Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VIII

 

 

DE 390 A 280 Av. J.-C. - La nouvelle Rome. - Réclamations plébéiennes. - La question agraire. - Fléaux. - Introduction des jeux étrusques. - Latins et Gaulois. - Guerre des Samnites. - Révolte de légions. - Fabius et Appius. - Étrusques et Gallo-Samnites. - Le peuple sur le Janicule. - Confirmation des conquêtes plébéiennes. - Villes italiennes. - Derniers efforts des Étrusques et des Sénons. - Agitation en Grande-Grèce. - Les Tarentins appellent Pyrrhus.

 

ROME ne fut pas seulement rebâtie, mais renouvelée. L’adjonction des quatre tribus formées des habitants de Véies, Capène et Falérie, eût suffi pour modifier l’esprit de la Cité. Jusqu’alors, Rome n’avait été qu’un centre d’exploitation instinctive, qu’une sorte d’association d’hommes mettant leurs forces en commun pour s’assurer, et largement, ce par quoi les jouissances de tout ordre se procurent, non la gloire. A défaut d’exploitation extérieure, de trafic, de commerce, les premiers Romains s’exploitèrent eux-mêmes ; et c’est pourquoi, dès les origines, dans Rome, les Pauvres, rapidement misérables, se trouvèrent en antagonisme avec les Riches, scandaleusement enrichis, notamment par la pratique de l’usure.

L’idée du Droit envisagé comme sécurité suprême, l’idée du Droit strict, indiscutable, despotique, juste jusqu’à l’injuste, devait naître là où, d’une part, des aristocrates triomphants voulaient conserver leur richesse et leur autorité, et d’autre part, des démocrates actifs, rêvant de conquêtes sociales, s’accordaient pour rechercher le moyen de se garantir ce qu’ils auraient obtenu. La loi des douze tables résulta de cette double nécessité, de cet accord temporaire.

Déjà dure, la Loi devint féroce ; indiscutable, elle fut une arme terrible aux mains de ceux qui tenaient le pouvoir. Le patricien Manlius Capitolinus ayant acquis par ses libéralités le titre de patron des pauvres, le Sénat, au nom de la loi, le fit comparaître en l’accusant d’avoir voulu séduire le peuple. Acquitté d’abord, accusé de nouveau, Manlius s’entendit condamner à mort (383). Ce Capitolinus n’était peut-être qu’un vulgaire ambitieux, que le Sénat, responsable de la paix publique, réorganisant la Rome nouvelle, eut raison de sacrifier ; ce qui est effrayant, c’est la parfaite correction légale avec laquelle le Sénat prononça la condamnation.

Les plébéiens conservaient leur attitude de réclamants perpétuels, chaque succès légitimant leur prétention à une concession nouvelle. En dix ans (376-366), — le peuple réélisait chaque année, dans cette intention, les mêmes tribuns, — on vota : que les tribuns militaires seraient supprimés ; que l’un des deux consuls serait toujours choisi parmi les plébéiens ; que nul citoyen ne pourrait détenir plus de cinquante arpents de terres domaniales, ni faire pâturer plus de cent tètes de gros bétail et cinq cents têtes de petit bétail dans le bien public ; que chaque citoyen pauvre recevrait sept arpents de terre ; que la dîme due par les fermiers de l’État serait réglée ; que les intérêts payés aux prêteurs par leurs créanciers seraient totalisés et déduits du capital dû, et que le reste serait remboursé, sans majoration d’intérêts, en trois années. Cette loi spéciale tint le forum en agitation pendant les dix années : au moment du vote, les sénateurs le reculaient, achetant un tribun du peuple pour obtenir son veto, ou décrétant une dictature qui suspendait l’exercice des droits publics.

Le départ de Camille, ce soutien des patriciens, que le peuple traquait et menaçait, très injustement, mais très légalement, d’une amende énorme, — 500.000 as, — fit que le Sénat se tourna vers les prêtres, les pontifes, les augures et les divinateurs, pour contrebalancer l’autorité croissante des tribuns. Les tribuns ruinèrent ce projet en faisant voter que dix hommes (décemvirs), au lieu de deux (duumvirs), garderaient désormais les livres sibyllins, et que cinq de ces hommes seraient choisis dans la plèbe. Le Sénat, par le jeu des impossibilités légales, des exigences du Droit, des lenteurs d’une jurisprudence en formation, finit par lasser le peuple, positivement, et le peuple ne réclama plus que deus lois : le règlement des dettes et de la question agraire. Le Sénat voulut trop se hâter ; il accepta ces lois pour en finir, et les tribuns du peuple, redoublant d’efforts, de menaces, lassèrent à leur tour les sénateurs, qui accordèrent tout (367). Le premier consul plébéien, Sextius, vit son élection ratifiée.

La longue révolution romaine du Peuple contre les Grands était consommée. La plèbe triomphait. Les patriciens, comme toujours, tenaces, attendront l’inévitable période d’anarchie où devaient aboutir l’incapacité des tribuns et l’impatience du peuple ; et ils manœuvraient déjà en vue de la réaction, laissant passer les heures inopportunes, travaillant en dessous à la dislocation des victorieux.

La loi agraire votée, la distribution des terres ne satisfit pas ceux qui en bénéficiaient. Licinius lui-même, l’auteur de la loi, s’entendit condamner pour l’avoir enfreinte. La loi des dîmes s’appliqua mieux, parce qu’elle répondait aux besoins du Trésor. En ne réclamant rien à leurs créanciers, pour le moment, les patriciens éludèrent la loi de la suppression des dettes, pourtant votée. La loi pour le partage du consulat, seule, — les ambitions personnelles y trouvant leur satisfaction, — reçut une application immédiate ; tandis que les nouvelles magistratures créées, — la préture pour l’administration de la justice, et l’édilité curule pour la police urbaine, — enlevaient aux consuls nouveaux une partie importante, la plus importante peut-être, de leurs pouvoirs effectifs.

Avec le droit conservé de décréter la dictature, de désigner le dictateur, de distribuer les récompenses, notamment le triomphe, le Sénat pouvait attendre patiemment. Il attendit.

De 364 à 343, Rome eut quatorze dictateurs. Le premier, Manlius avait été désigné au moment où tous les fléaux s’abattaient sur Rome : tremblements de terre, peste, — Camille en mourut, — famine. Manlius s’appliqua, semble-t-il, à exciter la religiosité des Romains ; il ne réussit qu’à les distraire. Il emprunta aux Étrusques les jeux, qui devinrent la plaie de Rome, et des cérémonies extravagantes, telles que le festin des dieux, le repas des statues divines.

Manlius, son temps fini, ayant enfoncé le clou sacré dans le temple de Jupiter, devant abdiquer, conserva son pouvoir, sous le prétexte d’organiser un armement contre les Herniques. Devant le peuple assemblé, le tribun Pomponius accusa Manlius de sacrilège. Sa condamnation étant inévitable, le fils du dictateur se précipita sur Pomponius, et, le glaive sur la gorge, l’obligea à se désister. Le peuple applaudit, nomma le meurtrier tribun légionnaire, et obtint qu’à l’avenir, sur les neuf tribuns légionnaires il en désignerait six.

Autour de Rome, les Latins étaient en révolte, encouragés par la prise d’armes des Herniques. Le premier consul plébéien commandant une armée, Génucius, étant battu (362), le Sénat nomme le deuxième dictateur. Le troisième (360), repousse un parti de Gaulois établis dans le Latium et qui venaient de menacer Rome à ses portes. Les Tarquiniens (357), soulevés en masse, battent un consul et immolent à leurs dieux trois cent sept légionnaires romains. La peur paralysant le peuple, le Sénat en profite pour avancer l’œuvre politique qu’il poursuit : Le taux de l’intérêt est diminué (352), ce qui était le moyen légal de supprimer la loi de l’abolition des dettes ; une Banque prêtant à bas prix est instituée, ce qui était une façon d’organiser la misère, de subordonner le peuple aux Grands, les pauvres aux riches, mais collectivement, sans danger personnel pour les usuriers.

Le dictateur Marcius Rutilius, qui avait été chargé de vaincre les Tarquiniens (356), appartenait à la plèbe. Victorieux, il accorda aux vaincus une trêve de quarante années (350). Les Latins apprécièrent alors la force romaine, et ils s’unirent aux Romains pour écraser les Gaulois. Ces succès inespérés relevèrent Rome à ses propres yeux. Le Sénat admit deux nouvelles tribus formées des habitants du pays compris entre Antium et Terracine. Valerius battit les Gaulois définitivement. La prise de Sora et la défaite des Aurunces ouvrit aux Romains la route de la Campanie.

Les destinées de la Rome guerrière se manifestaient. Le développement de sa puissance va coïncider avec l’affaiblissement, la dislocation des peuples divers de la péninsule. Au nord, les Ombriens sont silencieux, effacés ; au nord-ouest, les Étrusques, subissant les conséquences de leur système fédératif, ont des villes indépendantes, d’autres alliées aux Romains ; au nord-est, les Sénons, jadis si redoutables, sont campés, les uns en Gaule cisalpine, les autres sur les côtes de l’Ombrie. Rome et les Latins, au contraire, unis, occupent le pays central qui va de la forêt ciminienne jusqu’au promontoire de Circeii, avec des cités douteuses, — Préneste, Tibur, Vélitus, Lavinium, Aricie, Pecium, notamment, — que dix légions, en armes, tiennent en respect.

Tout à fait indépendants sont les Ausones, entre le Vulturne et le Liris ; les Sabelliens, agglomération de peuples différents, — Sabins, Picenins, Marses, Vestins, Marrucins, Péligniens, Samnites proprement dits, Samnites campaniens mélangés d’Osques et de Grecs, Picentins, Frentans et Lucaniens. Heureusement pour Rome, les treize peuples sabelliens, en querelles, se disputaient la prépotence. Au sud, les Hellènes venus, Grecs troublés par les guerres contre Denys de Syracuse, n’avaient que Tarente d’organisée, de tranquille, mais riche et confiante ; un peuple nouveau, les Brutiens, reste de Pélasges asservis aux Grecs ? en permanente révolte ; dans l’Apulie, un ramassis d’hommes inquiétant les Samnites.

En Haute-Italie, les Ligures étaient nombreux, mais si pauvres ! les Vénètes s’enorgueillissaient de leur capitale, Patavium ; les Gaulois tenaient le reste de la Cisalpine. Au nord du Pô, les Insubres et les Cénonans ; au sud, les Anamans, les Boïes, les Lingons, les Serions.

Les Samnites, voisins des Romains maintenant, assiégeaient Teanum, menaçaient Capoue (342). Rome reçut des envoyés campaniens demandant un secours. Le Sénat, lié aux Samnites par un traité, hésitait à le rompre, lorsque les ambassadeurs offrirent Capoue comme prix du service réclamé. Les Sénateurs trahirent les Samnites, s’engagèrent avec les Campaniens. La guerre du Samnium, qualifiée de guerre pour l’indépendance de l’Italie, et qui ne fut qu’une guerre pour la subordination des Italiotes, commençait.

Les peuples du Latium, ennemis des montagnards de l’Apennin, dont ils subissaient les incursions, donnèrent aux Romains une aide puissante. Valerius Corvus délivre Capoue. Cornélius entre dans le Samnium. Les Alliés, bien conduits, traversent l’Apennin, vont surprendre les Samnites par derrière. Les Samnites enferment Cornélius dans une gorge étroite. Decius accourt et sauve Cornélius. Les Samnites sont battus, là et en Campanie, par Valerius. La nouvelle de ce succès des Romains, considérable, se répandit au loin. Des ambassadeurs carthaginois vinrent féliciter le Sénat. Rome, par ses victoires destructives, diminuait en effet les Étrusques et les Grecs d’Italie, ces concurrents de Carthage.

Victorieuses, les légions romaines passèrent l’hiver dans le Sud conquis. Beaucoup de guerriers désiraient prendre Capoue et y rester, subissant le charme du climat, sans doute, mais surtout las de se battre pour les patriciens de Rome. Le Sénat, voyant ce danger, ordonne la dispersion des légions. Les légionnaires refusent d’obéir, se réunissent aux gorges de Lantules, appellent à eux les esclaves pour dettes et marchent sur Rome, au nombre de vingt mille. Les plébéiens, quittant la cité, se joignent aux soldats (342-341).

Le Sénat subit les exigences de cette Rome armée, toute hors les murs, maîtresse d’elle-même. Des lois accordèrent : que le légionnaire inscrit ne pourrait plus être renvoyé ; qu’aucun tribun ne serait enrôlé comme centurion ; que la solde des chevaliers,-aristocratie militaire, — serait réduite ; que les dettes étaient abolies et le prêt à intérêt défendu ; que les deux consuls pourraient être plébéiens ; que nul, en fin de charge, ne serait rééligible avant dix années.

Pris, le Sénat voulut détruire la force plébéienne, véritablement effrayante, en renonçant à la guerre ; mais les Latins continuèrent les hostilités, enlevant à Rome, ainsi, le bénéfice de ses propres victoires. Le Latium tendait à absorber la cité de Romulus. Les Latins, très ardents, que la cessation de la guerre risquait d’ailleurs de livrer aux montagnards, firent alliance avec les Volsques et les Campaniens. Puis, les préteurs latins, avec insolence, réclamèrent au Sénat le droit de désigner un des deux consuls, de composer la moitié du Sénat. Les sénateurs repoussèrent hautement cette prétention injurieuse ; et l’un d’eux, Manlius Imperiosus, jura qu’il poignarderait de sa main le premier Latin qui oserait venir siéger au Sénat. La guerre de Rome contre les Latins, déclarée (340), se présentait comme difficile, les ennemis de la cité, — Volsques, Campaniens et Latins, — ayant appris des Romains eux-mêmes, sous leurs ordres, l’art des armements et des combats.

Le Sénat s’allie aux Samnites et transporte habilement la guerre en Campanie, délivrant ainsi Rome des hostilités. Au pied du Vésuve, les deux armées se rencontrèrent. Rome victorieuse s’empara de toute la Campanie. Des légendes, colportées, surexcitaient les vainqueurs. On disait que Decius, pour obtenir la victoire, s’était dévoué aux dieux pendant l’action. Un succès de Manlius ouvrit le Latium aux Romains. Les villes se soumirent successivement. La ligue des ennemis de Rome était rompue, malgré la résistance d’Antium et un échec devant Pedum.

Rome, malgré ces victoires retentissantes, restait la proie des plébéiens ameutés, insatiables. Il venait d’être voté, et imposé de force, que les lois du peuple, — les plébiscites, — seraient d’application obligatoire et immédiate, comme si elles avaient été sanctionnées d’avance par les curies et le Sénat ; qu’un censeur serait toujours plébéien. La loi permettant de choisir les consuls dans la plèbe était confirmée. Le peuple obtenait la préture (337), le proconsulat (326), l’augure et le pontificat (302).

Ces grandes conquêtes n’enrichissaient pas les triomphateurs. Une loi (325) avait dit que désormais le débiteur ne répondrait plus de sa dette par son corps, et c’était une belle victoire ; mais comment allaient vivre les plébéiens non légionnaires, les plébéiens de Rome, si les capitalistes, traqués, intimidés, sous le coup de lois sévères, et menacés de votes nouveaux, imprévus, ne prêtaient plus d’argent aux malheureux ? Et si la cupidité romaine, essentielle, incapable de faire fructifier les capitaux par l’usure, cachait ses trésors ? On crut débarrasser Rome de ce danger, en décidant que des colonies de pauvres seraient fondées sur les terres conquises.

Le Latium étant soumis (338), le Sénat y interdit toute réunion de peuple, tout armement, tout traité d’alliance, tout mariage et toute acquisition de terre hors du territoire. Des mesures administratives, spéciales, achevèrent l’œuvre très politique de la dislocation du Latium. Chaque ville reçut un statut particulier ; et les différences des privilèges accordés, ainsi que des charges imposées, suscitèrent de telles jalousies entre les cités du Latium, qu’elles devinrent entre elles d’irréconciliables ennemies. Ce système s’étendit au delà du Latium. Capoue reçut le droit de cité, tandis que Calès subit une colonie de deux mille cinq cents hommes, et qu’Antium dut livrer ses vaisseaux de guerre, dont les rostres ornèrent la tribune du forum.

Les Samnites, inquiets de l’extension romaine, s’allièrent aux Apuliens ; mais, pour une guerre d’intrigues, de préparation, sourde et haineuse. Pendant que les Samnites s’organisaient, dénonçant les intentions de Rome, les Romains augmentaient leurs garnisons, rapprochaient leurs colonies militaires, s’affermissaient. La première attaque, hâtive, vint des Grecs de Palæopolis, en Campanie. Quatre mille Samnites durent se rendre à Palæopolis pour y protéger leurs amis (327).

La guerre, déclarée, ne se développa que lentement. Les Samnites étaient résolus ; le Sénat romain hésitait. Palæopolis étant bloquée, Publilius Philo fut envoyé, avec le titre de proconsul, pour garder le commandement, ce qui était une innovation grave. Palæopolis prise (326), les Samnites quittèrent la Campanie. Une longue guerre, interminable, ainsi que le Sénat l’avait prévu, commença dans les Apennins.

Cette guerre déplaisait aux maîtres de Rome. Papirius étant dictateur (324), son maître de cavalerie, Fabius Rullianus, remporta sur les Samnites une belle victoire ; mais il dut quitter Rome pour échapper à une condamnation, car il avait vaincu sans ordre. Fabius battit une seconde fois les Samnites, leur accordant une trêve.

Avant l’expiration de la trêve, les Samnites reprirent les armes, conduits par C. Pontius. Fabius franchit aussitôt l’Apennin et se fit battre aux Fourches Caudines : quatre légions romaines, profondément humiliées, passèrent sous le joug. Le Sénat refusa de sanctionner le traité de soumission qui suivit, et il envoya Publilius Philo. Victorieux, Publilius emmena les légionnaires en Apulie, rejoignit Papirius, reprit Luçérie, et vengea les Romains de la honte qui leur avait été imposée aux Fourches Caudines, en faisant, à son tour, passer sous le joug sept mille prisonniers Samnites, avec leur chef Pontius (320). L’Apulie rentra dans l’alliance de Rome. Une trêve de deux ans fut accordée aux Samnites. Le Sénat ne croyait plus à l’extermination possible de ces ennemis.

A l’expiration de la trêve (316), Rome apprit qu’une colonie romaine avait été prise ; que d’autres colons avaient été massacrés ; que Saticula, voisine de Capoue, s’était révoltée. Saticula fut vite reprise ; mais les Samnites manœuvrèrent avec une telle habileté, que les deux armées consulaires, séparées, attirées l’une vers Sora, l’autre du côté de l’Apulie, la Campanie se trouva sans défense, et que les Samnites s’en emparèrent sans difficulté.

Fabius, nommé dictateur, ne peut rien faire. Les Samnites, enhardis, admirablement commandés, approchent du Latium (315). Rome, presque découverte, voit déjà les Latins impatients s’unir aux Samnites audacieux, et quelque chose de pire que l’invasion gauloise se préparer ; la fin de tout, peut-être ? Tout à coup, le silence se fait. Les Samnites n’avancent pas. Sont-ils arrêtés ? Ils laissent au Sénat le temps de se ressaisir, d’aviser, de réunir des forces, de faire surtout partager au peuple, sans l’épouvanter cependant, une crainte favorable. Fabius part enfin, rencontre et écrase les Aurunces, bat les Samnites près de Caudium, annonce qu’il a tué trente mille ennemis, reprend la Campanie (314), refoule le reste des vaincus dans l’Apennin et ordonne la construction immédiate de forteresses, destinées à tenir en respect les réfugiés dans les montagnes inaccessibles.

La défaite si prompte des Samnites témoigna de la rapidité avec laquelle les Romains étaient capables de faire face à un danger soudain, menaçant Rome, dans le Latium ; mais il ne suffit pas pour intimider les Italiotes. Les Étrusques firent connaître aux Samnites de l’Apennin qu’ils étaient avec eux contre les prétentions de la Rome guerrière (314), et ils se précipitèrent, au nombre de cinquante mille (?), sur Sutrium. Fabius, accouru, évite Sutrium, porte la guerre près de Pérouse, tue soixante mille Étrusques ou Ombriens, impose à Pérouse, Cortone et Arretium une trêve de trente années, sauve Sutrium par cette diversion et dissout la Ligue étrusco-samnite.

Pendant ce temps, resté dans le Samnium, Marcius Rutilius faiblissait. Le Sénat donne la dictature à Papirius. La guerre aux Samnites devient impitoyable. Ayant fait le serment de vaincre ou de mourir, les Samnites moururent (309).

Fabius eut toute la gloire de ces magnifiques campagnes. Il acheva son œuvre en battant les Marses et les Péligniens, en soumettant Nucérie, en infligeant une défaite sanglante (308) à une armée samnite rencontrée, et cela devant une ambassade de Tarentins venus en médiateurs. Fabius n’écoute rien. Il délivre son collègue bloqué, multiplie ses victimes, — encore trente mille Samnites massacrés (?), — et ravage le Samnium pendant cinq mois, brûlant tout, maisons, fermes, animaux, arbres à fruits (307).

Dans un suprême et dernier effort (306), des Samnites, des Marses, des Péligniens, des Marrucins et des Frentans vinrent se faire écraser. Le Sénat accepta la paix faite. La majesté du peuple romain étant proclamée, Rome cessa de vaincre, admit les peuples à la soumission, se déclara suffisamment vengée, et elle pardonna à ses ennemis, sauf aux Èques, qui devinrent comme des hilotes, après que l’on eut, en cinquante jours, détruit par le feu quarante et une de leurs places.

Dans Rome, la gloire de Fabius éclipsait Appius, qui pourtant accomplissait des merveilles, méritait la faveur du peuple car il venait d’achever la voie Appienne, avait fait admettre des fils d’affranchis au Sénat, ouvert l’accès des tribus à des non citoyens (les aerarii), ordonné la publication du calendrier secret des pontifes et des formules de la procédure, grands mystères qui impressionnaient les plébéiens et valaient, en conséquence, aux patriciens, qui les détenaient, une sorte de monopole de justice. Un non citoyen, Flavius, était parvenu au tribunat et à l’édilité curule.

Un censeur, Gabius, effrayé de ces innovations, de ce mouvement démocratique dangereux, qui tendait à supprimer l’importance du citoyen, à faire de Rome une cité cosmopolite, en atténua les effets en parquant les aerarii dans les quatre tribus urbaines, en les absorbant, en les étouffant. Les patriciens, enthousiasmés, donnèrent à Gabius le surnom de Grand, maximus.

Une agitation nouvelle des Samnites vint distraire les Romains des querelles intestines renaissantes. Une série de révoltes partielles montraient l’hostilité permanente, active, des ennemis que l’on croyait domptés ; les Sabins, les Étrusques et les Ombriens, alliés, se tenaient en relation avec le Samnium. Un soulèvement général confirma les craintes du Sénat (300-299).Valerius Corvus arrêta les Étrusques, et pendant une année, systématiquement, il ravagea l’Étrurie. Exaspérés, les Étrusques affrontèrent les légions, et ils succombèrent.

Malgré cet exemple, le Samnium ne se soumit pas (298). Fabius et Decius, méthodiquement, procédèrent à la destruction de tout ce qui existait chez les Samnites (296) ; et ceux-ci, affamés, affolés, en rage, remontant au nord, envahissant l’Étrurie, entraînent les Ombriens, appellent les Gaulois, et, comme une horde furieuse, font entendre leurs rugissements. Rome en est ébranlée. L’effroi est dans la cité. Chacun songe aux représailles, aux vengeances atroces que les abominations commises justifieraient. La vie publique est suspendue ; les juges ne siègent plus ; les orateurs se taisent ; les consuls Fabius et Decius ne sont occupés que de recrutement. Tous les gens valides, neuf mille hommes, sont enrôlés.

Les premières hostilités sont défavorables aux Romains. Une légion est anéantie près de Camérinum ; le passage de l’Apennin est fermé par les Serions. Fabius, après une feinte qui rompt l’unité des ennemis, marche droit aux Gallo-Samnites, massés dans les plaines de Sentinum (295). Au premier choc, sept mille Romains tombent ; Decius se dévoue aux dieux, les invoque, entraîne l’armée ; la victoire reste aux Gaulois. Fabius arrive pendant la bataille, relève le courage des légions, rétablit leur ligne, étonne l’ennemi, qui, se voyant entouré de toutes parts, renonce au combat, recule, s’éloigne en bon ordre, regagnant son pays. Fabius triomphait.

Les Samnites, continuant la résistance, battent un consul (294) ; mais les Étrusques respectent la trêve. Les hostilités se concentrent dans le Samnium, surhumaines. Une bataille épouvantable, à Aquilonie (293), semblait avoir achevé les derniers Samnites, et voici que de nouveaux combattants, sous les ordres de Pontius, le héros des Fourches Caudines, surgis, obligent Rome à de nouveaux efforts. Le fils du grand Fabius, envoyé, se fait battre ; son père le rejoint en hâte comme son lieutenant, et ramène la victoire. Pontius pris, est décapité. Pendant une année encore (291-290), les légions poursuivirent les débris de l’armée vaincue. Curius obtint enfin des Samnites l’aveu de leur défaite. Rome, par précaution, envoya 14.000 Romains occuper Venouse, entre Tarente et le Samnium. Curius soumit ensuite les Sabins. Il obtint deux triomphes, malgré la loi qui n’autorisait qu’un triomphe par année.

Le Sénat traitait les villes italiennes comme il avait traité les villes du Latium : chaque cité prise reçut un statut spécial.

La facilité avec laquelle la ligue latine avait été détruite, et les jalousies presque immédiates qui divisèrent les cités, témoignent de l’esprit communal, séparatif, indépendant des Italiotes.

La crainte de l’asservissement, ou, pour mieux dire, l’instinct d’indépendance qui caractérisait les villes italiotes faites, était développé jusqu’au paroxysme chez les peuples en formation, qui ne voyaient pas les forces romaines. Écrasés, anéantis, les Étrusques se montrent presque aussitôt réorganisés, hostiles, batailleurs ; les Gaulois, au nord, inquiètent déjà sérieusement les Romains ; tandis qu’au sud, dans les forêts de la Calabre, les Brutiens, grossis de beaucoup d’esclaves révoltés, et les Tarentins, rêvent d’une coalition, d’une confédération, d’une ligue, irréalisable, le sud de l’Italie étant peuplé de races diverses, opposées, incapables de s’entendre, d’agir en commun.

Les Étrusques, soutenus par les Sénons, assiégeaient Arretium (286). L’armée romaine étant battue, exterminée, le Sénat envoya des députés que les Sénons massacrèrent. Le consul Dolabella, venu en force sur le territoire gaulois, y incendia toutes les constructions, y détruisit toutes les récoltes, y fit égorger tous les hommes, vendre toutes les femmes et tous les enfants ; il ne quitta le pays qu’après l’avoir dévasté. Le collègue de Dolabella, favorisé par cette diversion, battait l’armée gallo-étrusque (286-283). Les Boïes de la Cisalpine, franchissant l’Apennin, donnèrent une nouvelle armée à l’Étrurie ; près du lac Vadimon (282), une défaite désastreuse les anéantit. Une dernière victoire, des Romains, à Coruncanius, obligea les Vulsiniens à la paix (280).

Au sud de la péninsule, les tentatives de coalition, de ligue contre Rome, avaient suffi pour montrer l’impossibilité d’une entente ; chaque ville se disputait la prépondérance dans la confédération projetée. On en vint aux hostilités. Les Lucaniens menacèrent Thurium, qui dut s’adresser au Sénat. Fabricius vint donc installer une garnison romaine à Thurium (282), distribua de larges gratifications aux soldats, ainsi qu’aux citoyens, et versa au Trésor 400 talents. L’avidité romaine se jeta sur ce butin imprévu, et dès ce moment, tous, à Rome, s’imaginèrent qu’il y avait au sud de l’Italie d’immenses richesses à prendre. Les Tarentins, bien Grecs en ceci, très imprudents, fournirent aux Romains le prétexte que le Sénat désirait.

Le peuple de Tarente, venu au théâtre qui s’étageait en face de la mer, vit, à l’entrée du port, les vaisseaux romains, les dix galères que le Sénat envoyait à Thurium. Un démagogue tarentin, Philocharis, déclamant, expose que les Romains n’avaient pas le droit de dépasser le cap Lacinien, et le peuple va couler quatre vaisseaux. Puis, ce succès les excitant, les Tarentins partent, armés, jurant de chasser de Thurium la garnison romaine qui protégeait la ville.

Le Sénat envoya à Tarente des ambassadeurs, que les Tarentins accueillirent par des huées outrageantes. La guerre était inévitable. Le Sénat, toutefois, en même temps qu’il armait les légions, offrait la paix aux Tarentins. A Tarente, les Grands acceptaient de négocier ; le parti populaire ne répondait que par des insultes et des bravades aux observations des aristocrates instruits, justement inquiets.

Au sud de l’Italie, la Grande-Grèce continuait, en effet, les traditions de Mellénie. Les Tarentins, insolents, bavards, irréfléchis, bientôt convaincus de leur faiblesse, mais trop tard, appelèrent à leur aide le roi d’Épire, Pyrrhus. L’histoire de Rome évolua du coup vers l’Orient. Les Romains allaient subir l’influence macédonienne, aggravée des corruptions de Mellénie asiatisée, de l’Athènes finie, prendre la suite de l’histoire grecque.