Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XX

 

 

Première Rome. - Organisation sociale. - Patrons et gentes. - Prolétaires. - Le gouvernement. - Tribus. - Provinces. - Le Tribunat. - Veto et plébiscite. - La politique du Sénat. - Le peuple. - Campagnards et marins. - Esclaves et affranchis. - Gladiateurs. - Patrons et clients. - Sénat et peuple. - Bourgeoisie. - Forum. - Justice.

 

IMITATEURS des Étrusques d’abord, des Hellènes ensuite, et des Phéniciens, les Romains conçurent, définirent et appliquèrent une organisation politique absolument originale. La constitution de l’Étrurie, ce premier modèle, reposait sur l’indépendance de chacun, la communauté des forces et des intelligences ne se manifestant que pour la défense des biens de tous, lorsque ces biens étaient menacés. Cette idée présida aux premiers essais de la cité romaine. Mais bien vite les Romains abandonnèrent cette tendance communaliste, fédérative, pour constituer une Cité impériale. Les rois, ou lucumons, de l’Étrurie, à qui les premiers maîtres de Rome empruntèrent jusqu’à leurs insignes, seront les victimes d’une oligarchie imitée des Conseils de Phénicie, et ils ne reprendront en main le peuple échappé, qu’à titre d’empereurs, de tyrans.

Avant que Romulus ne traçât autour du mont Palatin le sillon qui fut l’enceinte de la première Rome, la colline était habitée. La vieille cité latine, — Ruma, — vivait des mœurs et des lois de la Sabine, du Latium : le roi au sommet, ou le Sénat, les patriciens, les pères de famille, les patrons, les clients, le peuple. Romulus accepta cette hiérarchie sociale, semble-t-il, et Rome s’agrandit aux dépens de ses voisins de race, sans rien perdre de son hégémonie. Préneste, Tibur, et d’autres communautés latines, s’agrandirent aussi ; mais dès que Rome eut hérité d’Albe détruite, la force de la cité de Romulus et son isolement apparurent.

Chaque communauté garda ses lois propres, jusqu’à la guerre sociale, et c’est ce qui favorisa la grandeur particulière de Rome, la laissa en dehors comme une exception, la consacra, pourrait-on dire, Ville impériale, dominatrice. L’influence hellénique, déjà sensible dans la réforme de Servius, diminua ce caractère de centre dominateur, et même constitua une sorte de Rome nouvelle dans la Rome antique. Il y eut le palais du Sénat, la maison commune où le roi siégeait, le foyer commun, la rotonde du temple de Vesta et la chambre de la communauté, le temple des Pénates. L’idée et l’architecture, d’accord, étaient grecques. Les augures ne consacrèrent jamais le temple de Vesta bâti selon la mode hellénique, ouvert du côté de l’Orient.

La fusion des colons et des citoyens, presque faite au début, et le droit d’établissement accordé à tout enfant né d’un mariage inégal, à tout esclave affranchi, à tout étranger venu, préparaient une plèbe indisciplinable. Bientôt, pour arrêter le dépérissement du patriciat, le mariage civil, introduit, servit à légitimer les enfants des concubines ; la classe des patriciens perdit ainsi son caractère originel.

Les plébéiens formèrent une communauté dans la communauté. Sous Servius, les citoyens se refusèrent à supporter seuls les charges de la guerre, service personnel et impôts ; et le devoir des avances à l’État en cas de nécessité, ou tributum, fut étendu aux possesseurs de terres ou d’argent. Ceux qui ne possédaient rien, les «éleveurs d’enfants », ou prolétaires, furent tenus de fournir aux armées levées, des ouvriers, des musiciens et des suppléants qui étaient de simples valets. De la révision de la propriété foncière, que nécessita l’organisation militaire nouvelle dictée par Servius, résulta le cens. La constitution de Servius divisa les Romains en trois classes : les citoyens proprement dits, maîtres de la cité ; les citoyens tenus à l’obéissance ; la foule des protégés.

De même que Rome s’était isolée dans sa force, ainsi les patriciens s’isolèrent au milieu de Rome, dans l’exercice, dans l’abus de leur pouvoir. La ville, en réalité, n’est qu’une agglomération d’aventuriers, chacun ayant en soi le sentiment de sa valeur personnelle, la conscience des droits que lui vaut sa présence dans le corps social. L’unité, c’est la famille ; le Père de famille est tout. Les clients et les esclaves augmentent la famille, en font partie. Les citoyens actifs, les patrons, gouvernent cet État. L’ensemble des familles forme la famille suprême, qui se compose exactement de citoyens et d’habitants. L’assemblée du peuple, c’est la réunion telle quelle des gentes. La première Rome est une galère énorme, pleine de pirates, où celui qui commande est beaucoup plus subordonné aux matelots, aux rameurs, que sa jactance le pourrait faire croire.

Victorieuse et enrichie, Rome en usa avec ses vaincus comme le Sénat en usait avec le peuple dans Rome même. L’Italie ne constituait pas une province ; les communautés italiotes diverses, soumises, — jusqu’au Rubicon, — exerçaient des droits et jouissaient de privilèges différents, ce qui entretenait entre elles des jalousies favorables à la domination romaine. Les provinces recevaient un proconsul, ou un préteur, armé de tous : les pouvoirs, dont les fonctions étaient gratuites, et que l’on changeait chaque année, désigné par le sort. Ce système écartait du gouvernement des provinces les Romains pauvres, mais justifiait presque les gouverneurs qui exploitaient à leur profit les provinciaux livrés à leur tyrannie pour un an.

Les lois qui régissaient les provinces, différentes, adaptées aux nécessités de la conquête ou de la politique, étaient combinées pour tenir en suspicion, les unes envers les autres, les villes impérialisées. En refusant ou en accordant par exemple le droit de cité, le Sénat romain excitait et divisait les sujets de Rome. Des ligues mêmes, jusqu’au moment où elles cessaient d’être inoffensives, étaient tolérées pour préparer au Sénat des prétextes d’intervention, des reprises de droits accordés, à titre de châtiment. Les provinces, frappées d’un impôt foncier et de capitation, devaient entretenir les troupes qu’on leur envoyait.

Le Sénat gouvernait, mais le tribunat devint la première magistrature de la cité. Les tribuns durent leur importance, toujours accrue, à leur activité, à la quantité des lois nouvelles qu’ils proposèrent, aux accusations qu’ils formulaient et qu’ils s’appliquaient à justifier, à l’extension des colonies, au droit de suffrage qu’ils obtinrent pour les cités italiennes, à l’autorité personnelle que leur valait la force plébéienne, toute à leurs ordres.

D’abord simples chefs de parti, ou de classe, les tribuns devinrent presque les maîtres du gouvernement. Un jour (153), ils osèrent menacer de la prison deux censeurs. Par le droit de veto ils empêchaient tout ; par les plébiscites, ils assuraient la puissance du peuple qu’ils tenaient et menaient. On a pu dire des tribuns, qu’ils furent parfois, à eux seuls, le peuple tout entier. Des tribuns servirent ou imposèrent de très grandes, de très belles réformes ; et si le peuple Romain avait été un véritable peuple, non une tourbe, les tribuns eussent peut-être conduit les destinées romaines en de meilleures voies. Mais ces magistrats appartenaient eux-mêmes à cette bande qui convoitait le monde, et ils déshonorèrent successivement les réformes les plus louables par de détestables institutions.

Si l’on dut aux tribuns l’installation de tribunaux permanents, c’est eux aussi qui, sous le prétexte de rechercher, d’accuser et de poursuivre les prévaricateurs, instituèrent la délation. Ils firent donner aux vieux soldats, aux vétérans, des terres libres prises sur le territoire des colonies, mais ils ordonnèrent ces distributions de blé qui déshabituèrent de tout travail un peuple exigeant. Ils fondèrent 23 colonies en 20 ans, ils réussirent à intimider les usuriers, ils obtinrent que jamais un citoyen ne serait battu de verges ; mais ils initièrent le peuple aux intrigues de la politique, ils lui montrèrent cette importance du nombre que le peuple représentait, ils excitèrent, pour s’en servir, ses passions mauvaises et ils armèrent ainsi, à leurs ordres, des criminels, des assassins.

Le Sénat laissait agir les tribuns, comptant, pour les combattre, sur les excès de leur propre zèle, les jalousies qu’ils suscitaient, l’ingratitude des plébéiens. Des patriciens endurants, retors, lâches, prêts à tout, constituaient un Sénat docile, d’apparence résigné, et constamment occupé de reprendre au peuple ce que les tribuns avaient arraché au patriciat. C’est à ce Conseil de patriciens, c’est au Sénat romain que s’applique cette définition, alors juste, du peuple romain : le plus pratique, le plus calculateur, le plus politique qui ait jamais paru.

Au dehors, les sénateurs appliquaient la même politique de divisions et de condescendances qui assurait la domination romaine, ou frappaient durement, définitivement, les ennemis de la fortune de Rome. A l’occident de l’Europe, la soumission fut imposée par le fer et le feu ; à l’orient, les généraux eux-mêmes furent des diplomates. En divisant les peuples et les rois, en subordonnant leur existence à la prospérité de Rome, le Sénat se garantissait contre les révoltes générales et les émeutes. Les ambassadeurs, dont l’insigne était une baguette dorée entrelacée de deux serpents, inspiraient à la fois de la vénération et de la crainte ; ils étaient sacrés ; les toucher, c’était commettre un sacrilège.

Ces manifestations extérieures, théâtrales, de la puissance romaine, flattaient considérablement le peuple. Les sénateurs, qui imaginaient et ordonnaient ces manifestations, en bénéficiaient, tenaient en respect la plèbe romaine. A défaut de religion nationale, de tradition historique, d’idée de Patrie dans le sens élevé du mot, le Romain s’épanouissait dans l’orgueil de sa force, de son succès, et il devenait plus citoyen qu’époux, ou père. L’État, dont il faisait partie, l’enthousiasmait.

Le songe de Scipion, promettant l’immortalité aux grands citoyens, fut un essai d’émulation spiritualiste non nécessaire ; le seul spectacle de la terreur que Rome inspirait était pour chaque Romain une jouissance et une excitation suffisantes. Ignores-tu, fera dire Salluste à Mithridate, que depuis leurs commencements, les Romains n’ont rien acquis que par le vol, maisons, femmes, territoire, empire ? Qu’autrefois, vil amas de vagabonds sans patrie, sans famille, ils ne se sont réunis que pour être le fléau de l’univers ? Ces invectives magnifiaient le légionnaire, infatuaient le citoyen : pour eux, c’était de la vraie gloire.

Rome était pleine d’Italiens, maintenant, qui voulaient participer à cette gloire, et qui n’ayant encore rien fait, demandaient à tout entreprendre. La misère cependant, réelle, terrible parfois, atténuait les effets de cet orgueil fou. Aussi corrompus que les Grands, les plébéiens trafiquèrent, pour en vivre, de leurs voix au forum, et ce fut cette pépinière de coquins à acheter dont parle le comique. Une lâcheté générale, très molle, compensée par un sentiment d’envie indéracinable, faisait que cette foule n’appartenait pas absolument aux chefs qui la commandaient, et qui redoutaient ses caprices.

La véritable plèbe romaine se tenait hors de la ville, paresseuse, buvant, peu maniable, indépendante ; dans la Cité, elle se compliquait de campagnards importants et stupides, prétentieux, exigeants, riches parfois, arrivés les pieds frottés d’huile et de l’argent dans la ceinture, esprits bornés, difficiles à saisir, très susceptibles, très entêtés, et de marins, gueux bourrés d’ail et d’oignon, intraitables, très forts, très dangereux.

Le nombre des esclaves augmentait sans cesse ; le vice de la servitude s’étendait comme un mal contagieux. On en achetait sur les marchés, on en recevait à titre de part au butin après les conquêtes. D’abord, l’esclave fut une propriété de rapport que le maître exploitait ; puis, il dût se préoccuper lui-même du revenu qu’il devait être pour son maître. Le fouet, la vendange des coups de bâton, répondait de la docilité et de l’ingéniosité du serviteur. Les hasards de la guerre valurent aux Romains, parmi leurs prisonniers distribués, des esclaves qui, par leur race ou leur rang, se trouvaient considérablement supérieurs à leurs maîtres. Ceux-ci, sottement, abandonnèrent à ces abjects tous les labeurs de la maison, la leur livrant ainsi ; et bientôt le soin de leurs affaires, l’éducation de leurs enfants.

Pour peu que l’esclave fût phénicien, on le vit s’enrichir, très vite, beaucoup, en trafiquant de la fortune de son maître. Les esclaves devinrent à ce point importants, qu’ils purent, avec ostentation, publiquement, en des banquets où les épaisses coupes d’or remplaçaient les gobelets samiens si fragiles, étaler leurs richesses. Des maîtres favorisaient cette révolution sociale imprévue, aidaient même leurs esclaves à s’enrichir, afin que ceux-ci pussent leur racheter très cher leur liberté. Il se forma dans Rome une véritable Société d’esclaves très influents, quelquefois plus qu’influents, dominateurs.

Précepteurs ou médecins, des esclaves s’imposaient aux familles ; artisans dans les ateliers, leurs révoltes ruinaient l’industriel ; gardiens des monuments et des aqueducs, les richesses et l’alimentation de la ville dépendaient d’eux ; serviteurs des prêtres dans les temples, ils savaient les secrets sacerdotaux, devenaient des confidents respectables ; employés en masse dans les arsenaux et dans les ports, s’ils cessaient de travailler, d’agir, tout s’arrêtait ; rameurs sur les galères, la flotte c’était eux.

La prétention et l’insolence des esclaves dépassa toute mesure. Tel maître n’osait plus accorder une trop longue hospitalité à ses amis, redoutant les murmures de ses serviteurs. Plaute, si indulgent aux esclaves, dit : Maintenant, c’est la mode que les esclaves n’obéissent plus. Les esclaves espagnols, thraces, gaulois ou grecs, étaient éminemment supérieurs aux Romains en beaucoup de choses ; les esclaves corrupteurs, ceux qui spéculaient sur la fortune et sur les vices de leurs maîtres, étaient principalement phéniciens, chananéens, juifs ; phéniciennes asiatiques étaient ces servantes qui professaient la débauche dans les maisons, et, pour de l’argent, livraient leurs maîtresses, perdaient les jeunes filles.

L’esclave délivré, admis à couper ses cheveux, à se coiffer du bonnet symbolique dans le temple de Feronia, à recevoir le soufflet d’affranchissement, à rendre son collier de bronze portant le nom et l’adresse du maître, l’affranchi enfin, « aussitôt insolent et ingrat » dit Plaute, devint la plaie de Rome. L’esclavage non seulement démoralisait les maîtres, mais précipitait l’esclave, quelque bien doué qu’il fût, appartenant à la race la plus noble, Thrace ou Celte-Gaulois, dans la plus profonde abjection. Rome compta jusqu’à près de cent mille affranchis (241-210) dans sa société vivante.

Or, pendant que cette société nouvelle, juxtaposée, s’accroissait, les véritables citoyens, soldats, administrateurs, fermiers des provinces ou publicains, partis de Rome, se dispersaient ou mouraient, abandonnant en quelque sorte la cité à de nouveaux occupants. Bientôt, à côté des affranchis organisés vont venir s’organiser, à leur tour, les gladiateurs que Junius Brutus avait amenés pour les funérailles de son père, et qui restèrent à Rome pour amuser le peuple, se donnant en spectacle.

Les patriciens, dédaigneux de toute occupation manuelle, de tout travail, servis par leurs esclaves, protégeaient un certain nombre de familles, constituaient ainsi des gentes de deux catégories : ceux qui appartenaient de droit aux patrons, aux patriciens, et c’étaient comme les bourgeois de la cité ; ceux qui s’engageaient dans la clientèle, les pauvres. Il y eut jusqu’à 300 de ces familles politiques désignées dans Rome. Le patricien, comme jadis le Spartiate, se donnait une allure grave, solennelle ; il ne marchait qu’accompagné de l’esclave calator, ou nomenclator, lui nommant les personnes rencontrées. Des porteurs de Bithynie et des nègres d’Égypte suivaient, solennellement. Les hommes libres, dit Plaute, doivent avoir une démarche grave dans les rues.

Le patron devait assister le client en justice, intervenir pour payer son amende, ou sa rançon, ou la dot de sa fille, lui donner au besoin une ferme pour y vivre ; en retour, le client, sorte d’homme lige, devait être aux ordres de son patron. Les clients, abusant de la protection, artisans de chicanes, avides, sans foi, ne s’enrichissant que par l’usure et les faux serments, entraînèrent leurs patrons, forcément assignés avec eux, dans d’insoutenables procès ; d’autre part, les patrons, spéculant sur leur clientèle, recherchaient ceux qui, par leur caractère ou leur situation, étaient susceptibles d’augmenter l’influence du maître : Client riche et fripon, client précieux.

Par ostentation, les Grands tâchaient que le seuil de leur maison fût toujours encombré de clients. Les patriciens, soutenus par leurs clients, ce peuple des maisons patriciennes, constituaient l’État. Le patriciat faisait les lois, fournissait le Sénat, dominait les rois et les prêtres, accaparait les terres. Cette aristocratie succomba sous les coups des ambitions surexcitées : On arrive aux honneurs par la honte, dit Plaute. La noblesse patricienne se rendit incapable de résistance par son propre affaiblissement, l’incroyable émulation de voluptés consumant tant de richesses mal acquises. A ce moment, le type du vieux Romain n’était déjà plus qu’une exception : Que je suis heureux, dit le Déméa de Térence, quand je vois qu’il reste des débris de cette race d’autrefois.

La guerre dispersa, détruisit la classe moyenne, la bourgeoisie énergique et laborieuse, qui avait été la force vraie des premiers tribuns. Il ne resta bientôt, en face l’un de l’autre, en antagonisme, que le Sénat et le Peuple. Le Sénat, formé d’abord des 100 chefs de gentes, s’accrut au chiffre de 200 après l’union avec les Saliens. L’admission des gentes minores, sous Tarquin l’Ancien, fit asseoir 300 sénateurs au Conseil du magistrat ; le roi déchu, dépossédé, représentant l’État encore, mais suffisamment humilié et empêché, pour n’être plus que presque rien, le mendiant couronné de Plaute.

Affectant, pour conserver son pouvoir, un respect absolu des droits du peuple, le Sénat subissait, suivant les circonstances, l’influence de la faction des Grands et l’influence de la plèbe. Il s’ouvrit aux plébéiens, forcément. Pendant la deuxième guerre punique, le Sénat se composa de plus de plébéiens que de patriciens. Mais, sénateurs, les plébéiens méprisaient davantage la plèbe, la redoutant. Disposant de la dictature, le Sénat n’osait pas affronter les assemblées ; il finit par céder au peuple, avant Zama, la nomination des deux consuls pour l’Afrique.

La faiblesse du Sénat, mal corrigée par la conviction qu’il avait de reprendre à son gré ce qu’il cédait, et l’ambition d’un peuple insatiable, jamais satisfait, constituaient un état de trouble permanent. Au point de vue politique, le peuple n’a rien : ni clients, ni serviteurs ; le plébéien ne peut pas épouser une patricienne, ni adopter un enfant, ni tester ; mais il dispose de sa liberté personnelle, et c’est le fond de sa valeur. Lorsque Servius, redoutant l’aristocratie, réunit le peuple sur le mont Aventin, força les patriciens à admettre chaque plébéien comme membre de la cité, la plèbe eut le sentiment de son importance, mesura sa force.

Le peuple de Rome obtint successivement l’abolition des dettes, le partage des terres conquises, une part du pouvoir, des distributions de vivres, ne voyant pas qu’en changeant sa destinée logique, il s’appauvrissait, se mettait de plus en plus à la merci de ceux qui le nourrissaient. Et le Sénat, tout aussi absurde, croyant renverser l’autorité des tribuns, donna au peuple, pris en masse, beaucoup plus de puissance qu’il n’en pouvait espérer. Un plébéien demande la charge de grand turion, ce qui était un scandale ; les tribuns n’osent pas porter la revendication devant les patriciens, et le peuple, réuni, secouant l’autorité hiérarchique du tribunat, décide que la charge de grand turion lui est due ; le Sénat, après l’élection de Flaminius, donne raison au peuple, disant que celui qui fait les lois peut dispenser de les observer.

Le peuple s’enivre de ces victoires, de son pouvoir, condamne à l’exil et à l’amende, nomme aux charges, décide de la guerre, de la paix et des alliances, et s’enfonce dans sa misère, tandis que les patriciens, les nobles, plus riches et plus fiers que des rois, attendent et préparent constamment les inévitables réactions.

Rome, c’est le forum ; la vie politique absorbe tout : Que tous les dieux, s’écrie Plaute, exterminent celui qui le premier inventa les assemblées du peuple pour donner de l’occupation aux gens qui n’en ont pas. Une aristocratie crevant de graisse, une multitude affamée, une bourgeoisie agonisante, malheureuse, et des esclaves affranchis formant presque le seul groupe social actif, vivant la vraie vie, telle est la Rome républicaine. Les élections y sont la préoccupation unique ; tous les regards convergent vers le Candidat, revêtu de la tunique blanche.

Les lois non politiques, même celles qui garantissent le droit de propriété, cette base de l’organisation sociale romaine, tombent en désuétude. Les lois, dit Curculion, sont pour vous comme de l’eau bouillante ; vous n’y touchez pas, vous les laissez refroidir. La composition des tribunaux, en cet état anarchique, était nécessairement la grande affaire ; chacun s’efforçait d’y faire arriver ses complices. Les meurs frappaient d’impuissance et les lois et les juges : On attache, on pend les malheureuses lois aux murailles, on ferait bien mieux d’y attacher les mauvaises mœurs. La perte ou le gain d’un procès dépendaient d’une intrigue, non du droit.

Les juges du criminel corrigeaient par la sévérité extrême des sentences l’incertitude et la déconsidération du droit. Le tribunal cherchait plutôt, par des exemples terrifiants, à prévenir les délits et les crimes. Les tortures et les supplices, — chevalet, membres étirés ou déchirés, corps brûlés vifs avec de la poix ardente, pendaison, — épouvantaient. Les condamnés étaient conduits hors de la ville, avec une clochette au cou afin que le peuple, averti, courut hors de la porte Métia s’impressionner du châtiment terrible infligé aux coupables.

La misère, de plus en plus profonde, disposait aux crimes de toute sorte. Expulsé de la politique, privé des faveurs que distribuaient les candidats à la veille des élections, et les magistrats élus ensuite, le peuple eut pillé certainement Rome.