Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

DE 323 A 278 Av. J.-C. - La succession d’Alexandre. - Arrhidée. - Troubles sanglants à Babylone. - Perdiccas et Méléagre. - Partage de l’empire. - Pithon et Eumène. - Ptolémée, Antipater et Séleucus. - Destruction de la famille d’Alexandre. - Cassandre. - Démétrius de Phalère à Athènes. - Antigone. - Séleucus et Ptolémée. - Paix. - Alexandre le Grand et son œuvre.

 

ALEXANDRE ne laissait, comme successeurs réguliers possibles, qu’un frère incapable, malade, inconscient, Arrhidée, et deux enfants : l’un, fils illégitime qu’il avait eu de Barsine ; l’autre, encore à naître, de Roxane. Six femmes, également ambitieuses, convoitaient l’héritage : Olympias, la mère d’Alexandre, habituée aux intrigues, d’une grande énergie ; Cléopâtre et Thessalonice, sœurs du conquérant ; sa nièce Eurydice, et enfin ses épouses, Roxane et Barsine, pour leurs enfants.

La mort d’Alexandre avait frappé le monde de stupeur. Que restait-il de tant de gloire ? Presque rien ! Des conquêtes, et pas une idée, pas une création, pas un témoignage durable des merveilles accomplies ? Partout, à peine des ébauches. Dans Babylone, chacun se cachait, ayant comme le pressentiment de querelles épouvantables, et la ville était déserte, obscure. L’armée s’agitait sourdement. On racontait qu’Alexandre avait dit : Mes funérailles seront sanglantes, et on attendait la réalisation de la prophétie.

Dès l’aube du jour qui suivit la mort du dominateur, — empoisonné peut-être ? — les officiers se réunirent d’abord. L’armée fit connaître qu’elle entendait être consultée sur le choix du successeur d’Alexandre. Dans la salle où les partisans des prétendants divers devaient délibérer, le trône, vide, était comme revêtu de l’armure, de la robe royale et du diadème d’Alexandre. Perdiccas, portant l’anneau du conquérant, proposait qu’en attendant la naissance du fils de Roxane, un chef gouvernât. Néarque réclamait la succession directe, entière, pour le fils de Barsine, né. L’armée se prononça contre les deux propositions. Ptolémée dit que le trône pouvait rester vacant et que les hommes du conseil du roi continueraient l’œuvre d’Alexandre. L’armée refusa de nouveau : elle voulait un homme, un chef, un souverain.

Dans l’impossibilité de trouver un successeur digne de l’héritage, il fut décidé que Perdiccas et Léonat gouverneraient l’Asie comme régents ; qu’Antipater et Cratère gouverneraient l’Europe ; qu’on attendrait la naissance de l’enfant de Roxane. Une querelle, soudaine, entre le corps des cavaliers, sorte d’aristocratie militaire dans l’armée, et les hommes de pied, amena une solution imprévue. Conseillée par Méléagre, l’infanterie déclare qu’elle ne reconnaîtra qu’Arrhidée, le fils de Philippe et de la Thessalienne Philinée, le frère d’Alexandre. Le diadème est posé sur la tête d’Arrhidée. Les officiers macédoniens, la noblesse macédonienne, pour mieux dire, refuse d’obéir à cet inconnu. L’infanterie, confirmant son choix, fait asseoir Arrhidée sur le trône, en l’obligeant à revêtir l’armure d’Alexandre, pendant qu’au dehors une lutte sanglante se terminait par la défaite des cavaliers. Ceux-ci, vaincus, conduits par Perdiccas, quittèrent Babylone. Alors, seulement, on s’occupa de faire embaumer le corps d’Alexandre, oublié.

Des négociations ramenèrent Perdiccas et ses cavaliers. Il avait été convenu qu’Arrhidée partagerait le trône avec l’enfant de Roxane, si c’était un fils ; qu’Antipater commanderait aux forces d’Europe ; que Cratère serait le tuteur d’Arrhidée ; que Perdiccas conserverait le commandement de la cavalerie, mais avec Méléagre comme second. Et déjà, chacun songeait à secouer le joug accepté de son collègue. Perdiccas, dont l’influence sur Arrhidée était dominante, montra son autorité et son caractère en profitant d’une mutinerie des cavaliers pour en sacrifier trois centaines, qu’il fit fouler aux pieds des éléphants. Méléagre, poursuivi, s’étant réfugié dans un temple, sans aucun scrupule Perdiccas le fit égorger. Ces exemples terrifièrent les Babyloniens, l’armée et les généraux.

Perdiccas, régnant par Arrhidée, procéda au partage de l’empire. Ptolémée, fils de Lagos, eut l’Égypte ; Léonat, la Mysie ; Antigone, la Phrygie, la Lycie et la Pamphylie ; Lysimaque, la Thrace ; Antipater et Cratère, la Macédoine ; Eumène, la Cappadoce, qui était d’ailleurs encore à conquérir ; Laomédon, la Syrie ; Pithon, la Médie ; Peuceste, la Perside, etc. Ce devaient être des satrapes, gouvernant des provinces dans l’intérêt du Roi des rois ; ce furent en réalité des rois allant prendre possession de leurs royaumes. Perdiccas se montrait donc aussi imprévoyant que l’avait été Alexandre.

La dislocation de l’empire fut immédiate. En Médie, plusieurs milliers d’Hellènes, — 23.000 ? — ayant voulu retourner en Grèce, Pithon les fit massacrer (323-321). Eumène, qui avait à prendre la Cappadoce au roi Ariarathe, appelle Antigone à son aide ; celui-ci refuse de le secourir, parce qu’Eumène est un étranger — il était Thrace. — Perdiccas, obligé d’intervenir, bat Antigone, qui résiste, et c’est une guerre déclarée entre les successeurs d’Alexandre. Ptolémée, de son côté, entrant en Égypte comme l’eût fait un pharaon, Perdiccas partit avec une armée pour rappeler Ptolémée à son devoir. Les propres soldats de Perdiccas lui donnèrent la mort au moment où il allait passer le Nil. Eumène venait de vaincre Cratère (321).

A la nouvelle de l’égorgement de Perdiccas, Antipater prit la régence ; mais la mort le surprit, suspendant ses projets, laissant le pouvoir à Polysperchon, qu’il avait désigné. Les autres choisirent Eumène, chef de l’armée. Eumène, aussitôt, pour faire acte d’autorité royale, provoque Antigone, qui tenait la campagne en Asie Mineure. Chacun se prononce ; les hostilités sont générales ; les lieutenants d’Alexandre, ennemis irréconciliables, se disputent les lambeaux de sa succession. Eumène perd sa flotte, ce qui l’oblige à rejoindre les satrapes de la Haute-Asie (319-317). Là, refaisant son armée, il projette d’attaquer Séleucus, qui préparait son indépendance à Babylone. Trahi, ses officiers le livrent à Antigone, qui le fait mettre à mort.

L’empire d’Alexandre étant distribué, sa famille, n’ayant plus de défenseurs, va se détruire elle-même. Olympias fait tuer Arrhidée et sa femme Eurydice, comme Roxane avait fait mourir une des femmes d’Alexandre, Statire. Polysperchon conservant le titre de régent par la volonté d’Olympias, Cassandre, fils d’Antipater, lui dispute ce titre, s’empare de la Macédoine, assiège Pydna où se trouvait Olympias, s’empare de la ville, se saisit de la mère d’Alexandre qu’il fait lapider par les soldats (315). Et, tenant sous sa main Roxane, avec le fils qu’elle a mis au monde, — Alexandre Aigos, — il épouse la seconde sœur d’Alexandre, Thessalonique, pour prétendre à l’héritage total du conquérant.

Une partie de la Grèce, toute la Thessalie et la Macédoine acceptèrent Cassandre. Athènes reçut Démétrius de Phalère, lieutenant envoyé par le roi. Antigone, depuis la mort d’Eumène, tenait l’Asie. Le gouverneur de Babylone, Séleucus, vaincu sans avoir osé risquer une bataille, s’était rendu auprès de Ptolémée, en Égypte, qu’il excitait contre Antigone, dont l’ambition était évidemment menaçante pour celui qui possédait le Nil. Antigone, en effet, rêvait d’un empire encore plus vaste que l’empire d’Alexandre ; il convoitait notamment l’Arabie, que le conquérant macédonien avait toujours dédaignée, ou redoutée. Un des généraux d’Antigone, Athénée, venait de prendre Pétra, l’antique Pela, en Nabatène (312), pendant que les Nabatéens célébraient une fête.

Lysimaque, inquiet en Asie Mineure ; Cassandre, que l’ambition d’Antigone troublait ; Ptolémée, excité par Séleucus, s’armèrent. Antigone et son fils, Démétrius Poliorcète, acceptèrent la lutte. Ptolémée battit Démétrius à Gaza (312). Séleucus retourne aussitôt à Babylone. Une paix fut signée, qui laissait à chacun ce qu’il avait, reconnaissait au fils de Roxane ses droits sur la Macédoine, et proclamait la liberté des villes grecques, habileté de Cassandre qui, par cette clause, s’emparait bien de la succession des rois de la Macédoine, chefs des Grecs.

Cassandre, satisfait, fier de son œuvre, voulant régner, fit tuer le fils de Roxane, Alexandre Aigos, ainsi que sa mère (310). Au même moment, Polysperchon, qui tenait Sicyone et Corinthe et qui se déclarait l’antagoniste du maître de la Macédoine, Cassandre, faisait tuer le fils de Barsine, Hercule. Antigone, de son côté, s’était débarrassé de la sœur d’Alexandre, Cléopâtre. Aucun héritier du conquérant n’existait plus.

L’œuvre d’Alexandre n’était plus qu’un souvenir historique, déjà. Les peuples conquis étaient rendus à leurs antiques anarchies, aggravées. Le Macédonien avait balayé les molles armées de l’Orient ; il avait maîtrisé l’Asie, avec son épée légère et brillante ; mais qu’avait-il voulu ? Refaire simplement l’empire de Darius, l’empire des Achéménides, de la mer Égée à l’Indus, du Pont-Euxin à la mer Caspienne et au golfe Persique ? Ce projet n’était grand que par l’effort qu’il nécessitait ; il n’avait rien de génial. Jusqu’alors, l’Asie n’avait été que pillée, rançonnée, ou livrée à la vengeance des Grecs ; Alexandre y va chercher des territoires, plutôt que des peuples, qu’il annexe successivement, sans autre but que l’agrandissement de son empire. Le représentant de l’Europe, unique et très fort, invincible, s’enfonce en Asie, ne prévoyant pas que l’Asie va le conquérir, le retenir, et qu’il perd l’Europe, qu’il achève les Grecs, livrant le monde, hélas ! aux Romains.

Pergame et Alexandrie succéderont à Athènes ; Éphèse et Smyrne hériteront de Corinthe. Les Grecs attirés en Asie y seront généraux, gouverneurs, soldats, mercenaires, parasites, tout excepté patriotes. Les muses se réfugieront en Sicile ; Rhodes sera l’asile des artistes et des orateurs ; les philosophes iront discourir en Égypte ; la Science se réfugiera à Syracuse ; l’Histoire retournera en Chaldée. Aristote abandonne Athènes après y avoir vécu treize années (335-323).

Le fondateur d’Alexandrie, qui avait tracé le plan de la ville, sur le sol nu, avec des traînées de blanche farine, lui donne le dessin de la chlamyde macédonienne, comme si la Cité nouvelle, rivale de Tyr, pouvait avoir un rapport quelconque avec la Macédoine. Le conquérant divin, que les prêtres de l’Oasis sacré ont qualifié de fils d’Ammon-Râ, ne connaît pas l’Égypte, n’apprécie pas l’importance de sa conquête ; il occupe le delta, la terre triangulaire du Neïlos, suivant l’expression d’Eschyle, et ne voit, au delà de Memphis, que les arides demeures ammonides d’Euripide, le pays infesté de voleurs d’Aristophane, l’Égypte inhospitalière de Platon ; il avait eu, de même, peur de l’Arabie, des nomades habitant les terres voisines des Éthiopiens et voyageant sur des chameaux. Enfin, fondant Alexandrie, Alexandre la livre aux Juifs.

Ses actes, ainsi, partout, manquent de cohésion, de prévoyance ; ses moyens, diffus, variant suivant les circonstances, excluent la direction d’une pensée unique. Il sacrifie à toutes les divinités, en passant, comme il installe ou respecte toutes les formes de gouvernement. Tantôt Troyen, tantôt Grec, tantôt Hellène, finalement Asiatique, il ne favorise, il ne laisse nulle part, ni un artiste, ni un savant ; rien que des généraux qui se disputeront ses conquêtes matérielles ; et pas une seule de ces idées géniales qui éclairent le monde, et demeurent inextinguibles.

Alexandre croit gagner les vaincus, les séduire, les annuler, en leur donnant ce qu’ils désirent, et parce qu’il a vu, à Tyr, ce que peut dans sa résistance une cité enrichie par le commerce, il décrète des villes commerçantes, fonde des Alexandries partout, comme si l’enrichissement par les trafics n’exigeait pas une organisation sociale d’abord, ensuite une sécurité ? Il passe en Égypte sans la comprendre, et il en consomme la servitude finale ; il ne rapportera de l’Inde, du pays des Védas, que le bananier, l’arbre à l’ombre duquel les sages se reposent en en mangeant les fruits.

Exclusivement guerrier, Alexandre inaugure la tactique prudente, très prudente, scientifique, et il crée le bêmatiste, le géomètre attaché à l’armée, l’ingénieur militaire. En campagne, il procède par marches rapides, surprenantes, par ruses préparées, retraites feintes, préférant contourner l’obstacle que risquer une attaque de front douteuse. Il fait franchir à son armée, en deux étapes et moins de trente jours, jusqu’à 1.800 kilomètres ; au Granique, vainqueur, il ne poursuit pas la cavalerie parce que l’infanterie de l’adversaire tient encore.

Il utilise admirablement ses cavaliers, qui surveillent les côtes concurremment avec la flotte et prêtent leurs chevaux aux fantassins, s’il le faut, ainsi rapidement transportés sur le lieu de l’action. Ses éclaireurs, bien montés, ramènent des prisonniers qu’Alexandre questionne ; il veut connaître à l’avance la force et la position de son ennemi. Dans l’Inde, il fit manœuvrer savamment sa cavalerie contre Porus, rien que pour laisser à la phalange macédonienne le temps d’arriver. En marche, enfin, ses cavaliers, à une journée de distance, le garantissent contre toute surprise ; après la victoire, ils poursuivent et dispersent l’ennemi.

L’armée d’Alexandre, irrésistible, ressemblait, dit Léosthène, au cyclope qui, après avoir perdu son œil, tendait çà et là ses mains, sans savoir où il allait. Le conquérant exportait de la victoire, non de la civilisation. La Grèce, a écrit Aristote, pourrait commander à toutes les nations, si elle parvenait à se trouver réunie sous un seul gouvernement ; et Alexandre poursuit son expédition sans se soucier de l’Hellénie, oubliant les Grecs. Il ne sait pas que les Molosses, les Épirotes, les Thessaliens et les Macédoniens, ces Grecs du nord, avaient à l’origine le même Jupiter, et au lieu de sacrifier au dieu de Dodone, il se déclare le fils du Jupiter-Ammon. Il ne verra pas, triomphateur en Asie, derrière la Mylitta assyrienne, cette Aphroditè helléno-assyrienne, déesse de l’élément humide et de la génération, l’Anâhita iranienne polluée par Artaxerxés II.

Alexandre songe à fusionner les deux races, aryenne et asiatique, qui formaient le fond de son armée, par des mariages obligatoires et la création de colonies, mais il a comme la crainte des Grecs, et subordonne l’Aryen à l’Asiatique, n’utilisant ni les Grecs d’Asie, pourtant ainsi qualifiés par Hérodote, ni les Briges, Grecs véritables, Macédoniens devenus Phrygiens ; ni les Aryas-Bactriens, si purs encore ; ni les Iraniens, ni les Arméniens, fils de Théogorma, fils de Japhet, petits-fils de Noé ; ni les Celtes, ni les Scythes, parlant une langue aryenne. Il ignore Zoroastre, comprend mal Homère, détrône Ormuzd, ne voit pas Indra, reste fils de l’Ammon africain, se livre aux divinités asiatiques, se soumet aux prêtres de Chaldée, ces empoisonneurs, dans toutes les acceptions du mot.

Ayant, en Asie, violemment mêlé les populations, Alexandre les corrompt toutes, comme un architecte qui jetterait au hasard, dans les fondations de son monument, des matériaux de toutes sortes, inagglomérables ; de même qu’en sacrifiant à tous les dieux, Jupiter, Melkarth, Jéhovah et Mithra, il les diminue tous. C’est alors qu’apparaît le Bacchus nouveau, monté sur un char que traînent la panthère, le taureau bachique et le griffon de l’Apollon-Soleil. Alexandre n’a que la notion des choses grandes, du passé grec, une connaissance superficielle des traditions. L’édition d’Homère qu’il a emportée n’est qu’une mauvaise copie ; il ne se souvient guère que d’Achille. Assis sur le trône de Philippe, il laisse partir Aristote, qui va fonder le Lycée à Athènes.

Les largesses inouïes d’Alexandre à son avènement ; l’énergie extraordinaire de ses premiers actes ; son attitude résolue, presque insultante, devant les prétentions de l’aristocratie macédonienne ; sa magnanimité après ses victoires ; son courage personnel, surtout sa présence au premier rang de l’armée, dans les marches longues et pénibles ; le zèle avec lequel il s’instruisait de tout, questionnait, accumulait les renseignements pendant les campagnes, donnaient de la confiance aux troupes, lui valaient une réelle popularité. Ceux qui l’approchaient l’admiraient moins : les Macédoniens se réjouirent de sa mort.

Alexandre était beau. Ses traits réguliers, sa peau d’or, son teint vermeil, son nez droit, ses grands yeux, son regard vif, ses cheveux blonds et bouclés, la manière dont il portait la tête, haute, un peu penchée sur l’épaule, impressionnaient ceux qui le voyaient. Par des exercices continuels, il conservait à son corps, de taille moyenne, bien proportionné, une allure aisée. On citait la délicatesse de son ouïe et la force de sa voix, la blancheur de sa peau. Un clignotement des paupières dénonçait sa nervosité. Un instinct des aventures dominait Alexandre ; il obéissait à un désir de marcher sur les traces d’Hercule et de Bacchus ; il avait des impatiences et des écarts de volonté inquiétants, et de longues prudences, surtout pendant les actions guerrières, et parfois des commandements inexplicables, des accès maladifs, des fureurs. Le meurtre de Clitus et l’incendie de Persépolis, inutiles, monstrueux, avec les scènes qui suivirent, ne furent que les manifestations d’une folie latente.

L’éducation d’Alexandre, rapide, sans intervention féminine, où l’influence grecque, aryenne, n’eut pas l’occasion de s’exercer, et l’héritage hâtif d’une puissance troublante, expliquent ce mélange de prudences tenaces et de folles impétuosités qui caractérisent la vie si courte du conquérant. Alexandre ne fut pas tyrannique, au sens précis du mot, mais incapable de raisonnement, de méditation, de prévoyance. Le danger seul, qu’il s’exagérait par crainte d’un insuccès, quelque mince qu’il fût, le rendait cependant attentif, calculateur, intelligent. Pendant la bataille, emporté, il devenait héroïque. L’intérêt de sa personnalité le guidait complètement. Sa monnaie, à son effigie, répand son image partout.

Alexandre devint cruel quand ses facultés s’affaiblirent. Jusqu’alors, ses violences avaient été exceptionnelles, probablement dues à des conseils perfides, donnés au moment où le soldat victorieux, ivre de vin, énervé, condamnait ou frappait lui-même ses victimes. Dans les mains des prêtres de Chaldée, Alexandre devint vite superstitieux ; il mourut fou, divinisé, à Babylone.

L’œuvre d’Alexandre le Grand resta comme un exemple de ce que l’homme pouvait réaliser. La légende s’empara de ce triomphateur. Des fables intéressées, — les unes imaginées par les récitants, pour le seul plaisir de conter ; les autres, conçues pour justifier des ambitions, — firent d’Alexandre, promptement, un héros miraculeux. L’idée de transporter les frontières de l’Europe jusqu’au Gange n’aurait été vraiment grande, que si Alexandre avait connu l’Inde avant son expédition, a remarqué Montesquieu.

Si l’esprit grec se répandit en Asie, c’est que les mercenaires du conquérant se trouvaient être, en nombre, de nationalité hellénique ; ce n’est pas au choix d’Alexandre que l’Égypte, la Syrie et la Phrygie durent les Ptolémée, les Laomédon et les Antigone, ces Grecs. Si les médailles bactriennes, qui recevront des inscriptions chinoises d’ailleurs, sont des œuvres d’art, c’est qu’il y avait des artistes grecs à la suite des armées d’Alexandre ; ce n’est pas lui qui les emmena avec une intention. Si les soies de Chine, recherchées des Hellènes, inaugurèrent un trafic entre l’Europe et l’extrême Asie, c’est que des Grecs surent apprécier l’industrie chinoise ; ce n’est pas Alexandre qui en prévit le développement. Si, enfin, le contact de la Grèce de Phidias et de l’Iran de Zoroastre, et aussi, un peu, de l’Inde des Rishis védiques, prépara l’avènement du Christianisme, ce n’est pas Alexandre, finalement prisonnier des Juifs, qui valut à l’Europe cette émancipation. Alexandre trahit l’Europe en l’abandonnant tout à fait, en s’abaissant à la dignité de souverain asiatique, de dieu babylonien ; en livrant le monde, en définitive, aux brigands de Rome.

L’armée d’Alexandre, presque grecque, plus grande que son chef, disséminée en Asie par son maître victorieux, y apporta son esprit, y laissa sa marque. Depuis Palmyre jusqu’en Bactriane, de véritables cités helléniques vécurent de la vie grecque, et la réputation des Grecs, donnant une haute idée de l’Europe, se répandit en Orient. Le nom de Néarque, le chef de la flotte macédonienne, et celui d’Onésicrite, le chef des pilotes, restèrent illustres dans l’Inde longtemps. Les princes de l’Asie centrale, pour s’élever, se donnèrent comme des descendants d’Alexandre le Grand, — Sekander Philkus, — et le qualificatif resta.

Dans la confusion des peuples et des idées qui résulta, en Asie, bien plus des groupes formés par les débris de l’armée grecque, lasse, désillusionnée, cessant de combattre, que de la marche triomphale du conquérant, l’influence aryenne implanta, parmi les Asiatiques, la passion de la libre pensée, l’exercice du droit individuel, le plaisir de la curiosité instructive, le goût de l’indépendance. Chose remarquable, les Grecs se sentaient plus Grecs, plus libres, plus chez soi presque, maintenant, en Asie qu’en Hellénie.

Athènes, déchue, avait ses inquisiteurs, — Socrate en était mort, — tandis que les Attale et les Ptolémée, par leur libéralisme, la largeur de leurs vues et leur bienveillance sans limites, attiraient les penseurs, les favorisaient. Jusqu’en Phénicie, l’impression hellénique donna ses fruits ; l’épigraphie phénicienne ne date réellement que de cette époque. Chassées de l’Olympe, les divinités grecques se réfugiaient en Asie. Eschyle avait prévu cet exode : Allez, anciens dieux, allez dans d’autres pays, là où les têtes tombent, où la justice crève les yeux, où le fer tarit dans sa source le germe des générations, où tout est jonché de supplices et de membres pantelants. Les cris aigus des lapidés, les lamentations sans fin des malheureux cloués au pal, voilà vos orgies, vos airs de fête, vos voluptés à vous, misérables rebuts des immortels ! Le grand tragique avait prononcé la condamnation d’Alexandre.

Et les hommes avaient suivi les dieux ; comme si l’Europe, comme si les Aryens, venus de l’Orient, descendus du plateau de Pamire, et n’ayant marché jusqu’alors que vers l’Ouest, pouvaient impunément rétrograder, retourner en Asie ? L’Asie ressaisissait sa proie ; elle vengeait Xerxès, elle humiliait l’Europe en absorbant, en déshonorant le héros légendaire des Macédoniens, des Européens. Forcé d’abdiquer à Babylone, Alexandre, ivre, saturé d’omnipotence, était tombé dans la boue puante de Chaldée. Si bien, que la Rome naissante, guerrière, seule force européenne debout, et dont on connaissait les ambitions, était comprise maintenant dans l’ensemble des choses que les souverains asiatiques, que les successeurs d’Alexandre, effrontément, convoitaient.