Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIX

 

 

Romains. - Influence hellénique. - La Grande-Grèce. - Grækes et Italiotes. - Littérature. - Poésie. - Névius, Andronicus, Ennius. - La langue latine. - Le théâtre à Rome. - Les Édiles. - Plaute. - Térence. - Les Spectateurs. - Acteurs et machineries. - Les gladiateurs. - Philosophes et philosophie.

 

POURQUOI trafiquer, pourquoi mettre en œuvre des ateliers, travailler durement un sol ingrat, lorsque la guerre procure plus de bénéfices en un jour, que n’en donneraient des années d’un labeur pénible ? La difficulté matérielle de vivre à Rome obligeant à n’y compter que sur le bien d’autrui, fatalement, logiquement, de victoire en victoire, bandits heureux, les Romains devaient conquérir le monde, et, pirates satisfaits, tomber, finir, dans l’épuisement des possibilités humaines.

Sans arts et sans sciences, sans agriculture presque, sans commerce réel, sans autre industrie que l’exploitation de l’être humain, Rome n’avait de ressources, et de distractions, que dans la préparation et l’exécution de guerres lucratives.

La jeunesse romaine conduite aux exercices, sera plutôt lassée qu’aguerrie, — Tite-Live le remarquera, — par la gymnastique, la lutte, l’escrime, les manœuvres diverses commandées, qui ne seront bientôt, malgré l’intervention des chefs y participant eux-mêmes, que des sortes de jeux où l’adolescent montrera son habileté. Chacun n’est préoccupé que des avantages à tirer d’une «carrière » à laquelle sa naissance le condamne. A votre âge, dit un personnage de Térence, j’étais pauvre ; je quittai Rome pour aller combattre en Asie, où l’acquis par mon courage des richesses et de la gloire. Le patriotisme n’était pour rien dans l’éducation guerrière, dans l’émulation du jeune Romain.

L’influence hellénique va modifier cette exclusive propension à l’utilisation des forces ; elle va donner une littérature aux fils de Romulus enrichis. Dès les temps préhistoriques, on constate des relations entre les Italiotes autochtones et les Grecs. Des groupements helléniques se voient (800-700) à Rhegium, à Sybaris, à Crotone, à Tarente, — à Naxos, Syracuse, Léontium et Hybla, en Sicile, — puis (700-600-500) à Géla, Himéra, Sélinonte, Agrigente, Pœstum et Métaponte. La Grande-Grèce, qui se forme dès lors dans l’Italie du sud, soumise à peu près entièrement à l’influence phénicienne, n’eut pas un pur caractère grec, les Hellènes émigrants étant déjà eux-mêmes très impressionnés d’asiatisme, quasi métissés de Phéniciens.

L’Italiote demeuré, au contraire, avait conservé son originalité ; son horreur de la mer, caractéristique, lui avait épargné la corruption chananéenne ; de telle sorte que les autochtones et les émigrants, en Grande-Grèce, se retrouvèrent comme des membres d’une même famille longtemps dispersés. La parenté des Italiotes et des Grecs persistait à ce point, qu’en relevant les traits de leurs mœurs devenues pourtant différentes, l’historien est frappé de l’identité de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs aptitudes ; c’est ainsi que sur un autre point de l’Italie, au centre, l’on constate la parenté originaire du Celtique et du Latin, puis des Celtes et des Italiotes.

Les Grækes et les Italiotes étaient des peuples frères. Les Aryens accomplissant leur exode vers l’ouest, se seraient séparés en Illyrie, pour se rejoindre plus tard au sud de la Péninsule italique, y apportant, avec la langue aryo-grecque, l’olivier, le platane et le cyprès.

Rome se mit donc aux leçons des Grecs (250). Les patriciens, les Grands, affectèrent de rechercher et de protéger les Hellènes lettrés, — les Scipions se firent une gloire de leurs fréquentations helléniques — ; et de leur côté, les écrivains Grecs s’appliquèrent à s’impressionner, pour le mieux servir, de l’esprit de Rome. On a pu dire, par exemple, que l’historien Polybe et le philosophe Panxtius sont, dans leurs œuvres, plus Romains que Grecs. Mais les Grecs ne pouvaient pas faire que les descendants de Romulus devinssent des artistes, ni même des philosophes. Et cependant, ce qu’on leur demandait, c’était d’apprendre aux Romains, humiliés de leur ignorance et de leur incapacité, continent on arrivait à concevoir et à écrire des œuvres qui étaient, pour l’esprit, un si noble délassement.

Rome toutefois avait une littérature. Le Recueil des lois formé par Papirius, sous Tarquin, et les Commentaires du roi Servius, ne manquaient pas, dans la brutalité de leur allure, d’un certain caractère ; les hymnes religieux, ceux des Salliens et des Frères Arvales, d’une langue fruste, ayant peu servi, avaient de la saveur ; des chants en l’honneur de rois, de héros, de familles, prouvaient l’existence d’êtres privilégiés, d’écrivains émus, d’êtres ressentant un besoin de communion.

Les Italiotes ne se montreront ni passionnés, ni susceptibles d’idéalisme ; ils ne sauront pas, d’un coup d’aile, s’élancer dans un infini, faire vivre l’inanimé par un trait génial, et ils éprouveront de très grandes difficultés, à Rome surtout, lorsqu’il leur faudra se plier aux lois du nombre, se conformer aux exigences de l’harmonie.

Dans la société romaine s’organisant, se manifestèrent les passions dominantes et les caractères principaux du groupement formé : un instinct guerrier froid, sans enthousiasme », cupide ; une avidité d’absorption ; le génie de l’avarice ; le goût de la chicane, de la dispute, où la dialectique met le bon sens à la torture, où le texte de la loi, brutal, l’emporte toujours, doit toujours l’emporter sur le raisonnement. Quelle poésie, quel art donner à de telles gens ? Les patriciens, disciples de la muette Étrurie, dédaignaient les rêveurs, défendaient les chants, n’admettaient en spectacle que la pantomime ; et les plébéiens, très remuants, toujours actifs, en opposition constante avec tout ce qui était, n’aboutissaient qu’à des négations. Pour les artistes possibles, donc, ni protecteurs, ni public.

Les premiers essais de poésie romaine sont des chants de pirates, de sauvages, énumérant avec une fierté complaisante, et par des nombres, le total de leurs victimes. Névius (514) innova, en un vieil idiome, en un patois volsque, campanien, la déclamation des Atellanes satiriques. Andronicus (514) initia les Romains aux mystères de la pensée. On ne connaissait encore que les improvisations fescennines, chantées par une ou plusieurs vois, sans mètre, sans règle, sans rythme. Ces jeux, perfectionnés, prirent le nom de saturæ, sortes de farces incohérentes, mélange confus de plaisanteries grossières, d’accents divers.

Andronicus Livius (300-200), affranchi, d’origine grecque, né à Tarente, apporta la première ébauche d’une fable comique, relevée, en sa forme, de ce besoin de logique, de régularité, qui est la marque des œuvres helléniques. En une langue encore rude, mais dont la fermeté n’est pas sans goût, Andronicus fit représenter des pièces, écrivit des hymnes, une odyssée.

Ennius Quintus (239-169), de la Calabre, sectateur instruit des doctrines pythagoriciennes, amené de Sardaigne à Rome par Caton pour y enseigner le grec, et que Cicéron couronne du titre de prince de l’épopée, se donna comme animé de l’âme d’Homère. Les Romains l’accueillirent comme une providence. Il entreprit d’adoucir la langue parlée. La vigueur de ses conceptions, la hardiesse de ses pensées, la chaleur de sa parole écrite, l’énergie mesurée de ses expressions, les unes barbares, les autres géniales, impressionnantes, le faisaient admirer. Ennius, dira Lucrèce, fut le premier qu’une couronne de feuillage éternel, apporté du riant Hélicon, immortalisa chez les races latines. Protégé de Scipion l’Africain, Ennius demeura classique jusqu’au temps de César, qui le citait.

Pacuvius, pompeux, s’écartant du langage naturel d’Ennius et réagissant presque contre ses négligences, osa les premières tragédies, pendant que Cécilius, — le premier comique peut-être, dit Cicéron, — corrigeait la sévérité lassante de Pacuvius. En donnant aux Romains l’art grec d’écrire en dramatisant, Pacuvius et Cécilius importèrent à Rome, en même temps, cette tendance à l’impiété franche qui dominait alors chez les Hellènes. Ennius avait traduit Evhémère ; Lucilius représenta les douze grands dieux se moquant des hommes qui les vénéraient. Plaute mettra sur la scène, hardiment, le Jupiter sans scrupules d’Amphitryon.

La première écriture des Romains se trouve sur les tablettes de bois qui servaient aux jeux fatidiques, aux tirages pour connaître le sort. L’alphabet latin est un emprunt fiait aux Cuméens et aux Étrusques. Le traité par lequel Tarquin consacra l’entente entre Rome et Gabris avait été écrit sur la peau d’un bœuf sacrifié. Le traité d’alliance conclu par Servius Tullius avec le Latium fut gravé sur une plaque de cuivre. Les Annales sacrées des Samnites se lisaient sur des rouleaux de toile. Ces écritures diverses sont de fond grec, mais la lettre étrusque s’introduisit et l’alphabet hellénique adopté se corrompit rapidement, de plus en plus.

Un langage troublé, négligé, résulta des importations et des leçons helléniques. Le génie grec, aryen, passionné d’ordre et de clarté, de logique et d’harmonie, que les Italiotes avaient en eux, si exigeant, dit Cicéron, qu’un rustre élide une voyelle plutôt que de la heurter contre une autre, séduisait les Romains, et ils essayèrent, sans y réussir, de s’approprier ce goût.

La langue romaine cependant, s’adoucit au travail des littérateurs. On renversait les noms propres, dans une phrase latine, pour rendre la période harmonieuse. Or la langue progressait lorsque le peuple s’en emparait ; et elle revenait à la concision brutale des origines, à la rudesse, quand les pontifes et les sénateurs la parlaient ou l’inscrivaient. Elle demeura, en somme, inférieure à la langue grecque, les maîtres de l’Hellénie venus à Rome s’occupant plus d’y briller que d’y remplir une mission. C’est pourquoi Cicéron, après avoir constaté l’impossibilité de traduire en latin les noms grecs, y renonçant, s’écrie : Tenons-nous aux solides beautés de nos mots latins et laissons aux Grecs l’éclat de leurs termes sonores.

L’art théâtral, imité des Grecs, absorba toutes les intentions littéraires. Le peuple indiqua sa préférence pour la comédie. Les imitateurs, ou adaptateurs, choisirent principalement les œuvres de Ménandre, de Philémon et de Diphile, représentant ainsi, comme vivant à Athènes, les personnages romains observés et peints. Le théâtre fut une lice ouverte, — Térence le constate à regret, non sans un sentiment d’humeur égoïste, — à quiconque se mêla du métier de poète. Comme tout, à Rome, littéralement, l’art dramatique fut une mine d’exploitation, un champ de trafic, un gagne-pain pour les uns, un sordide négoce pour les autres ; d’aucuns tâchèrent de s’en faire un monopole accaparé.

Plaute (Accius Plautus), l’Ombrien, illustre la scène romaine. Térence (Publias Terentius Afer), — le Carthaginois ? — rivalise avec le triomphateur. Marcus, peintre et poète, Pacuvius et Lucius Atticus, abordent le genre tragique. Le satirique Cotus Lucilius, de sang noble, courageusement, dénonce et attaque ses pairs. La satura (satire, mélange), genre nouveau, bien italique, se manifeste. La scène devient une tribune dont le peuple défend les droits, approuve les licences, favorise les excès ; on y flagelle jusqu’aux Scipions et aux Metellus. Le masque, dont on ne se servait que pour déclamer les Atellanes, est adopté par les acteurs après Névius.

Le théâtre, essentiellement municipal, fut tout de suite une action d’État. Les édiles, exclusivement chargés de ce jeu, faisaient répéter les pièces avant d’en autoriser la représentation publique, dont ils payaient tous les frais. Les pièces étaient classées d’après leur caractère et le costume des personnages. La nécessité de se faire vite comprendre d’un public lent à s’émouvoir, à saisir une situation, donna aux Romains un théâtre naturaliste, naïf un peu, semblable à la réalité des choses vues, sans préoccupation de bon goût ; l’important était de fixer vite l’attention du spectateur, et de le conserver attentif.

Parmi les personnages nombreux du théâtre romain, on ne voit guère que le Sannion, surnommé Zanni, chargé d’égayer les farces, qui soit absolument original, italiote ; c’est l’Arlequin moderne. Le polichinelle napolitain descendrait du Maccus des Atellanes, d’origine osque. Plaute ne se contente pas de traduire des pièces grecques ; il donne une couleur nationale aux tableaux qu’il copie ; mais, sauf la satire, et dans une certaine mesure encore, il n’y aura pas de Comédie romaine, de théâtre romain proprement dit.

Plaute importait à Rome, avec la comédie du théâtre athénien, le Rire sauveur, la gaieté aryenne, libre, franche, saine ; les Romains, ne goûtant pas ce fruit nouveau, exigèrent de l’ouvrier délicat, des œuvres grossières, des « farces ». Le public de Rome était à ce point obtus et lourd, qu’il fallait, avant tout, dès la première scène de la pièce, lui expliquer la situation, le développement du sujet, et donner aussi aux principaux personnages représentés des noms — Artrotogus, ronge-pain, le parasite, — qui permissent de les distinguer, de les reconnaître, de les suivre dans l’action. Grossiers, inattentifs et turbulents, les Romains venaient au théâtre en cohue ; pour les retenir, Plaute consentit à les amuser, à les faire rire, à se moquer d’eux-mêmes, de leurs propres mœurs, mais en transportant le décor à Athènes, afin, dit Plaute lui-même, que l’ouvrage en paraisse plus grec.

Dans l’œuvre de Plaute, considérable, on chercherait en vain une unité de sentiment. Soit qu’il emprunte ses caractères aux auteurs Grecs, soit qu’il les imagine, ou que, les ayant empruntés, il leur imprime sa marque, Plaute ne cherche qu’à intéresser, à plaire, à collectionner, en quelque sorte, des pièces et des succès. Appartenant à la plèbe, Marcus Accius Plautus est doux aux petits ; tous les esclaves qu’il met en scène ne sont pas vils, fourbes et débauchés ; il en est que de nobles sentiments animent, qui provoquent l’émotion lorsqu’ils expriment leurs pensées ou conseillent leur maître.

Auteur, acteur et chef de troupe, Plaute eut un instant le dégoût de sa carrière, abandonna les lettres pour s’adonner à quelque trafic. Ruiné, esclave de nouveau, réduit à faire tourner une meule de moulin, il réussit à s’affranchir et revint au théâtre. La persistante gaieté de Plaute est l’auréole de son front ; elle l’arrache, avec le sentiment de pitié, de tendresse, d’indulgence qui domine en ses œuvres, à la possibilité d’une origine hybridée d’asiatisme. Plaute est un pur Aryen, un Celte, probablement un Celte des Gaules.

La langue de Plaute, dont les archaïsmes troublent le lecteur, dont le rythme n’est pas encore bien défini, est éminemment poétique : Si les Muses voulaient parler latin, dira Varron, elles emprunteraient la langue de Plaute. Son dialogue est parfait.

Cécilius avait eu l’art de dramatiser une action choisie ; Plaute mit en scène tout sujet quelconque, pour la joie des oreilles et le plaisir de l’esprit, déroulant les péripéties, intéressant à force d’ingéniosité, moralisant parfois, mais sans le vouloir, comme par nature ; Térence, lui, se préoccupera de la moralité de ses œuvres.

Térence (194-158) n’était encore qu’un enfant lorsque Plaute mourut. L’aimable ouvrier, suivant le mot de Bossuet, eut la plus étrange des destinées. Enlevé par des pirates, affranchi par un sénateur, Pub. Terentius Afer — l’Africain ? — ne nous a rien laissé de précis sur sa naissance, sur sa vie, sur sa mort diversement racontée. On a contesté qu’il fût l’auteur de toutes ses pièces ; Lélius et Scipion auraient été ses collaborateurs, les auteurs vrais de ses œuvres principales ? Cicéron devra encore plaider pour la gloire de Térence.

Faible de corps, chétif, au teint brûlé, son activité littéraire surprenante, témoigne d’une puissante énergie. Il avait rapporté de Grèce 108 pièces. Il serait mort à Stymphale, ou en Leucade, d’Arcadie, du chagrin d’avoir perdu ces œuvres dans un naufrage ? Imitateur des Grecs, et non copiste, Térence, que César qualifiera de demi-Ménandre, ne met en scène que des caractères helléniques.

Sur un plan bien conçu, correct, harmonieux, Térence déroule sa dramatique, intéressant le spectateur par la suite logique des scènes et l’exposé vrai des sentiments qu’expriment les personnages. Son dialogue très soigné, trop soigné peut-être, est écrit pour des auditeurs n’appartenant pas à la plèbe ; ses personnages parlent la langue des patriciens, un peu recherchée déjà. Un goût quelquefois délicat, une sûre connaissance de l’homme, une préoccupation d’art, distinguent Térence de Plaute, le premier moins gai que le second, mais plus lourd, un peu.

Le public de Térence était mieux composé que ne l’avait été le public de Plaute ; cependant Térence est encore obligé d’expliquer d’abord le sujet de sa pièce et le caractère de ses héros. Chaque pièce de Térence semble un discours spécial où l’auteur expose une doctrine personnelle. Plaute cherchait surtout à amuser, à distraire ; Térence est préoccupé de la valeur littéraire de ce qu’il écrit, de l’impression qu’il produira, de la moralité de son œuvre.

Une philosophie douce, une grande bonté, des idées saines exposées avec calme, une indulgence imperturbable, le respect de l’homme, de l’humanité, un goût naturel et de la pudeur, voilà Térence. Il n’est certainement pas Romain ; peut-être est-il né en Afrique ? — en Lydie, croit-on ; — mais, d’origine au moins, Térence, comme Plaute, est un Aryen. Il a de l’Aryen, au suprême degré, la générosité d’instinct, la largeur de vues, le pathétique, l’imprévoyance corrigée de bon sens.

L’uniformité du style de Térence, frappante, est l’argument de ceux qui lui attribuent la paternité de toutes les œuvres données sous son nom. Une grande finesse d’observation, un art d’écrire un peu tendu, une façon de s’exprimer très mesurée, impeccable, se retrouvent en effet dans chacune des six pièces de Térence qui nous soient restées. Après lui, le théâtre romain est comme épuisé ; il semble qu’il n’y ait plus rien à montrer aux spectateurs. L’art dramatique, dans le sens élevé du mot, n’a jamais été compris par ce public ; il préfère la mascarade, appuyée de danses licencieuses, les bouffonneries outrées, les satires, les moqueries, l’outrage.

Cependant les édiles ne négligeaient rien de ce qui pouvait favoriser le développement de l’art théâtral. Les acteurs avaient de l’importance et la machinerie se compliquait. Cicéron, qui admirait l’acteur Roscius, ne craint pas de le citer comme un modèle aux orateurs. Sauf Roscius, les acteurs du théâtre romain durent être généralement détestables. La déclamation tragique resta ridicule d’emphase. Un flûtiste, jouant, soutenait le débit de l’acteur. Roscius, vieilli, fit ralentir pour lui le temps de la modulation accompagnatrice. Chaque acteur abordait tous les rôles. Un décor unique, représentant une place de la cité, changeait de nom sur une indication.

Le public, omnipotent, distribuait le succès et le blâme. Un héraut réclamait le silence, et la foule entassée, bruyante, s’érigeait en tribunal. Ce public ne supportait que des pièces courtes, exigeait une explication préalable du sujet, voulait des incidents nombreux, constamment renouvelés, pour que sa curiosité demeurât en éveil.

Les représentations étaient une fête due au peuple, et le peuple, exigeant, recevait ce plaisir comme une redevance. Plaute, gaiement, dit à ses spectateurs : Vous froncez le sourcil parce que je vous annonce une tragédie ? Si cela vous fait plaisir, je ferai de la tragédie une comédie. Parlez. Que voulez-vous que soit la pièce ? Térence, lui, tristement résigné, écrira : Je savais qu’il n’est qu’heur et malheur au théâtre !

Il fallait à la fois amuser et flatter ce public grossier, difficile, balourd, où les soldats figuraient en majorité, ce qui explique les continuelles allusions de Plaute aux succès des armes romaines, retenir cette foule, qui préférait aux jeux dramatiques les grotesques processions de mannequins organisées par les édiles. Découragé, un jour, Plaute s’écria : Si j’allais me louer aux édiles en qualité d’ogre, ou de bête curieuse pour quelque spectacle ?

Au théâtre, les licteurs maintenaient le droit de chacun, imposant le respect des hiérarchies. L’indicateur des places (designator) exerçait une fonction : Il ne passera pas devant les personnes, dit Plaute insinuant une prière sous cette forme d’ordre comique, pour placer quelqu’un pendant que les acteurs sont en scène. Les esclaves n’étaient pas assis. Les nourrices venaient au spectacle avec des enfants qui criaient comme des chevreaux. Les femmes bavardes, au rire bruyant, à la voix perçante, troublaient souvent la représentation. Les patriciens manifestaient hautement leur opinion. Il y avait des cabales et des injustices dans la distribution des palmes. Mais l’art noble, l’Art dramatique, cet art essentiellement aryen, ne pouvait pas s’acclimater à Rome. Les poètes et les acteurs avaient déjà de redoutables concurrents dans ces gladiateurs qui figuraient aux jeux funéraires, qui participaient aux fêtes du peuple, — saturnales et jours de Minerve, — et qui seront bientôt le spectacle préféré.

Le brigand romain des origines, en s’organisant d’abord d’après l’exemple de l’Étrurie, en se perfectionnant ensuite au contact des Hellènes, mais en subissant aussi, comme les Athéniens, la corruption phénicienne, était devenu sensible, irritable, éprouvait un besoin continuel d’émotions. Affaiblis par la débauche, une débauche de pirates enrichis, démesurée, beaucoup de Romains, énervés, étaient devenus craintifs, sinon peureux, et l’excitabilité de leurs sens, de plus en plus active, les jetait dans la luxure en même temps que leur dégénérescence physique les rendait cruels et superstitieux. Les enfants croyaient à l’existence de vampires suceurs de sang, au Mercure noir.

Le théâtre, qui aurait pu moraliser, calmer ce peuple, subit au contraire son influence, et se perdit avec lui. Il ne fut guère, à Rome, qu’un détail des fêtes publiques, non une institution, jamais un art national. Le théâtre en soi, matériellement, en charpente de bois, se démontait après la représentation. Pompée fera construire le premier théâtre de pierre.

Les philosophes grecs venus, et qui discouraient, n’avaient pas d’élèves, de disciples, mais des spectateurs arrachés au théâtre. Presque tous les jeunes gens, dit Térence, ont une passion, celle des chevaux, ou des chiens de chasse, ou des philosophes. Ces philosophes c’étaient, suivant Plaute, ces Grecs aux longs manteaux, à la tête couverte, farcis de livres et de paquets, marchant, s’arrêtant, discourant de fadaises. Ont-ils accroché quelque argent, continue-t-il, ils s’enveloppent la tête et vont boire chaud ; puis ils s’en retournent d’un air mélancolique avec une cruche de vin. Ces philosophes méprisés, auprès desquels on se rendait par curiosité simple, ne seront encore pour Cicéron, que de grands désœuvrés, s’adonnant à la poésie, à la géométrie ou à la musique, pour ne rien faire.