Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

DE 265 A 240 Av. J.-C. - Première guerre punique. - Hostilités en Sicile. - Hiéron et Hannon. - Les Hannon et les Barca. - Première flotte romaine. - Succès de Duillius. - Amilcar en Sicile. - Bataille navale d’Ecnone. - Romains en Afrique. - Carthage, irréconciliable ennemie. - Claudius. - L’armée d’Amilcar. - Paix entre Rome et Carthage.

 

ENTRE Rome et Carthage en antagonisme, entre l’Italie et l’Afrique, il y avait la Sicile, qu’il fallait soumettre. D’anciens mercenaires d’Agathocle, des Italiotes, les Mamertins, ravageant l’île, Hiéron les avait refoulés dans Messana ; et ils allaient être expulsés de ce dernier refuge, lorsque le Carthaginois Hannon, arrivé des îles Éoliennes était venu disputer son succès à Hiéron. Les Grecs de la Sicile, déshabitués de la guerre, n’ayant pas répondu à l’appel des Mamertins, ceux-ci envoyèrent des ambassadeurs à Rome demander un secours. Le Sénat entendit les envoyés, mais hésita. Le peuple, questionné, se prononça pour l’expédition (265).

Le tribun Légionnaire C. Claudius, passant la mer, inaugura la guerre pour l’occupation de la Sicile. Hiéron, dans la citadelle de Messine, attendait les Romains. Claudius s’étant emparé de Messine par ruse, le Carthaginois Hannon s’unit à Hiéron pour reprendre la cité (264). Rome envoya le consul Appius Caudex, avec 20.000 hommes, qui battit les deux armées de siège et poursuivit Hiéron jusqu’à Syracuse.

Carthage, qui connaissait les intentions des Romains, se trouvait prise entre ses anciennes traditions et ses intérêts nouveaux. Fallait-il, en vrais Phéniciens, accepter la suzeraineté romaine, payer tribut au Sénat de Rome et continuer à s’enrichir ; ou bien, disputer aux Romains l’empire de la mer, accepter la guerre ? Tout, à Carthage, s’appréciant comme une opération commerciale, les deux partis qui y luttaient d’influence alors, les Hannon et les Barca, y discutèrent l’opportunité, c’est-à-dire les avantages et les inconvénients d’une action armée. Les Hannon, partisans d’une paix fructueuse, et qui étaient une maison de négociants, rappelaient la puissance passagère des rois d’Assyrie et d’Égypte, d’Alexandre lui-même, et ils exposaient les bénéfices considérables qu’une soumission sans danger, payée de temporaires humiliations, avait déjà rapportés aux Carthaginois. Les Barca, qui ne s’enrichissaient que par la guerre, plaidaient pour une action énergique en Sicile.

Rome se félicita de la décision qui avait prévalu. Les armes romaines maîtrisaient si facilement les Siciliens ! Encouragé, le Sénat envoya deux consuls, avec 25.000 hommes, qui prirent soixante-sept villes (263), et imposèrent à Hiéron un traité par lequel il s’engageait à payer 100 talents, à devenir l’allié des Romains. Pendant cinquante années, Hiéron respecta sa parole. Agrigente se rendit après un siège de sept mois (261).

Carthage, n’ayant plus que quelques ports en Sicile, et n’osant pas y débarquer des soldats, ravageait impitoyablement les côtes de l’Italie, occupant des villes, levant des contributions. L’abandon de la Sicile et l’application rigoureuse d’un système de pirateries lucratives augmentaient la réputation des stratèges d’Afrique. Il était démontré qu’on pouvait battre les armées de Carthage, mais qu’il était impossible d’avoir raison, tout compte fait, des Carthaginois. Les Italiotes payaient chèrement les conquêtes des légionnaires en Sicile.

Le Sénat, forcément, décréta la construction d’une flotte. L’épave d’une quinquérème carthaginoise, échouée, servit de modèle aux constructeurs. En deux mois, 120 navires furent lancés, reçurent des équipages. Cornélius Scipion partit avec 17 vaisseaux (260), se dirigeant vers les îles Éoliennes. Il fut platement défait. Duillius, son collègue, accouru avec une autre escadre, battit les Carthaginois près de Myles.

Duillius avait imaginé de placer à bord de chaque navire une sorte de pont mobile, en bois, muni de crochets, ou corbeaux, à son extrémité libre ; et lorsque les bateaux romains touchaient le bord des navires carthaginois, les ponts mobiles s’abattaient, en se cramponnant, et les légionnaires, passant à raison de deux hommes de front, obligeaient l’ennemi à des combats de corps à corps, où la force et l’agilité du soldat romain devaient l’emporter. Jusqu’alors, les batailles navales n’avaient été que des rencontres de navires luttant de vitesse, se heurtant à coups d’éperons. L’invention de Duillius déconcerta les Carthaginois. Ce fut, en pleine mer, comme une bataille sur terre, un choc de légions, non la dispute de vaisseaux donnant de la tète comme des béliers. Les trirèmes grecques portaient ordinairement chacune dix-sept rameurs et dix soldats ; la quinquérème romaine, menée par trois cents rameurs, transportait trois cents guerriers.

L’enthousiasme des Romains, à la nouvelle de cette victoire navale, valut à Duillius une colonne au forum et un triomphe continué. Lorsqu’il sortait la nuit, des porteurs de flambeaux éclairaient sa route, un joueur de flûte le suivant. Rome, puissance navale ! victorieuse des marins carthaginois ! se croyait invincible. Le Sénat commit la faute de diviser ses forces (260). Le consul Scipion, prenant le commandement de la flotte, acheva la défaite des Carthaginois, prit la Corse et la Sardaigne, pendant que le redoutable Amilcar, en Sicile, enfermait les légions romaines dans un défilé. Le Sénat envoya Calpurnius Flamma délivrer les légionnaires. Amilcar s’étant retranché à Drépane et Lilybée, il fallut l’assiéger, péniblement, longuement.

Une nouvelle victoire navale, remportée près des îles Éoliennes, enhardit le Sénat. Il résolut d’aller attaque les Carthaginois à Carthage, au moins en Afrique, et d’en finir. Rome réunit 330 vaisseaux, 100.000 matelots et 40,000 légionnaires. Carthage mit en ligne 350 bâtiments. La rencontre à Ecnome (Eknomos), fut terrible. Une tactique correcte, calme, donna la victoire aux Romains. Les navires s’étaient avancés en triangle, en coin, serrés, appuyés d’une flotte de réserve. Dans l’affreuse mêlée, rompant trois fois la masse compacte de la flotte carthaginoise, la flotte romaine conserva ses lignes de bataille et vainquit (256).

Les consuls débarquèrent près de Clypea, ou Clupea, sans rencontrer de résistance. Les légions se répandirent dans les riches campagnes de Carthage. Un immense butin et 20.000 prisonniers, esclaves à vendre ou à distribuer, furent envoyés à Rome.

Les deux consuls ne s’entendant pas, le Sénat rappela Manlius, laissant Regulus en Afrique avec 15.000 hommes et 500 chevaux ; imprudence montrant aux ambitieux que désormais, malgré les lois, un seul homme pouvait conduire une armée romaine. Regulus prit trois cents villes, parmi lesquelles Tunis, à deux lieues de Carthage. Les Carthaginois demandèrent la paix. Regulus leur fit de telles conditions, que Carthage ne put qu’organiser sa résistance, subir la guerre décisive, de puissance à puissance, que Rome voulait. Ce peuple de marchands, tout d’un coup, tant sa colère et sa peur furent grandes, se dressa comme une nation prête à tous les sacrifices.

Il y avait, parmi les mercenaires de l’armée carthaginoise, un Lacédémonien, Xanthippe, dont les avis étaient écoutés. Xanthippe prouva que Carthage pouvait se défendre. Prenant le commandement des troupes, il manœuvra pour couper les vivres aux Romains, attaqua Regulus et le battit. La cavalerie des éléphants, encore une fois, venait d’épouvanter les légionnaires. Les Grands de Carthage récompensèrent magnifiquement Xanthippe, qui disparut en emportant ses richesses. Les Romains, en retraite, affolés, se ressaisirent près de Clypea, obtinrent une victoire, mais se rembarquèrent pour l’Italie. Pendant ce temps, une tempête détruisait 270 galères romaines. En Sicile, les Carthaginois se hâtèrent de reprendre Agrigente (255).

Il fallait donc encore guerroyer en Sicile. Le Sénat, en trois mois, fit construire 22o bâtiments. Cette flotte alla d’abord ravager alternativement les côtes de la Sicile et de l’Afrique. Les Siciliens faisant aux Carthaginois une résistance énergique, la diversion des Romains se justifiait. Une autre tempête détruisit toute la flotte romaine, d’un coup (253). Agrigente, n’espérant plus aucun secours, s’étant donnée à Carthage, le Sénat de Rome, découragé, désespéré, renonça à l’Afrique et à la mer.

Intimidée, sinon vaincue, et cessant de combattre, Rome n’existait plus. L’armée, désœuvrée, inutile, indisciplinée, devenait aussi menaçante qu’un ennemi. Une émeute de quatre cents chevaliers inaugurait l’anarchie militaire, lorsqu’une victoire imprévue de Metellus, à Panorme (250), où le Carthaginois Asdrubal le tenait enfermé, rendit aux Romains leur prestige. Par une brillante sortie, Metellus s’était délivré ; et l’héroïsme des légionnaires, non moins que l’audace heureuse du vainqueur, furent un de ces faits d’armes qui, sans raison, changent tout. Carthage, évidemment trompée, s’exagérant les conséquences de cette journée, demanda la paix. Rome, infatuée, s’exagéra à son tour la faiblesse des Carthaginois.

Venu à Rome pour y traiter des conditions de la paix, Regulus conseilla la continuation de la guerre et repartit pour l’Afrique. Une mort cruelle l’enleva aux légions. Les Carthaginois, aussitôt, réunirent toutes leurs forces à Drépane et à Lilybée. L’inexpugnable Lilybée fut bloquée par 4 légions romaines et 200 vaisseaux. Le siège, mal conduit, dura neuf années, prouvant l’inaptitude des Romains pour ce genre de guerre, mais immobilisant l’armée de Carthage. Claudius, de son côté, cherchant à frapper la flotte carthaginoise mouillée dans le port de Drépane, perdit 93 vaisseaux. Son collègue se fit battre, perdit 800 vaisseaux et 105 galères.

Rome, de nouveau, renonçait à la mer. Rappelé, Claudius ayant reçu l’ordre de désigner un dictateur, choisit le fils d’un affranchi, son client, Claudius Glycia, ce qui fut un scandale. On raconta alors, dans Rome, que ce Claudius, sceptique, impie, avait évidemment attiré le malheur sur les Romains ; que devant Drépane, les augures lui avaient déconseillé l’attaque, parce que les poulets sacrés refaisaient de manger, et qu’il avait répondu, en faisant jeter les poulets à la mer : qu’ils aillent boire... Le Sénat annula, comme attentatoire à la dignité romaine, la dictature de Claudius Glycia, et le peuple condamna Claudius, comme contempteur des choses divines et humaines.

Amilcar, — Hamilcar Barak ou Barkas (l’Éclair), — promettait aux troupes de Carthage le pillage de l’Italie (249). Le Sénat romain, très inquiet, cherchant à se rendre compte des résultats d’une guerre qui durait depuis seize années, vit que le nombre des citoyens était diminué de 40.000, soit le sixième de la population ; que les pertes des alliés étaient également très grandes, et il s’effraya du total des dépenses faites.

Les sénateurs, troublés, laissant les choses suivre leur cours, attendaient qu’un danger leur dictât leur devoir. De leur côté, les Carthaginois, ne se voyant plus attaqués, retournés à leurs affaires, avec un espoir vague de paix possible, laissaient Amilcar en campagne, mais sans l’encourager, presque sans le soutenir. La guerre se concentrait en Sicile (249-247). Amilcar y tenait le mont Éreté ou Éricté, près de Palerme. Les Romains occupaient Panorme, le mont et la ville d’Éryx, et restaient devant Drépane et Lilybée. Les mercenaires carthaginois, en Sicile, oubliaient Carthage ; Amilcar demeurait patriote, préparait l’écrasement des Romains.

Avec une extraordinaire patience, un surprenant effort de volonté, Amilcar habituait ses mercenaires à la vue des légionnaires romains, par de courtes actions, rapides, successives, sans importance stratégique, mais très sanglantes, tandis que des corsaires phéniciens, à son service, rançonnaient les villes italiennes, tout le long des côtes, lui rapportant assez de butin pour qu’il n’eût rien à demander au gouvernement de Carthage. Il prit Éryx, cependant, dont la situation était forte.

Le Sénat romain, de plus en plus hésitant persévérait dans son inaction ; mais les patriciens s’agitaient, sentant que leurs richesses étaient menacées. Le peuple s’impatientait de la lâcheté du Sénat. Bien que personne n’osât songer à la conquête de l’Afrique, tous comprenaient qu’on ne pouvait laisser les pirates phéniciens ou carthaginois terroriser impunément les côtes italiennes, y percevoir de lourds impôts. Par des sacrifices personnels très importants, les Romains riches donnèrent une flotte de défense à Lutatius Catulus, qui s’empara de vaisseaux chargés de vivres destinés à Amilcar, rencontrés près des îles Ægates.

Cette victoire inattendue surprit Carthage, dont le trésor était vide, qui venait précisément de s’adresser à l’Égypte, sans succès, pour y contracter un emprunt. Si Rome s’emparait de la mer, Amilcar se trouverait bloqué en Sicile, et Carthage serait coupée de son armée. Les Carthaginois entrèrent donc en négociations. Ils s’engagèrent, pour obtenir la paix, à évacuer la Sicile, avec les îles voisines ; à respecter les droits d’Hiéron de Syracuse et de ses alliés ; à renvoyer tous leurs prisonniers, romains ou italiotes ; à payer une indemnité de 3.200 talents en dix années. Rome, de son côté, reconnaissait l’intégrité et l’indépendance de l’État et du territoire carthaginois. Amilcar, forcé de se soumettre, quitta la Sicile, sans renoncer à ses projets. La fin de la première guerre punique laissait Rome dépeuplée de moitié, et Carthage ruinée.

Le Sénat combla les vides, en admettant deux nouvelles tribus, Vélina et Quirina. Il ne croyait pas à la paix. Le peuple qualifiait déjà de pusillanimité lâche la prudence des sénateurs ; les marins, qui n’avaient guère été vaincus jusqu’alors que par la tempête, méprisaient les Carthaginois ; l’opposition des plébéiens aux engagements pris s’accentuait. Or le Sénat était convaincu que Carthage ne supporterait pas longtemps son humiliation ; qu’elle s’enrichirait de nouveau, et qu’elle recruterait des armées. Il se préparait donc à la lutte, s’occupant de fortifier l’Italie, conservant ses positions stratégiques en Sicile, en Corse et en Sardaigne, augmentant les colonies militaires de l’Illyrie et de la Cisalpine.

Carthage, heureusement pour Rome, — qui ne sut pas d’ailleurs profiter de l’incident, — avait maintenant à se défendre contre sa dernière armée, horde furieuse, parfaitement capable de se donner un chef et d’imposer ses volontés. Les mercenaires de Carthage, écume des nations, ramassis des aventuriers de l’ancien monde, habitués à vivre de la guerre, véritablement indépendants en Sicile, et tout d’un coup réduits à l’inaction, misérables, menaçants, furent traités en ennemis. Pendant deux années, un corps de cavalerie numide, rapidement organisé, ne laissa pas de repos aux mercenaires, finit par en avoir raison.

Le Sénat de Rome ne fit rien, parce qu’il renonçait aux guerres luitives et songeait à s’annexer administrativement la Sicile. Il désarma les Siciliens et leur envoya un prêteur investi de tous les droits de la dictature. Les villes siciliennes, exactement traitées comme les cités des Italiotes, reçurent chacune un statut spécial, avec des droits différents, des charges et des avantages arbitrairement distribués, afin que les cités rivales, jalouses, ne pussent s’entendre, s’unir contre Rome. Le même régime fut appliqué à la Corse et à la Sardaigne, lorsque les habitants, après huit années de résistance, se soumirent aux Romains.