Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

DE 272 A 264 AV. J.-C. - Rome condamnée à la guerre. - La Sicile et Carthage. - L’Italie domptée. - Fin de l’Étrurie. - Le nord de l’Afrique : la Cyrénaïque, la vallée du Catabathmon, la Numidie, la Mauritanie. - Libyens et Carthaginois. - Marseille, Corse et Sardaigne. - L’Atlantique. - Iles Britanniques et côte occidentale d’Afrique. - Magon, Asdrubal et Amilcar.

 

ROME ne pouvait exister, après Alexandre et après Pyrrhus, — chaque capitaine heureux devant rêver la domination du monde, — qu’à la condition de détruire toute force naissante, d’annuler toute puissance acquise. Les Romains se trouvaient condamnés à la guerre perpétuelle. L’Asie, récemment partagée, n’avait que des satrapes impuissants qui se jalousaient, et l’Hellénie était agonisante ; mais il y avait, chez les Asiatiques et chez les Hellènes, des richesses matérielles et des peuples qu’il ne fallait pas dédaigner. Ces Grecs, maintenant accablés, avaient été des mercenaires invincibles ; Athènes représentait une civilisation supérieure à la civilisation des Étrusques, prise telle quelle par les premiers Romains, bien lourde, bien grossière, insuffisante au moins à l’aristocratie des patriciens, si désireux de jouir avec intelligence de leurs richesses et de leur pouvoir. Il fallait aux Romains une sécurité définitive et une civilisation nouvelle.

Rome prendra le Sud de l’Italie (272-267) ; et très forte, trop forte, embarrassée de ses armées, elle subira, comme Athènes jadis, l’irrésistible tentation de la Sicile ; et elle verra alors, en face d’elle, de l’autre côté de la Méditerranée, Carthage, dont les Romains ne pourront admettre la rivalité, pas plus que les Athéniens ne purent laisser dans leurs eaux, maîtres de la mer, les navigateurs de Phénicie.

Après le départ de Pyrrhus, les hostilités continuèrent chez les Italiotes du sud. Papirius Cursor et Sp. Carvilius en finirent avec les Samnites et les Lucaniens. Tarente se donna à Milon (272), qui démolit ses murailles, lui prit toutes ses armes et tous ses vaisseaux. A Rhegium, qu’il fallut enlever (271), la décapitation de 300 légionnaires révoltés terrifia les Italiotes. Le Sénat, maintenant, procédait avec cruauté, à la manière des despotes asiatiques. Les Picenins, les Sarsinates, les Salentins, les Messapiens et les Ombriens se tinrent à la discrétion du Sénat. Chez les Étrusques, les nobles de Vulsinii appelèrent les Romains, pour mettre à la raison le peuple soulevé, et la ville fut détruite ; les Romains y prirent, dit-on, plus de 2.000 statues.

Le Sénat donna bientôt la mesure de toute l’ingratitude et de toute la sottise dont il était capable. Les Étrusques, chassés de la Campanie par les Grecs, expulsés de la vallée padane par les Gaulois, reçurent le dernier coup des Romains, ne voyant pas le parti qu’ils pouvaient tirer de villes telles que Tarquinies, Cœre et Véies, prêtes à renaître, et ils abandonnèrent l’Étrurie, laissant tomber en ruines ses admirables travaux hydrauliques, les marécages envahir les champs de culture, les maremmes de Toscane se former, vite croupissantes, qu’on utilisera un jour comme lieux de mort. Un immense orgueil, une fierté stupide, une incommensurable infatuation, succédèrent, dans Rome, aux épouvantes qui, depuis la première invasion gauloise, tenaient en bride l’instinct sauvage des fils de Romulus. Maintenant, de plus, considérablement enrichis par la guerre, par les récents pillages, par le sac de l’Étrurie notamment, les Romains ne doutaient de rien. Carthage les gênait ? Carthage sera détruite.

De l’Égypte aux Colonnes d’Hercule, le nord de l’Afrique s’était peuplé. La Cyrénaïque grecque y conservait le souvenir des antiques légendes, de l’achat de Cyrène (631) fait aux Libyens, où vinrent des Doriens de Sparte, des Cadméens de Thèbes, des Mysiens de Lesbos. Entre l’Égypte et Cyrène, — la Cyrène des Théréens, venus de la mer Égée, — se creusait la grande vallée du Catabathmon, séparant l’Afrique de la région du Nil.

Après Cyrène, vers l’occident, il y avait les deux Syrtes ; ensuite, les autels des Philènes, où commençait l’empire des Carthaginois ; après, les villes puniques ; puis les Numides ; enfin, devant l’Espagne, les Maures, la Mauritanie. Au delà des Numides, au sud de la bande maritime africaine, dans l’intérieur, les- Gétules ; derrière eux, plus loin, les Éthiopiens, habitant les contrées brûlées par les feux du soleil. Les Romains généralisèrent ainsi, à peu près, les divisions de l’Afrique du nord. Mais ils n’y voyaient que Carthage, prospère, riche, gênante, plus à effacer qu’à conquérir, car ils ne se rendaient aucun compte de son organisation, des causes de sa richesse, et ne savaient pas son histoire.

Des Grecs, appelés par Battus II en Cyrénaïque, ayant pris aux Libyens une partie de leur territoire, menacés, s’adressèrent au pharaon Ouahprahet qui les secourut. Le chef Libyen Adicran battit les Égyptiens à Irisa, près de la fontaine de Thesté (570) ; et cette défaite coûta son trône au pharaon. Le successeur d’Ouahprahet, Ahmès, recherchant l’amitié des Grecs, épousa, en signe d’alliince, la fille de Battus, Laodicée. Les Cyrénéens grecs, aryens, forts de l’amitié des Égyptiens, tranquilles à l’est, se trouvèrent en hostilité avec leurs voisins de l’ouest, les Carthaginois, ces Asiatiques de Phénicie. La plaine sablonneuse et toute unie qui séparait le territoire de Carthage du territoire de Cyrène, fut le champ de bataille, continuellement ensanglanté, où de longues luttes, limais décisives, accentuant l’antagonisme, préparaient les armées futures, irréconciliables.

Les suspensions d’hostilités entre Cyrène et Carthage n’étaient dictées que par la nécessité de faire face à d’autres ennemis. C’est ainsi qu’une paix étant devenue désirable, il en résulta un accord, que l’hypocrisie carthaginoise accepta comme expédient. Il fut convenu que deux députés partiraient, l’un de Cyrène, l’autre de Carthage, et que là où ils se rencontreraient serait la frontière commune, infranchissable. Les deux frères Philènes acceptèrent la mission, se sacrifiant, car il avait été dit par les prêtres : Les dieux n’accorderont la paix, que si les deux députés sont enterrés vivants sur le lieu même de leur rencontre. Les deux autels des frères Philènes marquèrent le lieu consacré, au fond de la Grande Syrte. Carthage y gagnait le pays des Syrtes, devenait la maîtresse des caravanes apportant là, de l’intérieur, des esclaves, de la poudre d’or, des dents d’éléphants et des pierres précieuses, qui s’échangeaient contre des dattes, du sel, les œuvres des industries diverses que les Phéniciens exerçaient.

Les richesses des Carthaginois étonnaient et inquiétaient les Romains ; comme Alexandre, jadis, avait été surpris et troublé par les richesses de Tyr. Carthage, avec un soin jaloux, dissimulait ses relations avec l’intérieur de l’Afrique, cachait ses voies commerciales fréquentées, en éloignait les curieux, et refusait tous les intermédiaires, par crainte des trahisons. Voués à cette exploitation commerciale entourée de mystères, les Carthaginois, satisfaits, laissaient à leur métropole, Tyr, le monopole des trafics maritimes. Hérodote avait parlé des explorateurs venus du Niger au Nord de l’Afrique ; des contrées marécageuses avoisinant le lac Tchad, peuplées de nains, ces nègres d’une stature fort inférieure à la taille moyenne des hommes ; des produits du centre africain et des villes bâties dans ces régions ; mais, qui connaissait les récits d’Hérodote, à Rome ?

Tyr recevait chaque année une ambassade carthaginoise, venant sacrifier à l’Hercule tyrien, Melkarth, et, satisfaite elle aussi de ses trafics, — car elle tenait la Sicile, la Sardaigne, une partie de l’Espagne, envoyant ses navires jusqu’aux Iles Britanniques (600-574), — Tyr laissait à Carthage l’entière exploitation des voies terrestres. La ruine de Tyr par Nabuchodonosor (574) troubla cette quiétude. De nombreux Tyriens fugitifs, marchands et marins, étant venus à Carthage, les Carthaginois n’évitèrent les Assyriens, qu’en s’engageant à leur payer un tribut, qu’ils ne payèrent pas longtemps d’ailleurs.

En héritant de Tyr, pour ainsi dire malgré elle, Carthage, devenue métropole phénicienne, devait sa protection aux Tyriens traqués, aux Turditans de la Bétique, aux Phéniciens de la Sicile, etc. Elle se fit une armée composée de Libyens et de Liby-Phéniciens, se construisit une flotte, s’assura le concours des colonies, reprit en Espagne la vallée du Bétis, ainsi que les districts miniers, et y transporta des colons liby-phéniciens, chargés de surveiller et de contenir les indigènes. Une alliance avec les Numides et les habitants de la Mauritanie permit aux Carthaginois de fortifier la côte du Nord de l’Afrique, et de recruter d’excellents mercenaires.

La Carthage nouvelle, forte, protectrice des Phéniciens, dut se préoccuper des Grecs qui occupaient l’Italie méridionale et une partie de la Sicile. Coléus, de Samos, (640) avait révélé aux Grecs les richesses de la Bétique, et les Phocéens de Marseille (600) avaient ouvert la Gaule à leurs compatriotes. Les Grecs tendaient donc à envahir la Méditerranée occidentale, à en chasser, comme ils l’avaient fait jadis de l’Archipel, les trafiquants et les marins de Phénicie. Pour arrêter ce mouvement, Carthage décida de porter la guerre chez les Grecs de Sicile. Une armée, instruite par Hannon, conduite par Malchus, formée de Carthaginois, de Liby-Phéniciens, de Libyens et de Numides, débarquée en Sicile, refoula, accula les Grecs au nord et à l’est de l’île. Les indigènes, Sicules et Sicanes, s’étaient déclarés pour les envahisseurs, ainsi que quelques villes grecques, — Sélinonte notamment, — jalouses d’autres cités prospères.

Les Massaliotes, en grands progrès depuis l’arrivée d’Euxène (600), cherchant la route de l’Espagne, avaient occupé le pays des Ségobriges, aux embouchures du Rhône, que gouvernait Namm. En épousant la fille de Namm, Euxène ouvrit cette colonie aux Massaliotes, qui y envoyèrent un essaim conduit par Protis (598). A ce moment, des Grecs bâtissaient Rhoda (Rosas) en Espagne. Les Massaliotes, très enhardis, entreprenants, comptaient profiter de l’effacement de Tyr, pour enlever aux Phéniciens l’exploitation des mines de la Bétique. Le chef des Turditans, Arganthon, ouvrit aux Massaliotes les marchés du pays. Gadès, menacée, reçut le secours de Carthage. Les Massaliotes ne purent donc pas conserver la vallée du Bétis, mais continuèrent cependant à trafiquer avec l’Espagne, fondant, à titre d’entrepôts, Ménacé, sur la côte des Bastules et Emporiæ, près des Pyrénées.

Marseille étendait de plus en plus sa domination commerçante. Les Phocéens d’Ionie venus à Massalia, avaient fondé Alalia, ou Aléria, en l’île de Cyrné, — Corse, — comme point de relâche entre la Gaule et la Sicile, et ce fut, à la fois, un port de trafic et un port de commandement stratégique en mer Tyrrhénienne, en face du golfe de Ligurie. Or Harpagus ayant détruit Phocée (542), Marseille devint métropole, au même titre que Carthage. De nombreux Phocéens, nouveaux venus à Massalia, en Gaule, et à Alalia, permirent aux Massaliotes de fonder des colonies nouvelles en Espagne, notamment Hemeroscopium et Alonis, au pied du revers gaulois des Pyrénées, où les eaux de l’Auraria (l’Ariège) charriaient de l’or.

Les Massaliotes et les Carthaginois, forcés de se disputer la mer, se rencontrèrent (542), et la flotte de Marseille l’emporta. Carthage, inquiète, appela à son aide, en leur montrant le danger grec, les Tyrrhéniens de l’Étrurie qui entretenaient une grande flotte dans leurs ports de Populonia et de Campanie. Les Étrusques maritimes attaquèrent les Phocéens d’Alalia comme des rivaux, et ils les battirent (536). Les Phocéens de Corse se réfugièrent à Marseille ; — un certain nombre allèrent fonder Velia, en Italie. Carthage, dédaignant la Corse stérile, l’abandonna aux Étrusques, sauf Alalia. La chasse aux Massaliotes, implacable, ne leur laissa que Rhoda et Emporiæ. Les Ibères, prenant Pyrène, la nommèrent Illi-Berri (Villeneuve). Les Carthaginois tenaient en respect la Gaule méridionale ; les Massaliotes durent subir chez eux un comptoir de Carthage.

De graves événements s’accomplissaient à Carthage même. Après leur victoire sur les Massaliotes, les Carthaginois avaient chargé Malchus d’aller prendre l’île de Sardaigne, à cause de sa fertilité et de ses naines d’argent. Malchus échoua, fut banni, et revint en Afrique, avec son armée, protester contre sa condamnation. Il prit la ville, fit égorger dix sénateurs rétablit le régime des lois ; mais, bientôt accusé de tyrannie, arrêté, Malchus fut mis à mort. Le Conseil des Dix, maître de Carthage, choisit Magon comme chef des troupes.

Magon prit la Sardaigne, et les Baléares, qui lui fournirent d’excellentes troupes légères et d’habiles frondeurs. Les victoires de Magon, l’abaissement de Massalia, la destruction des établissements phocéens en Espagne, valurent à Carthage un prodigieux essor commercial ; les vaisseaux de la cité punique franchirent les Colonnes d’Hercule (515).

Les marins trafiquants se répandirent alors dans l’Atlantique. Hannon, dont la relation de voyage fut déposée dans le temple de Baal-Hamon, comme le récit d’une expédition sacrée, atteignit au huitième degré de latitude, visita les côtes du Gabon, créa des colonies et’ rapporta des peaux de gorilles, ces femmes aux corps velus que les interprètes appelaient gorgones. Amilcar, allant au nord, aux Iles Britanniques, pour y rétablir le commerce de l’étain, s’étonna du grand trafic que les Chananéens et les Gaditains du pays des Namnètes (Nantes), faisaient par la Loire ; de l’habileté des navigateurs Vénètes (Vannes) ; de l’activité des habitants nombreux et fiers des Cassitérides (Sorlingues), qui s’occupaient exclusivement de commerce et passaient la mer dans des canots de cuir, troquant leur étain contre les tissus, les armes de bronze, les poteries et le sel des Chananéens. Amilcar visita les côtes de l’île d’Albion et de l’île des Hiberniens (Irlande).

En Afrique occidentale, la colonie de Cerné (île d’Arguin ?) prit une importance considérable : Une grande foire s’y tenait, en face de l’île, sur la terre ferme ; les pasteurs au teint noir, à la longue chevelure, à la taille élevée, cavaliers et tireurs exercés, — les Touaregs modernes sans doute, Libyens-Aryas refoulés vers le centre africain, — y venaient en foule. Là, s’échangeaient des parures, des harnais, des coupes ciselées, des poteries, du vin et du lin d’Égypte, contre de l’ivoire, des cuirs, de la laine et des peaux de fauves. Les indigènes, attirés, fondèrent la ville de Cerné, organisèrent des pêcheries dont les produits, salés et séchés, étaient expédiés à Carthage, qui s’en était réservé le monopole.

Partis de Cerné, des explorateurs découvrirent les districts aurifères de Sierra-Leone et du Dahomey ? Cerné se trouvait à l’extrémité occidentale du monde : Gorée, Madère, île d’Arguin, Canaries ? Pour s’approprier ces découvertes, les exploiter en paix, en éloigner les curieux, les Carthaginois racontaient, sur ces pays, des choses effrayantes, tandis qu’ils envoyaient leurs marins toujours un peu plus loin, jusqu’à l’île flottante dont parle Festus Avienus, la mer des Sargasses.

A la mort de Magon (535), ce fondateur de la Carthage nouvelle, belliqueuse, son fils Asdrubal eut le commandement des troupes ; et, par la prise de Lipara, il se montra digne de l’héritage paternel. Mort en Sardaigne (520), dont il achevait la conquête, le second fils de Magon, Amilcar, lui succéda. Amilcar s’en fut aussitôt avec sa flotte, un groupement de pirates, ravager les côtes italiennes, où, toujours repoussé par les Étrusques, les Latins ou les Grecs, i1 s’acharnait, sans autre but que le pillage des villes surprises et le tourment des Italiotes. Les Étrusques et les Romains durent négocier avec Carthage, pour en finir.

Aristote parle de plusieurs traités intervenus entre Carthage et les Étrusques. Polybe cite le premier accord des Carthaginois avec les Romains (509) : Rome s’engageait, pour elle et pour ses alliés, à ne pas aller au delà du beau promontoire, — le cap Bon, — de ne trafiquer, ni en Afrique, ni en Sardaigne, ni dans la partie de la Sicile qui appartenait aux Carthaginois ; en retour, Carthage respecterait les alliés des Romains, ne bâtirait aucune forteresse dans le pays latin, ne laisserait jamais un Carthaginois armé passer une nuit sur le territoire de Rome.

Ainsi rassurée, Carthage s’abandonna à ses trafics, à son enrichissement. Les Carthaginois, véritables Tyriens, se seraient largement contentés de ce rôle, si les chefs de l’armée, moins Phéniciens, n’avaient eu d’autres aspirations. Au faîte de sa puissance, Carthage apprend que le satrape d’Égypte, Aryandès, vient d’anéantir Barcé, et elle envoie aussitôt des ambassadeurs, avec un tribut, rendre hommage à Darius, fils d’Hystaspe ; mais Amilcar, lui, prépare la guerre ; il veut toute la Sicile. C’est ainsi que Carthage fut entraînée dans les destinées européennes.