Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VI

 

 

DE 450 A 448 Av. J.-C. - Lois nécessaires. - Commissaires romains en Hellénie. - Le Droit hellénique. - Suspension de la Constitution romaine. - Premiers décemvirs. - Les dix tables. - Influences grecque et mosaïque. - Seconds décemvirs. - Appius Claudius. - - Les douze tables. - Patriciens et plébéiens. - Le droit romain. - Tyrannie des décemvirs. - Hostilités des Sabins et des Èques. - Assassinat de Dentatus et meurtre de Virginie. - Abdication des décemvirs.

 

SI les Étrusques avaient eu des lois, le Sénat romain n’aurait sans doute pas envoyé ses commissaires en Hellénie pour y étudier le code grec ? Et si les Romains avaient été instruits des véritables lois helléniques, ils se seraient probablement dispensés d’envoyer questionner les Athéniens. Liés à leurs origines, sans autre tradition que le droit de leur force, sans autre mobile que le besoin de vivre et l’intention de jouir de la vie, les Romains, précisément pour se garantir à eux-mêmes leurs jouissances acquises, éprouvaient la nécessité d’une organisation sociale déterminée, protégée par des lois quelconques. L’influence hellénique, vague, se généralisant en Italie, au Sud surtout, et en Étrurie, les Romains, séduits, s’imaginaient que les Grecs avaient des lois.

En réalité, l’Hellénie, rebelle aux castes et ennemie de toute autorité, n’avait admis que la Raison comme principe. Chacun ayant sa raison propre, la discussion s’individualisa, et jamais une idée commune, de Droit, ne prévalut. Les premiers législateurs de la Grèce n’intervinrent que comme des inspirés : Minos, par Jupiter ; Zeleucus, par Minerve ; Lycurgue, par Apollon. Les premières coutumes, chantées, — chants et lois, même mot, — renouant la tradition aryenne, étaient plutôt des hymnes poétisant des conseils en un moyen frappant la mémoire. Sparte ne cessa pas de confier ses lois à la mémoire des Lacédémoniens ; Solon, voulant que les Athéniens connussent leurs devoirs, fit déposer les tables à l’Acropole.

Le droit athénien résulta de décrets successifs, pris sans lien de principe, par les assemblées du peuple, et parfois préparés par une réunion de sages. Le gouvernement type, démocratique, administrant les quatre tribus (phyles), — les phratries, divisées en dèmes et en bourgs, — manquant d’unité, la justice ne pouvait s’y exercer que par empirisme, suivant les circonstances et les lieux. Chacun des trois archontes principaux, — l’éponyme, le roi et le polémarque, — avait son tribunal, et jugeait, flanqué de deux assesseurs (proèdres). Les six archontes, réunis, formaient une sorte de tribunal de première instance, avec appel au tribunal des héliastes, réservé. Les héliastes, c’est-à-dire tous les citoyens âgés d’au moins trente ans, — il y en eut jusqu’à 6.000, — jugeaient ensemble ou par fraction de 500, de 1.000, de 1.500. Au-dessus de tout dominait l’Aréopage, dont la compétence était illimitée, théoriquement, mais qui ne pouvait cependant pas enlever aux héliastes, aux citoyens assemblés, le droit de se prononcer souverainement sur la naturalisation des étrangers. Le juge grec, quel qu’il fut, instruisait et jugeait.

Les lois d’ordre politique, pas toujours distinctes, s’appliquaient suivant les occasions, suivant l’influence des partis au pouvoir ou eu état d’opposition, les querelles des prétendants, les vues des politiciens. Ces assemblées n’eurent le droit de décréter d’accusation et de poursuite qu’en l’an 450, la lutte des partis ayant fait de l’exercice de ce droit une arme redoutable, disputée.

Ce qui devait surtout intéresser les Romains, — car ce n’était pas l’organisation hellénique qui aurait pu leur fournir les exemples précis qu’ils cherchaient, — c’était l’organisation sociale résultant des lois en activité. Ils devaient trouver à Athènes une Société divisée en trois classes : les citoyens, les étrangers et les esclaves. On était citoyen par la naissance ; on pouvait le devenir par le mérite. Le peuple, pour accorder cette récompense, devait procéder par deux fois à un vote secret, compter au moins 6.000 suffrages favorables. Solon avait fait un classement des citoyens suivant leur richesse. Les étrangers supportaient certaines charges et jouissaient, en compensation, de certaines immunités. Les esclaves s’étaient considérablement multipliés.

Les commissaires de Rome trouvèrent en Hellénie une famille encore aryenne : le mariage honoré et favorisé ; des enfants légitimes et illégitimes, avec le pouvoir réservé au peuple de légitimer ces derniers ; la monogamie persistante, mais le concubinage légal introduit ; l’adultère puni de mort ; le mari disposant de la vie des deux complices, à la condition toutefois du flagrant délit constaté ; la répudiation et le divorce établis, mais par consentement mutuel ; les adoptions d’enfants admises, pour la conservation des familles plutôt que pour leur augmentation ; l’autorité du père limitée, ne disposant pas du droit de vie et de mort, ayant à peine celui de punir gravement, perdant son fils dès que celui-ci avait atteint sa majorité, — dix-huit ans ; vingt et un ans à Tyane, — c’est-à-dire aussitôt qu’il s’était armé du bouclier et du javelot ; en somme, une famille restreinte, allant du père au fils majeur, exclusivement, mal constituée au point de vue légal, toute de sentiment, gouvernée en soi, individualisée en quelque sorte, rejetant l’aïeul et le petit-fils.

Le droit de propriété fluctuait entre la communauté et l’individualisme. Le Grec répugnait, semble-t-il, à une définition, à une consécration qui aurait été susceptible de le lier. Aucun principe ; disons le mot : aucun droit. Aristote essaye en vain de définir la propriété hellénique. Les lois ou usages de succession se ressentaient de ces coutumes hésitantes. Les exemples, — avant Solon, les Grecs ne testaient pas, — indiquent certains droits échelonnés suivant le degré de parenté : les étrangers et les enfants illégitimes ne recevaient rien ; les enfants mâles jouissaient d’une priorité ; les femmes, ne testant pas, étaient tombées en tutelle perpétuelle ; il y avait des mariages obligatoires, imposés, pour conserver une fortune dans la famille ; des épouses stériles étaient admises à recevoir la progéniture d’un parent.

La dot apportée fixe le rang de la femme, épouse ou concubine, suivant le cas ; et la femme ne succédant pas à son mari, ses biens propres étant confondus avec ceux de son époux si elle n’a pas d’enfants, elle ne pouvait rien acquérir. La femme mariée est à ce point annulée, que veuve elle passe sous la tutelle de son fils ou d’un parent, que vivante, tant on se méfie d’elle, son mari lui-même n’a rien pu lui donner en propriété. Cette nomenclature des coutumes et des lois helléniques montre que l’influence asiatique a prévalu, qu’il n’y a plus rien, et presque plus rien de grec, d’aryen dans cette société. Voici d’ailleurs le gynécée bâti, clos, où la femme végète, éduquée, façonnée en pur instrument de plaisir.

Les contrats, passés devant témoins, ne revêtaient aucune forme de validité. Le prêt à intérêt, que Solon ne réglemente pas, sans doute parce qu’il n’y avait pas lieu d’en réfréner les abus, se manifeste maintenant par de lourds paiements mensuels : l’usure atteignait jusqu’à la moitié du capital prêté, 50 % par an. Les dettes, en ce cas, devaient être gagées, et nous connaissons le jeu des hypothèques florissant aux dernières époques d’Athènes, les bornes écrites des environs de la cité de Pallas, les stèles hypothécaires. Des ventes aux enchères terminaient l’opération à liquider ; la perte de la liberté, l’esclavage, attendait le débiteur insolvable, autre importation d’Asie, flagrante.

La peine du talion, idée originale et simple, domine la justice grecque. La poursuite du meurtrier est un devoir. La dette du sang frappe toute la communauté à laquelle appartient le coupable ; mais la communauté peut racheter le crime commis, payer le dommage causé. Les crimes contre l’État et contre la religion, — peines nouvelles, introduites, — entraînent la mort ; et la mort se donne par le poison, par le glaive, par la corde, par la flagellation, par la lapidation et par la précipitation. Le code des prêtres et des despotes reste comme à part ; le code social, moins dur, prévoit aussi la mort, mais plutôt la privation temporaire de la liberté, l’exposition publique et le bannissement.

Les réparations civiles compensent le tort fait par l’erreur, l’intrigue ou l’escroquerie. Le code criminel contre les individus prévoit le meurtre, l’empoisonnement, le citoyen vendu comme esclave, le tuteur qui a marié sa pupille à un étranger, le corrupteur de jeunes gens, le voleur et l’incendiaire. Les peines pécuniaires sont l’amende et la confiscation.

Le bannissement et la mort finirent par amener la confiscation des biens de la famille des condamnés. Il faut placer en regard de cet abus du droit, preuve manifeste d’une exaspération d’esprit, la peine de l’atimie, témoignage manifeste de la décadence hellénique : Tout citoyen convaincu d’être resté neutre dans la guerre civile, d’avoir fait une proposition contraire aux lois, d’avoir accaparé ou enlevé du blé, d’avoir manqué à la discipline militaire, d’avoir abusé d’un dépôt, de n’avoir pas répudié sa femme coupable d’adultère, était privé, totalement ou partiellement, de la jouissance ou de l’exercice de ses droits.

La peine de l’atimie frappait toute la famille du condamné. Les charges que supportait le citoyen d’Athènes étant devenues très lourdes, et le patriotisme ayant disparu, les Athéniens s’ingéniaient à mériter une condamnation qui, les privant de leurs droits, les exonérait de tout service militaire.

Les Athéniens, en réalité, n’avaient jamais eu de Droit civil ; la science qui maintient une exacte et impartiale équité dans les différents rapports des citoyens entre eux, suivant l’admirable définition de Cicéron, n’avait existé qu’à l’état d’art à Athènes. La sobriété du Grec le dispensait des précautions et des garanties. Peu vêtu ; sa maison, sommairement bâtie, presque sans meubles ; vivant au grand air, sous le ciel, et se nourrissant de peu de chose, la vie matérielle de l’Athénien était restée jusqu’à la fin imprévoyante. Des intrigues, des combinaisons sans cesse renouvelées, fruits naturels d’une intelligence en éveil constant et souverainement gaie, curieuse, suppléaient à tout. Des concessions réciproques, que l’on avait longuement et bruyamment discutées, terminaient les litiges.

A défaut de texte, surtout de principe, chacun jugeait selon ses facultés. De bizarres sentences résultaient de cette indépendance juridique. On en était arrivé à accuser, à juger, à condamner et à exécuter des objets criminels : une pierre, une arme... Une statue fut précipitée dans les flots pour avoir, en tombant, blessé un Hellène qui passait.

Le mélange des étrangers de toutes races qui, vers la fin, remplissait la ville universelle, rendait impossible la conception d’un code unique des lois. On distinguait, dans Athènes, des Grecs, des demi Grecs et des Barbares, Thraces, Babyloniens, Phéniciens, Égyptiens, etc. En 346, malgré toute l’indolente confiance des Athéniens, Démophilos dut proposer une révision de la liste des citoyens. Il est remarquable que Platon, formulant son État idéal, ne songe pas à en écarter les étrangers.

Le Grec avait eu cependant l’idée de la Loi, c’est-à-dire de la formule disant avec exactitude ce qu’il n’est pas permis de faire, et il concevait une collection de ces formules remise au juge appelé à juger ; il finit par reconnaître, — lorsque la vie hellénique devint difficile, que des compétitions d’ambitieux troublèrent l’État, — que le consentement de tous, dans l’application d’un contrat social quelconque, s’imposait à un peuple ayant la prétention de se gouverner ; et il déclarait, avec conviction, comme la Vieille d’Aristophane, que dans une démocratie on doit obéir à la loi.

Il y eut donc une loi et des juges à Athènes. Les juges devinrent des tyrans ; les avocats, des orateurs ; exerçant, les uns et les autres, plutôt un métier qu’une magistrature, une fonction. Les tribunaux furent bientôt comme des marchés où l’on discutait le prix des sentences. Sur son siège, tel magistrat, agissant en satrape, se repaissait des condamnations qu’il prononçait, jouissait du désespoir des condamnés. Je ne sais pas plus absoudre, dit Philocléon, que jouer de la lyre. — Les juges et les avocats, déclare un autre personnage d’Aristophane, s’entendent comme deux scieurs de long, l’un pousse et l’autre tire.

Avec des juges cruels ou corrompus, l’exploitation des tribunaux ne devait pas tarder à s’organiser. Les sophistes du Pnyx et les délateurs de l’agora se multiplièrent. La misère complaisante sut imaginer mille moyens lucratifs d’exploiter la loi. Personne ne fut plus à l’abri de la justice menaçante ; chacun pouvait être appelé, à chaque instant, à se défendre de la plus invraisemblable des accusations, à acheter le silence de ses accusateurs, l’attention et surtout l’acquittement du tribunal. Le Charmide de Xénophon a pu dire, avec exactitude, qu’il n’avait été heureux que lorsqu’il avait été ruiné.

Les orateurs grecs, très discoureurs, citaient volontiers, dans leurs plaidoiries, les lois dont ils réclamaient l’application, les jugements dont ils citaient la sévérité, les exemples et les textes qu’ils s’efforçaient d’imposer aux juges. Il semble qu’il aurait suffi de réunir patiemment ces citations pour avoir le code des lois athéniennes, mais il aurait été sagement nécessaire de rechercher, d’abord, si les textes cités par les orateurs, et les exemples qu’ils produisaient, n’étaient pas de simples moyens oratoires, d’audacieuses inventions.

Les commissaires envoyés de Ronce à Athènes, pour y étudier les lois civiles et politiques, ne trouvèrent rien, ou presque rien ; moins que rien même, car, à défaut de lois écrites, de jurisprudence, les Athéniens ne pouvaient montrer, alors, qu’une société finie, un amalgame de mœurs diverses, une corruption de toutes choses, une absence totale de sécurité. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’histoire n’ose pas absolument affirmer que les commissaires romains se rendirent à Athènes ; peut-être se contentèrent-ils de questionner les Grecs très diserts qui étaient au Sud de l’Italie. Ils rapportèrent cependant à Rome des notions de droit que, sans ces Grecs, les Romains n’auraient certainement pas eues. L’impression qui en résulta fut très importante, en regard de l’influence étrusque, la seule qui jusqu’alors eut pesé sur le développement de l’organisation romaine.

Lorsque les trois commissaires revinrent (450), la Constitution ancienne étant suspendue, dix patriciens furent chargés du gouvernement et de la rédaction du nouveau code. Chacun des dix présidait à son tour, pendant une journée. La paix favorisa les travaux des constituants. Après une année, les Dix remirent au peuple les dix tables contenant toute la loi. Le peuple, acceptant ce code, procéda à la nomination d’autres décemvirs chargés de compléter, d’achever l’œuvre commencée.

La légende s’établit que les trois commissaires avaient rapporté les lois de Solon ? Plus tard, on s’ingénia à signaler, dans les dix tables, les lignes d’origine hellénique. En réalité, l’influence mosaïque, juive, s’y manifestait beaucoup plus que l’influence grecque. La force dominante du texte, que signale si bien le mot auctoritas, ou authoritas, écrit plusieurs fois, exclut la paternité hellénique, puisque le mot n’a pas de correspondant en grec. Et si l’idée de l’hypothèque fait songer au système des prêts sur gage qui existait à Athènes, — garantie illusoire d’ailleurs, à cause des difficultés de la réalisation que les Athéniens n’avaient pas prévues, n’ayant ni la saisie, ni la vente, — cela ne suffit pas, car les commissaires, non seulement devaient trouver cette formule, mais en régler minutieusement l’exécution. La très grande majorité des Romains se trouvant endettée, les patriciens, prêteurs uniques, devaient tenir essentiellement à cette réglementation.

Les dix tables furent affichées au forum. Le peuple, très satisfait, y vit surtout qu’on lui confiait la connaissance des causes criminelles. Les comices centuriates acceptèrent la loi nouvelle, à compléter cependant, mélange de vieilles coutumes italiques et d’emprunts étrangers.

La nomination des commissaires nouveaux suscita des troubles. Appius Claudius, qui présidait les comices d’élection, combattit les candidatures de Capitolinus et de Cincinnatus, et se présenta lui-même, contrairement à l’usage. Il fut élu, parmi d’autres évidemment désignés à l’avance dans un but spécial, tous mal choisis, hommes obscurs et plébéiens que Claudius comptait dominer. Avec leurs cent vingt licteurs, les nouveaux décemvirs se donnèrent une importance ridicule, extérieure, toute d’ostentation. Ce furent des tyrans insupportables, toujours unanimes, — ce qui en imposait, — et gardés par la jeunesse patricienne, un corps armé. Le Sénat favorisait les prétentions excessives, souvent absurdes, des décemvirs d’origine populaire, leçon donnée au peuple de ce dont ses élus étaient capables. Les derniers décemvirs ajoutèrent deux tables de lois iniques aux dix premières tables affichées et sanctionnées.

Le texte des douze tables ne nous est pas entièrement parvenu. Dussé-je révolter tout le monde, s’écriera Cicéron, je dirai hardiment mon opinion : Le petit livre des douze tables, source et principe de nos lois, me semble préférable à tous les livres de philosophie, et par son autorité imposante et par son utilité. Parole d’orateur politicien, Romain par excellence, jusqu’aux moelles, s’emparant de ce droit original, comme un guerrier qui aurait retrouvé la massue d’Hercule.

La loi des douze tables faisait du Père de famille, à défaut de roi, le type du chef que Rome devrait avoir. Le père dispose de tout, des biens, des esclaves, de la femme et des enfants, sans contrôle et sans restriction ; prêtre et juge, il ne doit des comptes à personne ; mari, il absorbe les droits de l’épouse, la femme tombée en ses mains perdant tout, n’ayant plus de famille, devenant la sœur de ses enfants. Le mariage s’accomplit par trois moyens : l’union régulière, que consacre l’offre votive d’un pain fait de fleur de froment, devant dix témoins assemblés ; l’achat ; la cohabitation non interrompue pendant une année. Le père peut s’opposer au mariage régulier ; quant à l’épouse, aussitôt qu’elle a touché au gâteau symbolique, ou passé sous le joug d’une charrue, ou mis une monnaie dans la balance, elle tombe sous la dépendance absolue de son maître, et ses biens, sa dot, comme sa personne, sont la chose de l’époux. En cas de divorce, le mari conserve la dot.

La loi nouvelle consacre les droits réciproques, les obligations des patrons et des clients. La propriété publique est déclarée imprescriptible ; la propriété privée, si le détenteur l’abandonne, peut être reprise pendant deux années, — un an seulement pour les esclaves et les meubles. Ce droit de prescription ne s’éteindra jamais pour le détenteur étranger, tandis que le citoyen est propriétaire après deux années de jouissance. Les domaines se délimitent selon le principe de la quadrature, division radicale et dessinée sur le terrain, sans préoccupation des obstacles, fleuves ou mers. Rome est avare de son territoire, a peur d’en perdre la moindre parcelle, et elle le dispute, en droit, dès l’origine, à toute aliénation, à tout délaissement.

La protection du faible, sorte de concession au peuple, est inscrite dans la loi, manifestation politique au premier chef, imposée en quelque sorte, innovation libérale justifiant presque les prétentions de la plèbe. La peine de mort par précipitation menace le faux témoin et le juge corrompu. La loi Valeria et les restrictions apportées aux pouvoirs du dictateur sont consacrées. Il y aura toujours appel au peuple des sentences des magistrats. La connaissance des crimes est définitivement enlevée aux curies et aux tribus : Que le peuple seul, dans les comices centuriates, ait le pouvoir de rendre les sentences capitales. L’assemblée des centuries, où patriciens et plébéiens se réunissaient, domine tout. La loi ne connaît pas les personnes, les individus ; elle ne protège que les citoyens romains, impersonnellement. La formule est : Si quelqu’un... L’égalité confond devant le juge le patricien, le plébéien, le sénateur, le pontife et le prolétaire. L’universalité des citoyens a tous les pouvoirs : Ce que le peuple aura ordonné en dernier lieu sera la loi.

A l’abri de cette concession énorme, hypocrite, conforme cependant à l’origine et au but romain, donnée au peuple pour obtenir son consentement, son soutien peut-être en l’état d’anarchie où l’on est, les patriciens conservent la séparation des classes, en ne définissant comme légal que le seul mariage aristocratique, régulier, en interdisant les unions entre patriciens et plébéiens. Les propriétaires, d’autre part, les aristocrates de la richesse, se garantissent mutuellement leurs propriétés, s’organisent.

Parmi les peines édictées, barbares au fond, brutalement énoncées, la compensation pécuniaire, — détail caractéristique, — précède le talion : l’évaluation du dommage l’emporte sur la sécurité. Les peines sont relativement légères au point de vue criminel, mais les attaques à la propriété sont considérées comme des sacrilèges. Un luxe inouï de précautions sévères menace l’enchanteur de moissons, le voleur d’herbes la nuit, le coupeur des récoltes vouées à Cérès ; le propriétaire peut tuer le voleur la nuit, et le jour de même si le voleur se défend ; l’incendiaire de blé » sera ligoté, battu et livré au feu ; le débiteur insolvable sera vendu et coupé à morceaux... Cette dernière loi, sauvage, voudrait être interprétée ? L’esprit se refuse à admettre ce texte littéralement. Mais la loi est vraiment impitoyable pour le débiteur insolvable ; des documents positifs prouvent que le malheureux débiteur cité en justice, proie de son créancier, subissait au moins d’intolérables tortures. Appelé devant le juge, si le débiteur est malade ou âgé on lui procurera un cheval, point de litière ; après trente jours, s’il ne s’est pas acquitté, on le jettera dans l’ergastulum, lié avec des courroies ou des chaînes pesantes ; après soixante jours, il sera mené hors de Rome, vendu au delà du Tibre. C’est probablement le produit de cette vente, la valeur du corps vendu que les créanciers se partageaient, et non le corps lui-même.

En atténuation de cette loi barbare, l’usure est restreinte à un intérêt maximum de 8 1/3 pour 100 l’an ; et l’usurier sera condamné à rendre le quadruple de ce qu’il aura pris illégalement, et l’esclave pour dette ne sera pas frappé d’infamie. Des peines sévères édictées contre les auteurs de vers outrageants et les rassemblements nocturnes, montrent bien, comme l’interdiction des mariages entre patriciens et plébéiens, la part prise par l’aristocratie dans la rédaction des douze tables.

Les patriciens conservaient le pouvoir judiciaire, grâce à l’étonnement qu’éprouvait le peuple lorsqu’il entendait discourir les Grands sur des questions de droit ou de jurisprudence, car il se rendait compte, au point de vue de la conservation de ses propres conquêtes, de l’importance de la loi, tout en se sachant incapable, par ignorance, de l’interpréter et de l’appliquer. Le monopole de la connaissance des actes légitimes, qui constituait la jurisprudence, appartenait de fait, inévitablement, aux patriciens ; et cette possession les rassurait. L’application opportune des lois dépendait donc des intérêts de l’aristocratie. On a pu dire que la délivrance et la promulgation applaudie des Douze tables fut une immense mystification.

Cette duperie incommensurable nous a valu du moins un document de premier ordre, et qui suffirait pour condamner le système romain. Les rédacteurs de ce code légifèrent pour eux ; ils ne se préoccupent que de la défense de leurs intérêts immédiats ; ils n’ont aucune prescience de l’avenir. Le code des lois est comme la réglementation d’une ferme nombreuse où le patron est obligé d’insérer des clauses donnant une apparence de droits à ses ouvriers. Aucun développement historique n’y est supposé. Le peuple, qui subit encore l’impression naïve des formules incomprises, se laisse tromper, tandis que les Grands, pris à leur propre égoïsme, ne voient pas que leurs concessions, traduites à la lettre par une masse ignorante, grossière, brutale, seront un jour des armes terribles aux mains de la plèbe. Parce que le peuple tremble lorsqu’il profère un serment, les patriciens s’imaginent qu’avec des paroles symboliques ils tiendront ces brutes sous le joug.

Le Droit romain créé par les rédacteurs de la première loi romaine, impitoyable, demeurera comme l’œuvre d’une race dure, avare et jalouse ; l’application de ce droit démontrera un peuple vigoureux et persévérant, tenace plutôt, d’intelligence médiocre, égoïste, exploiteur et positif. Au frontispice de la déclaration légale, la reconnaissance des droits du peuple est absolue. Le peuple, seul maître de la vie et de la liberté des citoyens, grand justicier, disposant du droit d’appel contre tout jugement, reconnu par conséquent comme sommairement responsable des destinées de la société romaine, est ensuite, par le texte même, tenu à distance du gouvernement, exclu de l’exercice judiciaire ? La loi des douze tables, écrite, ainsi que cela a été dit exactement, pour mettre fin aux dissensions entre plébéiens et patriciens, livre tout au peuple d’abord, pour tout lui reprendre ; le proclame souverain, en consacrant son incapacité.

Il n’y a de vraiment humain, dans cette manifestation, qu’une recherche de l’équité, due sans doute à l’émotion que ressentirent les rédacteurs de la loi, lorsque les Grands découvrirent leurs vues, exposèrent les précautions qu’ils voulaient prendre, dictèrent ce qu’ils se réservaient contre la plèbe.

Fondé sur des mœurs incertaines, ce Droit de circonstance évoqua le Droit naturel, comme si les décemvirs éprouvaient un sentiment de pitié pour les misérables qui allaient être soumis au code nouveau. Il y eut ainsi, dans les douze tables, la caractéristique fondamentale de l’esprit juriste des anciens romains, et en même temps une tendance vers l’équité qui permit aux législateurs, sans s’écarter du pacte originel, de suivre les grandes révolutions romaines, d’y adapter les constitutions réformées.

La grandeur de l’État, par exemple, se substituera à la volonté du peuple, en considération de ce raisonnement inattaquable, que les suffrages du peuple et le conseil des magistrats sont les choses qui font la grandeur de l’État. Le Droit fondé sur la loi sera toujours celui que sanctionne la volonté du peuple, mais le peuple cessera de l’interpréter. La loi courbe tous les citoyens sous son joug, mais chacun peut se faire une loi, contracter, s’engager, se lier, et c’est ce contrat, c’est cette convention que les juges auront à appliquer. Et le texte lui-même de la loi se prêtera aux nécessités sociales, ou de gouvernement. Les lois ne sont un pouvoir supérieur, qu’à la condition de servir l’intérêt de la patrie, — Il faut, dira Cicéron, interpréter les lois dans le sens du bien général plutôt que dans le sens littéral — Le code sera fermé s’il est contradictoire avec l’intérêt de l’État : L’inviolabilité des lois n’a pour raison que l’inviolabilité de la république.

Le Sénat s’étant dispersé, les douze tables étant publiées (449), l’année pendant laquelle les dix devaient avoir achevé leur œuvre étant écoulée, les décemvirs refusèrent de rendre le pouvoir qu’ils détenaient. Rome allait donc être gouvernée par les dix tyrans qui venaient de lui donner des lois. Une situation imprévue, inextricable, unique dans l’histoire, allait s’imposer, lorsqu’une prise d’armes des Sabins d’Éretum et des Èques vint rappeler aux Romains qu’il ne suffisait pas de légiférer, de discourir sur l’étendue des pouvoirs, sur l’application des lois nouvelles, sur les attributions des autorités diverses au forum, et qu’il fallait bien convoquer le Sénat pour décider de la guerre ou de la paix ?

Un patricien très populaire, Valerius, profitant de l’inquiétude des décemvirs, les dénonce au peuple comme ayant attenté à la liberté des Romains, en conservant le pouvoir. Appius, de son côté, dénonce le Sénat comme sans droit. Les invectives, les menaces, les accusations formelles, de toutes sortes, maintiennent le peuple en permanence au forum, discutant. La lutte se termina par le triomphe d’Appius, infatigable, et le Sénat disparut devant les décemvirs. Dix légions, confiées aux décemvirs, quittent Rome (449). A la première rencontre, les légionnaires sont battus. Les décemvirs accusent les chefs qui se sont laissés vaincre malgré l’héroïsme des soldats. L’un de ces chefs, Dentatus, dont la réputation de bravoure était telle qu’on le nomma l’Achille romain, signalé par les décemvirs comme le plus coupable, fut assassiné par leur ordre.

Pendant que ce crime audacieux s’exécutait froidement hors de la cité, devant l’ennemi, que les décemvirs cherchaient à terroriser les soldats pour les contenir, Appius, dans Rome, ivre de tyrannie, fou, réclamait comme esclave, pour un de ses clients, — parce qu’il la désirait, — la fille d’un plébéien. Le fiancé de la jeune Romaine, un ancien tribun, Icilius, offre de prouver que la fille de Virginius est libre. Appius, violant la loi, adjuge la Romaine à son client. Le père, à l’audition du jugement épouvantable, se précipite, tue sa fille, et couvert de sang va soulever l’armée campée sur le mont Algide. Conduits par Virginius tout à sa vengeance, les légionnaires viennent occuper en force l’Aventin ; le peuple se joint aux légionnaires ; les troupes de la Sabine, sur le mont Sacré, se déclarent contre les décemvirs. Cette formidable émeute ne suffisait pas encore au Sénat pour qu’il se décidât à intervenir contre Appius et ses neuf complices. D’eux-mêmes, épouvantés, les décemvirs abdiquèrent.