audacieuse, folle, reçut aussitôt sa justification. Les pirates s’éloignèrent des côtes d’Italie, et les prix des vivres baissèrent à Rome. Pompée, désormais irrésistible, dictateur, divisa la Méditerranée eu treize régions, arma 13 escadres, et en 40 jours nettoya les eaux italiennes de la mer de Toscane aux îles Baléares. Du côté de l’Orient, un corps plus brave, qui osait résister, subit une défaite au promontoire de Coracesius, en Cilicie. On racontait, qu’en 90 jours Pompée avait pris 120 forts aux pirates, brûlé 1.300 de leurs vaisseaux, peuplé de prisonniers innombrables les îles désertées, une partie de l’Achaïe, la Calabre... A ce moment, rien n’était impossible à Pompée. On lui sut gré, historiquement, de sa clémence, c’est-à-dire de sa modestie. Caton dira que peut-être Pompée prendrait à la fin envie de conserver la République, quand il verrait qu’on l’aurait libéralement commise à sa foi. On désarmait l’ambition de Pompée en se donnant à lui pleinement, sans restriction.

Mais, en Orient, régnait encore Mithridate, que Sylla, par égoïsme, n’avait pas permis à Muréna de vaincre définitivement (82). A la mort de Sylla (78), le roi de Pont avait repris ses projets. Pendant que Rome s’absorbait dans les événements d’Espagne, se débattait ensuite dans sa crise anarchique, entreprenait enfin ses opérations contre les pirates, le roi d’Arménie, Tigrane, allié de Mithridate, envahissait la Cappadoce, s’emparait de 300.000 Cappadociens qu’il expédiait à Tigranocerte, sa capitale, pour l’agrandir. Mithridate entrait en scène en accusant Nicomède III d’avoir cédé la Bithynie au Sénat romain.

Mithridate commandait une grande armée, redoutable, appuyée d’auxiliaires recrutés du mont Hœmus au Caucase, ce réservoir de mercenaires. Des Romains proscrits exerçaient les troupes du roi de Pont. Sertorius lui avait envoyé des officiers expérimentés. Lucullus, proconsul de Cilicie, chargé de reprendre la guerre contre Mithridate, marche vers le Pont avec 32.000 hommes. Mithridate a envahi la Bithynie, où tous les publicains ont été massacrés. Cotta, battu sur terre et sur mer, est bloqué en Chalcédoine. Lucullus délivre Cotta, poursuit l’ennemi qui s’est rejeté sur Cyzique, l’enferme dans ses lignes et l’affame. Un corps de 15.000 hommes et 6.000 chevaux, envoyé pour débloquer les troupes cernées à Cyzique, surpris au passage du Rhyndacus, est dispersé, pendant que le chef Galate Déjotarus bat un lieutenant de Mithridate en Phrygie. Le roi de Pont, évitant une défaite qu’il voit certaine, abandonne l’armée devant Cyzique, — que Lucullus détruit en partie, — et avec le reste, se sauvant à Lampsaque, s’embarque, passe l’Euxin, se retranche à Amisus, appelant à son secours Tigrane et son fils Macharès.

Lucullus laisse à Cotta le soin de soumettre la Bithynie, pénètre dans le Pont, ravage le pays, met le siège devant Amisus (72). L’indiscipline de l’armée romaine, les murmures des légionnaires, ne permirent pas à Lucullus de s’assurer une prompte victoire. Forcé d’attendre le printemps pour agir, les Romains laissèrent Mithridate réunir une armée de 44.000 hommes ; mais ce n’était pas une armée, et le roi de Pont allait épuiser ses dernières ressources, se ruiner, rien qu’à fournir des vivres à ses troupes, à payer ses retraites successives. Les trois légions de Lucullus, sagement conduites, battaient, détruisaient peu à peu la dernière armée de Mithridate. Lorsqu’il se vit perdu (71), Mithridate envoya l’ordre de tuer sa femme et ses sœurs.

Lucullus prend Sinope et Amisus, organise le Pont en province, traite avec Macharès, le fils du roi vaincu, va à Éphèse où les publicains exerçaient d’intolérables exactions, et réclame à Tigrane III le roi Mithridate réfugié en Arménie.

Tigrane, qui venait de vaincre glorieusement les Parthes, qui tenait le nord de la Mésopotamie et toute la Syrie, renvoya avec colère l’ambassadeur de Lucullus, Clodius (70). Lucullus partit donc avec 12.000 fantassins et 3.000 chevaux. L’avant-garde du général romain suffit pour disperser une première armée de Tigrane (69). Lucullus assiège Tigranocerte, la ville capitale d’Arménie, où le roi avait réuni 260.000 hommes ? Une révolte des Grecs, que Tigrane avait jadis transportés de force dans sa capitale, facilita considérablement les opérations de Lucullus. Dans la ville prise (6 octobre), le vainqueur trouva un trésor qui lui permit, après avoir distribué 800 drachmes à chaque soldat, de compter 8.000 talents d’argent monnayé. On chiffra par centaines de mille les défenseurs de Tigranocerte sacrifiés ; et seulement à 5 tués et 100 blessés les pertes de Lucullus ?

Lucullus hiverne dans la Gordyène et la Sophène, demande l’alliance du roi des Parthes, et sur son refus, lui déclare la guerre. Les légionnaires, enrichis par la prise de Tigranocerte, trop riches, ne consentant pas à guerroyer contre les Parthes, Lucullus ne put que continuer ses opérations contre le roi d’Arménie, dont Mithridate venait de refaire l’armée démoralisée.

Lucullus, pour attirer Tigrane sur un champ de bataille choisi, marche vers Artaxata (Artaxarta), où se trouvaient la femme, les enfants et le dernier Trésor du Roi-des-rois. Victorieux au premier choc des deux armées (68), Lucullus veut reprendre sa marche, aller enlever la ville d’Artaxata. Les légionnaires refusent une seconde fois d’avancer. Lucullus prendra Nisibe, mais rassasiée de butin et fatiguée de ses victoires, l’armée romaine obligera son général à la ramener.

Une plus cruelle déception menaçait Lucullus. Les publicains qu’il avait poursuivis en Asie, dont il avait limité les exactions, en réduisant par exemple à 12 % l’intérêt annuel, en interdisant la vente des contribuables endettés envers le Trésor, venaient de faire donner sa succession à Pompée. Les deux généraux se rencontrèrent en Galatie (67) et s’accueillirent par des injures. Pompée, abusant de ses pouvoirs légaux, s’arrangea pour que Lucullus attendit le triomphe à Rome pendant trois années. Lucullus découragé, blessé de l’injustice du peuple et de la faiblesse des Grands, s’éloigna de Rome, consacrant le reste de ses jours au culte des lettres, dépensant dans ses villas, en un luxe qui lui valut le surnom de Xerxès romain, sa fortune immense.

L’armée de Mithridate comptait encore 32.000 hommes. Pompée n’accordant au roi de Pont la paix qu’il sollicitait qu’à d’inacceptables conditions (66), le roi dut subir une guerre furieuse, la guerre à outrance qu’on lui imposait. Pompée, se dirigeant vers la Petite Arménie, rencontre et écrase l’armée pontique. Et voici que Tigrane III, trahi par son propre fils, incapable désormais de résister, se livre aux Romains, personnellement, venant implorer à genoux la clémence de son vainqueur. Pompée, laissant le royaume au roi d’Arménie, lui prit la Syrie et l’Asie Mineure, lui imposa une indemnité de 6.000 talents, l’obligea à reconnaître son fils révolté, traître, comme roi de Sophène. Le général victorieux pensait que ce roi s’était assez humilié devant son peuple, pour que sa puissance ne gênât plus la domination romaine, et en même temps, cela maintenait une Arménie constituée, en face des Parthes qu’il fallait surveiller.

Restait Mithridate, dont la gloire de Pompée exigeait l’anéantissement. Il l’alla chercher dans les régions du Caucase, où le roi de Pont avait recruté de nouveaux mercenaires, nombreux. Pompée bat les Albaniens d’Oroïzès et les Ibériens d’Artocès, soumet les Caucasiens, autant que des montagnards peuvent être soumis, et Mithridate, toujours fuyant, lui échappe toujours. Renonçant à cette poursuite, Pompée organise la Province romaine de Pont, et se dirige vers la Syrie qui était en plein désordre.

Le roi de Syrie reconnu par Lucullus, l’Asiatique Antiochus, monarque déplorable, indolent, avait laissé chaque ville se constituer pour ainsi dire en État indépendant, en sorte de grande Commune soumise à un tyran, tandis que les campagnes étaient régulièrement pillées par des troupes d’Arabes et d’Ituréens. Pompée n’eut qu’à paraître, pour donner de la sécurité au pays. Il plaça sous la domination directe de Rome, la Phénicie et la Syrie, jusqu’à l’Euphrate, laissant trois royaumes destinés, comme l’Arménie, à garantir la province romaine. Antiochus reçut la Commagène ; un Ptolémée, la Chalcidique ; un Chef arabe, l’Osrhoëne (63). Puis, continuant son œuvre, Pompée passe en Judée, qu’une abominable guerre civile épuisait.

La pacification de la Judée eut une très grande influence sur l’avenir de Rome. Les souverains asiatiques, satrapes, despotes ou tyrans, avaient étonné les Romains, et par leurs trésors énormes, et par l’emploi qu’ils faisaient de leurs richesses et de leur autorité ; les rois et les prêtres de Judée allaient leur montrer ce qu’on pouvait obtenir de l’exploitation d’une idée religieuse.

Après la mort d’Alexandre, la Judée s’était trouvée comprise dans la province des Ptolémées d’Égypte ; Jérusalem et Alexandrie s’étaient aussitôt, pour ainsi dire, confondues ; beaucoup de juifs étaient allés à Alexandrie, beaucoup d’Hellènes étaient venus d’Alexandrie à Jérusalem. L’union relative des deux villes, peuple et chef, ne résista pas longtemps aux exigences dominatrices des juifs. Il y eut une rupture éclatante entre Jérusalem et Alexandrie.

Le Ptolémée Philopator prit de force Jérusalem, et il y manifesta sa colère, en violant dans le temple le Saint des Saints, en faisant marquer d’une feuille de lierre, au fer rouge, les soldats juifs vaincus. Le roi de Syrie, Antiochus, appelé par les juifs, chassa les Égyptiens. Les Juifs, délivrés, rompirent avec les successeurs d’Antiochus le Grand (175). Antiochus Épiphane, rêvant d’un « empire oriental », prend Jérusalem, qu’il saccage (169) ; un de ses généraux, Apollonius, procède froidement à un massacre de juifs. Antiochus (168) décrète l’absolutisme de son dieu, ordonne d’impitoyables persécutions, provoque un mouvement de résistance (167) qui prit un caractère de soulèvement national.

Mathathias et ses cinq fils, les Macchabées, proclament l’affranchissement de la Judée. Ce mouvement imprévu, formidable, conduit par les Juifs, et qui aboutit à l’indépendance du peuple d’Israël (107), s’explique par la présence de Grecs très nombreux en Palestine. La guerre des Macchabées est presque une guerre hellénique, au point de vue de l’action ; mais comme but et comme utilisation, l’incident est essentiellement hébraïque, car il tend à l’omnipotence d’un homme, à l’installation de la tyrannie. Les juifs veulent un roi. Un des descendants des Macchabées, Aristobule, prendra le titre de roi des Juifs.

Fondé, le royaume des Juifs devint une sorte de Chaldée concentrée, le champ de toutes les querelles, le théâtre de toutes les abominations. Sous Alexandre Jannée, en six ans d’une guerre civile épouvantable, on y compta 50.000 meurtres. Des excès inénarrables, horribles, illustrèrent la lutte des Saducéens et des Pharisiens. Hyrcan et Aristobule, enfin, se disputèrent ouvertement Jérusalem. Hyrcan, vaincu, détrôné, revint avec les Arabes Nabatéens assiéger la Cité où régnait son frère. Le préteur de Pompée, A. Scaurus, se prononça pour Aristobule contre Hyrcan (64) ; et cette affaire à examiner fut le prétexte qui amena Pompée en Judée.

Pompée fit comparaître Hyrcan et Aristobule devant lui, à Damas. Les ayant entendus, il donna le royaume à Hyrcan, simplement parce qu’Aristobule le détenait et que la résistance du souverain dépossédé amènerait fatalement la guerre. Aristobule, en effet, refusa de se soumettre, et Pompée assiégea Jérusalem.

Après trois mois de siège, Aristobule s’étant retranché dans le temple de Jéhovah, Jérusalem fut prise d’assaut. Pompée pénétra hardiment dans le Saint-des-Saints, et il enleva tous les trésors du temple. Hyrcan, rétabli, obtint de gouverner les juifs, mais sans titre de roi, renonçant à porter le diadème, s’engageant à restituer toutes les conquêtes des Macchabées en Syrie, à payer un tribut annuel aux Romains.

Tout à coup, on apprit que Mithridate, alors âgé de soixante ans, apparu en Phanagorie, dans le Bosphore, venait d’obliger son fils Macharès à se tuer, et qu’il se disposait à passer en Thrace, à soulever des peuples, à envahir l’Italie, pour se venger. Mais en même temps, on sut que les guerriers de Mithridate s’épouvantaient des projets du roi et que son fils Pharnace venait d’obtenir des troupes, contre son père, un refus formel d’avancer. Mithridate, impuissant dans sa rage, essaie en vain de s’empoisonner, saisit un glaive dont il se frappe, sans réussir encore à se donner la mort ; sur son ordre, sur sa prière, un esclave gaulois l’achève (63).

Pompée, revenu en hâte à Amisus, y reçut le corps de Mithridate que lui envoyait le propre fils du roi de Pont, le parricide Pharnace, avec des présents. Pharnace conserva le Bosphore pour pris de sa criminelle lâcheté. Pompée organisa l’Asie romaine. Le roi Déjotarus vit la Galatie augmentée ; Attale et Pylaeménès reçurent une partie de la Paphlagonie ; Ariobarzane eut la Cappadoce, la Sophène et la Gordyène.

Des villes nouvelles fondées, d’autres repeuplées, quelques-unes détruites ou abandonnées, modifièrent l’aspect historique des territoires distribués. Toute l’Asie antérieure, du Pont Euxin à la mer Rouge, était divisée en quatre provinces : Le Pont, la Cilicie, la Syrie et la Phénicie. Le Pont était pays romain. L’Arménie restait comme un territoire sacrifié, le champ de bataille fixé entre l’Orient et l’Occident. Rome croyait reculer ainsi jusqu’en Arménie les limites de l’Europe ; en réalité, c’est l’Asie qui allait s’étendre, à l’ouest, jusqu’à Rome, jusqu’à la Méditerranée romaine.