Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII (suite)

 

 

La nouvelle Carthage : Gouvernement, mœurs, divinités, arts, commerce, armée. - La nouvelle Rome : Politique, municipes, colonies, voies militaires, gouvernement, armée. - Rome, Carthage et la mer Méditerranée. - L’Afrique.

 

CARTHAGE, — Carthada, la Ville nouvelle, — la Karchédon des Occidentaux, s’était élevée non loin de l’embouchure actuelle de la Bagrada (Medscherda), dont les eaux arrosent la contrée la plus fertile en grains de l’Afrique septentrionale. Admirablement placés, sur la mer, entre les Libyens-Aryas et les Berbères non trafiquants, les Phéniciens de Carthage devaient inévitablement s’enrichir. Dès leur installation, ils ne songèrent d’ailleurs qu’au développement de leurs richesses, se soumettant, comme leurs ancêtres, et sans vergogne, à toutes les humiliations, pourvu qu’elles servissent leur cupidité.

Ils payèrent d’abord un tribut aux indigènes, puis au Grand-Roi, indifféremment. La chute de Tyr les obligea à la guerre, mais, dès le début, les hostilités carthaginoises eurent le caractère d’une opération mercantile ; on comparait la dépense des mercenaires au bénéfice des batailles gagnées. La défaite des Massaliotes ne fut pour les Carthaginois qu’une excellente spéculation d’argent.

Carthage, la Ville, s’agrandissait relativement au placement des capitaux, par des acquisitions territoriales. Des esclaves et des manouvriers salariés faisaient fructifier les champs acquis ; beaucoup de Juifs, — les M’zabites actuels sont leurs descendants, — se trouvaient parmi ces journaliers. Les Libyens, dont les terres étaient admirablement travaillées, servaient d’exemple aux Carthaginois, et ceux-ci, peu à peu, attirant ces Libyens, les groupèrent en villages, firent même des razzias de nomades pour peupler plus vite le pays ; il se forma ainsi, autour de la ville, un peuple moins phénicien, mélangé ; ce furent les Tyriens-Libyens d’Hannon.

L’expédition d’Alexandre valut à Carthage beaucoup d’Asiatiques abandonnant la Phénicie, trop tourmentée. La Ville nouvelle, qu’on a qualifiée justement de première ville chanaanite, dut sa fondation et sa prospérité aux destructeurs de Tyr, Salmanassar, Nabuchodonosor et Alexandre. Les émigrations de Chananéens, successives, apportèrent à Carthage des intelligences, des capitaux et des traditions.

La lutte longue et obstinée entre la Sicile et Carthage (406-365), s’était terminée par le partage de l’île disputée. Quatre fois les troupes carthaginoises avaient tenu toute la Sicile, — sauf Syracuse, imprenable derrière ses grands murs,-mais les Siciliens se ressaisissaient toujours, et Carthage ne renonçait jamais à ses vues. Repoussés, les Carthaginois préparaient immédiatement une nouvelle action ; victorieux, ils abusaient de leur victoire pour affaiblir l’adversaire, en prévision d’une nouvelle prise d’armes. De là ces violences, cette réputation, méritée, que Carthage ne reculait devant rien pour arriver à ses fins.

Carthage comptait surtout sur ses richesses. L’État qu’elle concevait n’était qu’une banque, une maison de spéculation. La noblesse, aristocratie de finance, exerçait dans le gouvernement un pouvoir précaire, subordonné aux vicissitudes de la fortune. Les Magon, les Hannon et les Barca ne restèrent nobles et influents, que parce qu’ils restèrent riches. Les magistrats ne recevaient aucune rétribution, pour que les pauvres restassent éloignés des pouvoirs publics. De grandes dépenses ajoutaient aux difficultés des ambitieux.

La police était le fonds du gouvernement. Sous forme de république aristocratique, — gouvernement, a écrit Aristote, qui exige de grandes qualités et de grandes richesses, — Carthage n’était qu’une tyrannie exercée par une communauté de satrapes. Cent juges, — le Conseil des Cent, — formaient le Tribunal suprême, omnipotent, auquel les magistrats, les généraux et les suffètes eux-mêmes étaient subordonnés. Par l’espionnage et la délation, ces juges gouvernaient. Il y eut très vite, nécessairement, des antagonismes entre le Conseil, les deux suffètes et le peuple ; on pourrait dire, en considérant le caractère et les résultats de la lutte, que la constitution carthaginoise était aristocratique par le Conseil des Cent, monarchique par les deux suffètes, républicaine par les assemblées du peuple.

Les suffètes (Schophetin), rois nominaux, comme à Sparte, dont la nomination devait être ratifiée par le peuple, présidaient le Sénat, imité de l’ancien Sénat de Tyr, composé de 300 membres riches, et qui se subdivisait en comités de 30 sénateurs préparant les délibérations ; avec un groupe supérieur de 10 membres, — Conseil des Dix, — chargé de contrôler les suffètes, tribunal silencieux, irrésistible, redoutable.

Le peuple se réunissait en des sortes de banquets, le soir, ce qui fit dire à Théodore Métochite : que les Carthaginois traitaient les affaires de nuit. Ces assemblées, soumises à de rigoureuses lois, à un cens, car les Timuques seuls y délibéraient, n’intervenaient guère avec une réelle influence que lorsque les pouvoirs supérieurs, — Sénat et suffètes, — étaient en désaccord. Théoriquement, le peuple ne possédait aucun droit d’initiative ; il était seulement appelé à approuver ou à désapprouver telle proposition du Sénat. Lorsque le Sénat était d’accord avec les suffètes, le peuple ne pouvait rien. Le Sénat resta longtemps ainsi hors du peuple ; les conciliabules des Grands étant secrets. La guerre émancipera la démocratie ; et le peuple de Carthage finira par entrer au Sénat.

Les premiers personnages de l’État remplissaient les fonctions sacerdotales ; la religion n’étant qu’un moyen de gouvernement. En passant par le sacerdoce, les fils de suffètes préparaient leur ascension. La déesse Tanith, la vierge céleste, lunaire et sidérale, qui ne semble pas venue de Phénicie, et qui eut son temple à Carthage comme les juifs bâtirent celui de Jéhovah en Égypte, à Héliopolis, fut associée au Baal-Hamon, au Baal le brûleur, solaire et igné, sorte de Jupiter africain devenu cruel ; de même que Tanith, assimilée à Junon par les Romains, devint une Aphroditè sanguinaire, insatiable ; et Iol fut leur fils. La trinité carthaginoise, vague, se prêtait à toutes les conceptions d’une religiosité mal définie, au service d’une aristocratie exigeante, despotique. Le culte n’était qu’une exploitation, avec son tarif des rites imité, tombé, a-t-on dit justement, du lévitique hébreu.

Pour un tel gouvernement, les colonies ne pouvaient être que des succursales lucratives. Durement traités, presque terrorisés, les colons recevaient l’ordre d’acheter ou de vendre, d’ouvrir ou de fermer leurs ports. Carthage entendait exercer un monopole absolu dans le monde. Les vaincus subissaient un poids de charges n’ayant pour limite que l’impossibilité de le supporter ; et c’est pourquoi, dans les moments de crise, tout autour de Carthage même, en Afrique, de rapides soulèvements se manifestèrent.

La cruauté phénicienne, déjà développée en Assyrie, à Babylone, à Tyr et à Jérusalem, prit à Carthage, excitée sans doute par l’esprit africain, un caractère spécial, effroyable. Le Baal de bronze y réclamait des sacrifices d’enfants, annuels, qui persistèrent jusqu’au IIIe siècle de notre ère. Les divinités grecques, importées, influencèrent les dieux de Carthage, sans troubler les sacrificateurs sanguinaires. Apollon eut son temple, pour y centraliser les offrandes recueillies au profit des prêtres de Delphes ; les divinités siciliennes, — Proserpine et Cérès, — frirent reçues en témoignage d’annexion, ainsi que l’Esculape grec, Esmoun ; dont le sanctuaire de Byrsa devint très respecté ; mais ces temples ne furent en réalité que des comptoirs tenus par des prêtres étrangers soumis aux lois de Carthage.

Cette civilisation, purement trafiquante, chananéenne, ne se laisse toucher par aucun beau sentiment. Tout, à Carthage, reste laid, jusqu’à l’écriture des inscriptions, dont l’élégance ne dépassa pas la ténuité. La sculpture, d’un symbolisme grossier, n’y exprime rien de grand, d’élevé, d’idéal. Sur les monuments funéraires, on ne lira pas un mot de regret, d’adieu même : Un tel est mort ; il a vécu tant d’années, et c’est tout. Une épigraphie plus sèche encore que celle de Tyr ou de Sidon ; pas une louange, aucune recommandation aux divinités protectrices, pas une indication des futures destinées. Une simplification décadente, constante, sans goût quelconque. La langue punique et néo-punique, de même, abrévie le fonds phénicien sans l’améliorer, l’use en l’altérant. Les premiers tombeaux reçoivent le mort couché, accompagné de ses armes, de bijoux, de poteries ornées de graffiti phéniciens ; puis ce sont des jarres de terre cuite, doubles, où le cadavre est inséré, après avoir été rompu ; enfin, çà et là, des squelettes portant au cou des médailles d’exécration.

L’architecture, d’origine phénicienne, lourde, brutale, touchée de mains grecques cependant, a quelques intentions d’art, comme la frappe des monnaies et certains reliefs représentant des scènes égyptiennes.

Carthage eut un philosophe, Asdrubal, qui était allé étudier en Grèce, Clitomarque et des historiens, ou pour mieux dire des annalistes, dont Salluste dit avoir lu les œuvres. Une littérature chaldéenne continuait, à Carthage, les collections de la Chaldée, les briques d’Assyrie, des traités essentiellement pratiques, nombreux, parmi lesquels l’œuvre de Magon sur l’agriculture et l’économie rurale, des Manuels pour les fondeurs d’or et d’airain, etc.

Exclusivement passionnés de commerce et d’agriculture productive, — vignes, oliviers, fruits, — les Carthaginois creusaient et entretenaient des canaux d’irrigation, recueillaient les eaux, conservaient les pâturages, où vivaient d’immenses troupeaux de bœufs, de brebis et de chevaux. Une douane « prohibitive » favorisait le travail des manufactures. On troquait des produits contre des produits. La première monnaie, frappée en Sicile pour y payer les mercenaires, date du IVe siècle.

Dans l’armée, peu ou presque pas de citoyens. L’élite se composait d’Ibères, de Gaulois et de Libyens, armés de la longue pique. Les Ibériens, à la robe blanche, de lin, brodée d’ornements rouges, portaient la grande épée tranchante et pointue. Les Gaulois, dont l’épée était de fer doux, à la pointe arrondie, combattaient nus, depuis le front jusqu’à la ceinture, protégés par de grands boucliers. Des Liguriens solides ; des Grecs indisciplinables, mais intelligents ; des nomades, cavaliers merveilleux, complétaient l’armée.

Des sénateurs de Carthage, désignés, suivis de cavaliers numides chevauchant sans selle, couverts d’une peau de panthère ou de lion, avec un bouclier de peau de bêtes, allaient recruter les mercenaires africains. La grosse cavalerie était formée avec soin de peuples divers. Les éléphants éduqués, monstres énormes, dira Lucrèce, qui ont pour main un serpent flexible, ne vinrent que plus tard alourdir le corps des cavaliers ; de même que plus tard, les Numides donnèrent à Carthage cette cavalerie légère, toujours en attaque et toujours en fuite, insaisissable, qui déconcertait les Romains. Les premiers généraux de Carthage furent les suffètes, dont la nomination devait être ratifiée par le peuple, à moins que l’armée n’eût elle-même choisi son chef. Le choix, dit Aristote, portait sur le crédit et la richesse.

La Carthage guerrière tenait le littoral africain, depuis les frontières de Cyrène jusqu’à la Numidie (264), lorsque Rome se préoccupa des conséquences de cette force et de cette richesse, se développant toujours. Les villes subordonnées et les colonies détestaient également les Carthaginois. En démantelant les villes prises, en accablant d’impôts les habitants subjugués, Carthage croyait tenir ses ennemis ; elle ne faisait que les exaspérer. Les mercenaires, mal traités, ne constituaient pas une armée absolument sûre. Rome, au contraire, à ce moment, toute prête et très forte, instruite par Pyrrhus, était arrivée, en s’annexant avec générosité les villes réduites, en accordant aux vaincus des droits inespérés, à donner aux luttes finies un caractère de batailles soutenues pour l’indépendance des Italiotes.

En créant douze tribus nouvelles (384-264), en étendant l’ager romanus de la Forêt ciminienne au centre de la Campanie, en donnant le droit de cité aux hommes habitant autour de la ville, le Sénat avait fait une sorte de Nation comptant près de 1.200.000 âmes, — dont 600.000 citoyens romains et 300.000 combattants, — intéressées à la conservation de Rome. Mais, en sanctionnant cette agglomération, le Sénat avait distribué les suffrages de telle sorte, que la majorité restât toujours aux Romains : 4 voix aux Étrusques, 2 aux Latins, 2 aux Volsques, 2 aux Ausones, 2 aux Èques, 21 aux tribus romaines.

Dans le Latium, des villes, — Tibur et Préneste, — conservaient leur indépendance ; d’autres élisaient des magistrats appliquant les lois locales. Le droit de cité, qui donnait l’autorité absolue du Père sur son enfant, sa femme, ses esclaves et ses biens ; qui garantissait la liberté personnelle, la liberté de culte, la liberté des trafics, de la vente et de l’achat ; le droit de suffrage et d’appel ; qui octroyait le bénéfice de toutes les lois romaines, et qui était, en conséquence, l’objectif de tous, l’ambition suprême, Rome le distribuait en tout ou en partie, suivant les circonstances, ne consultant que l’intérêt de Rome ou du Sénat, excitant les émulations, entretenant les divisions par la jalousie.

Il y eut trois sortes de Villes, ou municipes. Au-dessous des Villes, les préfectures, administrées par un magistrat annuel muni de droits et d’attributions arbitrairement définies par le Sénat. Au-dessous des préfectures, les dédititii, ou sujets de Rome. Les villes simplement alliées, telles que Tarente, Naples, et presque toutes les cités étrusques, devaient à Rome des secours en hommes et en argent. Ces complications donnaient une grande importance au Sénat, le peuple étant incapable de comprendre le système et n’osant pas intervenir.

Les colonies, formées d’anciens soldats et de plébéiens pauvres, étaient de véritables garnisons occupant des points stratégiques : 6.000 colons à Bénévent, pour tenir en respect les Campaniens ; 14.000 à Venouse, menaçant les Samnites, les Lucaniens et les Grecs. Chaque ville a sa forteresse gardée ; chaque territoire, son camp. Le Sénat, procédant avec méthode, entoure peu à peu le Latium, systématiquement, de lignes fortifiées ; et de grandes voies militaires, tracées comme les fils de la toile d’une araignée, mèneront bientôt à Capoue (voie Appienne), à Corfinium (voie Valérienne), en Étrurie, le long des côtes (voie Aurélienne), à Ariminium (voie Flaminienne), et d’Ariminium au Pô (voie Æmilienne). Les colonies, assises sur ces voies, y sont des postes successifs d’observation et de défense.

Le gouvernement, purement patricien à l’origine, agissait avec le concours de l’Assemblée curiale, réglant tout à la majorité, nommant aux charges publiques et religieuses, laissant le plébéien sans auspices, sans famille et sans aïeux, mais libre, soumis au seul roi, pouvant trafiquer et travailler. Ce peuple deviendra tout, et ce sera le mendiant couronné de Plaute, généralissime, grand-prêtre, grand-juge.

Les deux ordres, — équestre et plébéien, — se sont réunis pour terminer la guerre du Samnium, et les patriciens, isolés, se sont trouvés en minorité, presque en dépendance. L’aristocratie du sang s’est mélangée à l’aristocratie des armes, et il en est résulté une société nouvelle : le Consulat, qui commande ; le Sénat, qui gouverne ; le Peuple, qui agit : le Pouvoir, l’Intrigue (ou la Politique) et la Force. La censure, instituée à son heure, sorte de dictature permanente, maîtresse des législateurs, veille théoriquement à l’équilibre des pouvoirs.

L’armée, instruite par l’expérience même des combats, et à ses dépens, se justifie par la victoire, désormais indispensable ; Rome n’est plus une cité, mais une force en action, une machine en mouvement, qui ne peut pas s’arrêter parce qu’elle alimente ses ouvriers : un repos serait un malheur public ; un temps d’arrêt, une calamité irréparable. Scientifiquement, donc, mécaniquement, les légionnaires s’exercent. Au pas militaire le soldat, portant 60 livres, doit franchir 24 milles en cinq heures. La gymnastique, pendant la paix, entretient l’activité du légionnaire. Les chefs, même ceux qui ont été honorés du triomphe, prennent part à ces exercices, courant, sautant, évoluant, maniant des armes d’un poids exactement double du poids des armes de guerre.

A l’apogée de sa force, et non de sa gloire, maîtresse de l’Italie, Rome ne peut évidemment pas laisser l’empire de la mer aux Carthaginois, qui trop facilement affameraient les Italiotes, dans leur péninsule étroite. Rome va donc disputer Neptune à Carthage.

On mesure les progrès réalisés par l’omnipotence romaine, lorsqu’on se souvient qu’en l’an 357, Dion, imposant la paix à Denys le jeune, lui donnait l’Italie comme une chose sans importance. Ce n’est pas la mer que Rome et Carthage vont se disputer, mais le monde. A qui, frissonnement d’épouvante, écrira Lucrèce, à qui va échoir le souverain empire des hommes sur la terre et sur l’onde ? Rome veut tout. Les Romains appellent la Méditerranée notre mernostrum mare, — et beaucoup, justifiant leur convoitise, ainsi que Salluste le constate, placent l’Afrique en Europe.