Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Marche rétrograde des Aryens. - Philippe et Alexandre. - Athènes et Rome. - La péninsule italique. - La mer et les îles. - Italiotes et émigrants. - La Sicile. - Le Tibre. - Première Rome. - Pélasges, Hellènes, Sicanes, Ligures, Celtes et Étrusques. - Autochtones. - La Rome légendaire. - Premiers Romains. - L’enlèvement des Sabines. - Destinée de Rome.

 

EN refusant à Philippe de Macédoine la gloire de diriger les destinées des Grecs, Démosthène a donné le coup de mort à l’Hellénie, cette Grèce restreinte, amoindrie, incapable désormais de continuer la marche de l’exode aryen vers l’Occident. Le successeur de Philippe, Alexandre, rétrogradera vers l’Asie, avec ses Macédoniens. Rome, que rien ne gêne, sans traditions, libre, ignorante, innovera le brigandage organisé. Ni les hymnes védiques, ni les préceptes de Zoroastre, ni la noblesse des premiers Perses, ni l’humanité des vieux Égyptiens, ni le catholicisme des vrais Grecs ne prévaudront. Refoulés vers l’Orient, c’est-à-dire vers leurs origines, les Aryens laisseront l’Europe à l’exploitation grossière des races qui en détenaient le nord, Finnois et Scandinaves, chasseurs et pêcheurs, parés d’ambre et de dents d’animaux, pillards et gloutons, qui s’illustrèrent en détruisant Troie et qui fondèrent Sparte. Rome questionnera trop tard les Athéniens, et la lie de Romulus, dont parle Cicéron, dominera le monde.

 

Les fondateurs d’Athènes, bâtissant leur cité, s’étaient laissé prendre à la séduction du décor, à la grâce du site ; les fondateurs de Rome, stupides, choisirent, pour s’y installer, l’aire la moins favorable de toute la péninsule italique. Les fils de la louve firent leur tanière aux bords du Tibre, sans réflexion, comme les premiers Athéniens avaient fait leur nid au grand air, devant les flots bleus, d’instinct ; ne se souciant de l’avenir ni les uns ni les autres, également incapables de vivre sur leur propre territoire.

Athènes, trop ouverte aux émigrants, devait finir dans la confusion ; Rome, trop fermée, devait s’exaspérer, étouffer dans ses limites. Ces deux commencements excluent toute communauté de race possible. Athènes fut une cité ; Rome, un camp. Le «pont» jeté sur le Tibre, unique voie par laquelle les premiers Romains communiquaient avec les autres Italiotes, fut fait de bois, ainsi qu’un pont-levis de forteresse, toujours prêt à être rompu. Athènes, imprudente et généreuse, rayonne et perd la chaleur de son foyer central ; Rome, avide, avare, absorbe tout en elle, et se consume jusqu’à la mort dans son propre creuset.

Des Alpes au détroit de Messine, de la mer toscane aux côtes orageuses de la mer Adriatique, la péninsule n’est qu’une succession de murs séparatifs, enchevêtrés. Les Apennins, d’une hauteur moyenne de mille mètres, — sauf le mont Velino et le mont Corno, plus élevés, — coupent le pays de vallées profondes ; distribuant, pourrait-on dire, par les caprices de leur ossature, toutes sortes de climats, séparant les peuples par vallées. Des fleuves innavigables et des lacs insignifiants ; une mer difficile en Adriatique ; tourmentée de cyclones vers le golfe du Lion, devant Gênes ; méchante sur les côtes de la Toscane, toute semée de périls et d’écueils ; et au sud, cette mer traîtresse où s’était égarée la prudence même d’Ulysse.

Au nord, l’Italie alpestre, fière de ses vignes et de ses mûriers, de ses pâturages, que coupent des plaques de roches nues, que dominent des monts chargés de glaces éblouissantes, sites effroyables et tentateurs, d’apparence fertiles, où ne vivent, misérables, que des populations constamment trompées. Le fleuve indomptable, le Pô travailleur, avec ses trente affluents, jadis navigable, maintenant divisé en lacs successifs, presque fermés, ne reprenant ses eaux que pour devenir capricieux et menaçant, indisciplinable, dévastateur, ravageant les terres qu’il a lui-même apportées et dont il change continuellement les superficies, exhaussant ses berges, élevant son lit, reculant la mer.

A l’ouest, le Piémont, aux plaines surgissantes, conservant dans ses lacs les preuves de leur communication avec la mer, de ses fjords antiques. A l’est, les Alpes vénitiennes, dont les lacs anciens ont disparu, dont les lacs actuels sont des réservoirs, et qui menacent la Lombardie des crues terribles du Tessin, jadis égal au Nil.

Vers l’Adriatique, les lagunes désolées, où chantent les pins gémissants, où survivent des chênes, des aubépines et des genévriers ; des îles disparues ; des forêts détruites, remplacées par des roseaux. Venise et Ravenne s’enfonçant dans l’intérieur des terres et s’éloignant de plus en plus de la mer. Et comme contraste, à l’ouest de cette Italie supérieure, sorte de Hollande toujours inondée, la Ligurie étroite, brûlée, avec sa faune africaine, sa flore rabougrie, devant une mer surchauffée.

Au sud extrême de la péninsule, la chaîne transversale des Apennins, les monts Samnites, dont les pentes douces vont disparaître sous les tables argileuses (tavoliere), déposées en Pouille par la mer ; territoire désolé où les fenouils sauvages envahissent les prés verdoyants. Le mont Gargano, formant l’éperon de la botte, avec ses hêtres, ses pins, ses caroubiers et ses arbousiers, paradis des abeilles. Les Apennins de Naples, que terminent l’ancien volcan du mont Vultur, aux vals boisés, pays de la résine, finissant à l’Aspromonte ; la terre de labour, ou Napolitain, si tourmentée ; la Campanie, au fond de cendres ; les champs Phlégréens, avec leurs vingt vomitoires, — Forum vulcani, — lieux d’horreur, qui seront choisis comme lieux de délices, où les voluptueux viendront, dans des villas riantes, jouir de la vie en bravant la mort ; le Vésuve, où se dressa le temple de la Vénus méphytique ; l’Averne, cette entrée des enfers, territoire maudit dont Baïa, et Sybaris surtout, avec sa flore tropicale, ses orangers et ses dattiers mûrissants, ses forêts d’oliviers et ses jardins, furent comme les paradis trompeurs ; et Pœstum, la cité des roses ; Arpinum, aux murs cyclopéens ; Tarente et sa petite mer délicieuse, dont Naples, la ville neuve des Cumiens, devait hériter.

En Italie centrale, de l’Arno au Tibre, les Apennins toscans, ou monts de l’Étrurie, ou Alpes étrusques, blanches de neiges et de marbres, protégeant, avec des collines arrondies, une plaine grise, terne, argileuse, semée de marnes et de poudingues. Au sud, le plateau inégal de l’Étrurie méridionale, encombré de roches, mouillé d’eaux capricieuses, surgissantes et ;disparaissantes, ébranlé de feux souterrains, tiédi d’eaux minérales, « lieu maudit » dont Dante a parlé.

L’Apennin du centre, nœud orographique de la péninsule, avec ses vallées parallèles à l’Adriatique, — sauf l’éperon d’Ancône, exceptionnel — et dont les pentes s’abaissent, faciles, vers la Méditerranée, défend mal Rome, comme les Alpes défendent mal l’Italie du nord.

Sans voies intérieures praticables, ni fluviales ni terrestres, les Italiotes avaient la nier : la mer de Toscane et la mer Ionienne, accessibles, avec des golfes vastes et des ports naturels ; eaux difficiles, traîtresses, et, simplement posées sur les flots bleus en repos, des îles charmantes, tranquillisantes. Les côtes de l’Adriatique, au contraire, plates, unies, sans criques, sans abris, sauf au fond, au nord, à Venise, où croyaient pouvoir se réfugier les marins, pirates ou marchands.

La péninsule si diverse, inexplicable, pleine de séductions et de terreurs, inhospitalière et attirante, énorme tentacule de pieuvre s’étendant sur la Méditerranée, ou bras de courtisane, mi-nu, mi-paré, toujours tendu, à la main prenante, reçut des hommes de toutes races, continuellement, donnant à chacun son morceau de terre. Ces colons disparates, s’imposant au sol et l’amodiant, comme firent les Étrusques, ou s’adaptant à la terre et au climat, comme firent les Ibériens et les Celtes, finirent, en y vivant, par former deux groupements principaux. L’ouest et le sud de l’Italie future se montrent bientôt peuplés de laboureurs et de marchands ; l’est, de pâtres fidèles à leurs montagnes.

La Sicile, qui semble tenir à l’Italie, et qui y tient par le fond du détroit, ouvre récente de la nature, s’en sépare absolument en fait. L’île aux trois promontoires se soude à la Grèce par les racines, si on peut ainsi parler, de l’Etna, par son climat spécial, et elle est africaine, égyptienne même, par la poussée de ses bambous et la floraison de ses papyrus. La plaine de Catane, cette terre aimée de Cérès, et les jardins merveilleux de l’île, lui vaudront d’interminables guerres ; elle sera l’éternelle convoitise, malgré le mystère inquiétant de ses îlots de garde, — les Éoliennes, — malgré la dévorante Scylla et la monstrueuse Charybde.

Parmi toutes les séductions de la nature italique, le mensonge du Tibre paraît avoir été celui qui a le plus trompé. Tous les fleuves de la péninsule étant impraticables, terribles au printemps, sans eau en été, le Tibre seul s’offrait au navigateur comme une porte constamment ouverte, toujours accessible. Aux bouches du Tibre se trouvent les plus anciens témoignages de la vie humaine : des silex travaillés et des vases de terre où sont tracés les dessins de maisons préhistoriques. L’histoire, vaguement, mais avec de suffisantes indications toutefois, signale sur les bords du Tibre et en Sardaigne, au temps de l’Égyptien Ramsès III (1288-1110), l’arrivée d’hommes blancs, venus par la mer. On a reconnu jusqu’à vingt-trois cités à la base des monts Lépini, où s’étendent maintenant les Marais Pontins.

Le Tibre, remonté, conduisit les premiers Romains à l’emplacement détestable où la charrue de Romulus traça le premier sillon de campement. La tanière des fils de la louve n’était pas sûre. Le fleuve d’apparence si bien placé, entre les Latins, les Sabins et les Étrusques, était au contraire une voie dangereuse ; et Rome, un détestable entrepôt, entre les Apennins longtemps infranchissables et une mer difficile. Ce nid de pirates, suffisant pour un groupe d’aventuriers, n’avait pas d’avenir normal. Rome devait fatalement dépendre, un jour, des peuples tenant la plaine Padane au nord et la Sicile au sud. Le centre véritable de l’Italie était au nord, comme le centre de la Grèce était en Macédoine ; l’erreur des premiers Romains, égale à l’erreur des fondateurs d’Athènes, fut irréparable.

A Rome, les premiers fermiers, chaque soir chassés par la malaria, devaient revenir aux collines où l’entassement se produisait. Et contre ce fléau, rien à frire, car le germe du mal était dans la profondeur du sol, nulle force humaine n’étant capable de supprimer les pluies, d’arrêter les infiltrations du fleuve. Sans port, sans banlieue, entourée de miasmes mortels, Rome, enfermée, bloquée, devra construire de longues routes pour mettre ce qu’elle exploitera à sa portée.

L’erreur vint sans doute de l’admirable tableau dont furent frappés les yeux des premiers arrivants : L’hémicycle des monts fermant la plaine ; la sérénité du Tibre, dont le regard suit les eaux calmes longtemps, — jusqu’à la porte triomphale d’où vient le fleuve, et qu’il semble qu’on peut fermer d’un geste ; — les deux hautes cimes pyramidales de Soracte et du mont Gennaro, vigies admirables ; le massif avancé des hauteurs de la Sabine, qu’on touche du doigt ; le Mont Cavo, évidemment fait pour recevoir le temple du dieu principal, et d’où l’on voit la mer, jusqu’à la Sardaigne ; et enfin le Tibre lui-même, superbe, incorrigible, aux vallées profondes, paraissant avoir en soi sa propre défense, chargé de limons ombriens, maître de son embouchure, ne refusant jamais ses eaux, terrible en ses crues formidables, protectrices, et pourtant respectueux des choses sacrées, puisque, comblant son golfe, il épargnait, en la contournant, l’île sacrée, l’île de Vénus, rouge de roses.

La première Rome fut sur le mont Palatin, protégée par les escarpements de la roche et les eaux da Vélabre, étalées en marécages. Tarquin, l’Étrusque, assèchera le marais en construisant des égouts qui seront des chefs-d’œuvre, et la ville naissante, peu à peu, descendra, en se ramifiant dans les ravins. Bientôt, les pentes descendues seront de nouveau gravies, parce que les habitants de la cité faite, agrandie, se diviseront, et qu’il faudra se protéger. Il y aura, en face des Romains palatins, campés sur leur hauteur, les Romains du Quirinal. La ville palatine, fortifiée, prendra la dénomination des sept collines — ou sept monts — et ses citoyens seront les montani.

C’est sur le Palatin que sera creusée la cave de l’équipement, ce premier arsenal de Rome ; c’est aussi là que tout citoyen, symbolisant son droit, et s’engageant à le soutenir, apportera la motte de terre ; c’est là que se déposeront les reliques : le chaume de la maison de Romulus, la cabane de son père adoptif, le figuier sacré sous lequel naquirent les jumeaux. Mais pas de temple, pas de sacerdoce, pas d’acte attachant ; rien ne retiendra le vaincu, s’il doit partir. Servius Tullius tracera l’enceinte de la ville aux Sept collines. Hors de cette limite, le Romain n’osera pas s’aventurer. Les terres malsaines des environs seront cultivées par des esclaves. Or, la Cité fermée aux Italiotes, même aux Albains (Rhananenses) et aux Sabins (Tatienses), sera toute ouverte aux étrangers (Luceres) venant par les bouches du Tibre.

Les hypothèses du peuplement de l’Italie se compliquent de la facilité avec laquelle, tout le long des côtes, chacun pouvait y débarquer. Une invasion de Pélasges industrieux, ayant l’écriture et le culte des dieux Cabires, arrivés à la fois par le nord et le midi, auraient refoulé les autochtones, les Osques. Et de toutes parts, ensuite, des peuples divers seraient venus grossir cette organisation pélasgique : des Pélasges de l’Illyrie, des Hellènes de Grèce, des Sicanes et des Ligures d’Espagne, des Celtes ombriens descendus de la Gaule, etc. Ces mouvements auraient eu lieu vers le dix-septième siècle avant notre ère (1700-1600).

Un siècle après (1500), une invasion de Celtes en Espagne, fait passer en Italie un parti de Sicanes et de Ligures ; ces derniers, actifs, courageux, sobres et agiles, — des Ibériens, — suivent la mer depuis le Rhône, arrivent au Tessin, rencontrent les Sicules, — Pélasges ? — sur les rives de l’Arno et les repoussent. Ces Sicules, chassés vers le Latium, sont refoulés, traqués jusqu’en Sicile, à laquelle ils donnent leur nom : l’île des Siciles. Enfin les Sicanes, chassés à leur tour d’Italie, rejoignent les Sicules en Sicile.

Ceux qui avaient ainsi expulsé d’Italie les Sicules et les Sicanes, c’étaient les Ombriens, — les nobles, les Faillants (de ambra), — Celtes de la Gaule, venus en 1400, qui occupèrent d’abord toute la vallée du Pô, puis le pays entre l’Arno et le Tibre. Ces Ombriens tenaient alors toute la Haute-Italie : l’Issombrie (Basse-Ombrie), comprenant les plaines du Pô ; l’Ollombrie (Haute), pays entre l’Adriatique et l’Apennin ; la Villombrie (Ombrie maritime) jusqu’à la mer. Ravenne, Ariminium et Améria étaient les principales villes de cette domination celtique. Ces hypothèses, vraisemblables quant aux Celtes, ne sont pas démontrées. De 1700 à 1000, les indications elles-mêmes restent incertaines. On peut voir, entre le Tibre et l’Arno, des Pélasges-tyrrhéniens, des Pélasges-sicules, les Lydiens d’Hérodote ?

Des colons Hellènes sont signalés en Italie avant la guerre de Troie (1194-1184). L’Arcadien Évandre fonde Pallantium soixante ans avant la destruction d’Ilion ; Énée apparaît au Latium ; Ascagne, son fils, fonde Albe-la-Longue. Après la guerre de Troie, Tarente est fondée par Philoctète ? Ces fables, ou légendes, ces revendications, ne donnent pas de l’importance aux colonies grecques originales en Italie ; si elles avaient le caractère hellénique, elles le perdaient très rapidement. Sauf Cumes cependant, fondée (1030 à 1050) par des Éoliens de Chalcis, d’Eubée et de Cyme d’Éolie : Cette colonie spéciale, habilement exploitée, peut-être plus phénicienne que grecque, — comme tendances et manifestations, — donna Dicéarchia (Pouzzoles) et Parthenope (Naples).

Parmi les autochtones, ou indigènes, on cite les Sabelliens ou Osces — ou Opiques, — qui seraient les Ausones ou Aurunces des Grecs, vivant entre la montagne de Bénévent et le Tibre, que les Sicules avaient subjugués. Lorsque les Sicules partirent, un parti d’Osces, — les Casci, — descendu des montagnes, serait venu occuper la rive gauche du Tibre ; ces Casci, mélangés à des Celtes-Ombriens (Gaulois), à des Tyrrhéniens, à des Sicules et à des Ausones, auraient formé le pays latin. Ce mouvement ayant enhardi les diverses tribus italiotes, les plaines de la Campanie et du Latium méridional se seraient peuplées de Rutules, de Volsques, d’Herniques et d’Aurunces, voisins, au sud, des Latins organisés. A ce moment, la race belliqueuse des pasteurs Sabelliens n’a pas encore mérité son qualificatif : c’est le peuple des Sabins, vivant au nord du futur Samnium.

Vers l’an 1000 (1100-1000 av. J.-C.), les Celtes-Ombriens occupent plus de trois cents villes au nord de l’Italie ; au fond du golfe adriatique, les Vénètes sont organisés ; au fond du golfe de Gênes, dominent les Ligures. Au centre de l’Italie montagneuse, les Osces et les Sabelliens ; à l’est central, sur l’Adriatique, les Liburnes et les Iapygiens ; à l’ouest, les Œnotriens ; en Lucanie et au Brutium — Italia, — le pays d’Italos, roi des Sicules ou Sicules, suivant Thucydide.

Mais voici de nouveaux émigrants : les Rhasénas, — qu’on nomma Tusci ou Tyrrhéni, plus tard, lorsque des Lydiens, dit-on, vinrent se joindre à eux, en nombre, — descendus des montagnes de la Rhétie, domptant les Tyrrhènes, venant bâtir douze villes fortifiées en pleine Ombrie maritime, notamment Falerii, Veii et Cœre. Ces envahisseurs s’étendirent vite vers la vallée padane, ne laissant aux Celtes Ombriens que Ravenne et quelques villages, çà et là. Les Sabins s’étaient alliés à ces Rhasénas subjuguant les Celtes. Beaucoup de ces Gaulois, demeurés, s’unissant à leur vainqueur, préparèrent cette forte nation, ces enfants des grasses races ombrienne et étrurienne dont parle Catulle. Et le climat modifiant le type, le sang celte finissant par l’emporter, ce fut le gai Toscan, dont l’ardente imagination sait se refréner, dont l’humeur est égale et le goût délicat.

Après avoir fortifié leurs douze villes, les Rhasénas, ou Étrusques, s’en furent en Campanie, en Corse, en Sardaigne ; rivaux heureux des Grecs et des Carthaginois, industrieux et commerçants, très vite enrichis, leur organisation sociale mit les Italiotes en contact, et par conséquent en hostilité, avec d’autres peuples. Cette substitution de l’autorité étrusque à la force ombrienne, et la comparaison inévitable des deux civilisations, ne permirent pas à cette Italie originaire de préparer une unité quelconque. Une extrême division de peuples se manifestait ; l’anéantissement des Celtes avait ruiné l’Italie politique. Très facilement, Rome allait pouvoir s’élever, s’imposer, dominer, utilisant à son profit, presque malgré elle, les divisions, les luttes, les guerres qui allaient ensanglanter la péninsule.

La Rome légendaire s’élevait déjà. Il sera très facile d’ailleurs de tenir la cité au-dessus des querelles italiques, en la rattachant au très grand passé des Grecs. Romain, fils de Troie, s’écriera le Marcius de Tite-Live, évite le fleuve Canna ! Homère avait écrit : Ankhisès, le plus brillant des hommes mortels, tu auras d’Aphroditè un fils qui régnera parmi les Troyens, et toujours des fils naîtront de tes fils. Et son nom sera Ainéas... Et les hommes mortels de sa race seront, toujours et surtout, proches des dieux par la beauté et la stature ; et Salluste affirmera l’origine troyenne de Rome. Les fondateurs de la cité, moins prévoyants, demandèrent à un sculpteur étrusque la louve de bronze qui caractérisera les commencements de la Rome antique.

En vain les fabulistes, — car les oreilles des hommes ne sont que trop avides de fables, dira Lucrèce, — imagineront des poèmes où l’origine grecque de Rome sera célébrée ; en vain les érudits prouveront que le nom de Romulus est grec, qu’il signifie force, et que le nom de Numa veut dire loi ; il reste que Rome fut fondée en 754 avant notre ère par des hommes venus d’Albe-la-Longue, et que l’enceinte de la ville fut tracée sur le bord du Tibre, à cinq lieues de la mer, entre sept collines protectrices, religieusement, selon le rite étrusque.

Des Sabelliens belliqueux, qui représentaient leur dieu Mars en fichant une lance ; des Latins cultivateurs, adorant Janus et le Jupiter latialis ; des Osques ou Opiques, ces Ausones des Grecs, qu’Aristote plaçait entre l’Œnotrie et la Tyrrliénie, avaient participé au premier groupement ; mais qui saura, et qui pourra dire les inventeurs de la cité ? et combien d’Étrusques, combien de Gaulois étaient présents ? Peu de Grecs, sans doute, car la prise de possession, la constitution de propriété fut faite selon la coutume de la branche rompue sur le terrain, du bris de la motte de terre, rite affirmatif du  droit que l’officiant, — propriétaire, — est prêt à soutenir de sa main lourdement armée. Cette force personnelle manifestée, consacrée, dans l’intérêt général, principe qui fit que Rome domina le Romain toujours, ôte à ces commencements toute possibilité d’influence hellénique.

Dégagée des légendes fabuleuses, des symboles subtils, des justifications poétiques ou intéressées, Rome apparaît, ce qu’elle fut à son origine, comme un asile et un repaire, un campement d’exilés et de malfaiteurs, foule d’aventuriers et de proscrits, repoussés, redoutés, dont on s’éloignait avec une crainte particulière, mêlée de dégoût, et à qui l’on refusait des épouses lorsqu’ils sollicitaient un mariage.

Mais, ce que rien ne modifiera jamais, ce qui demeurera comme indélébile, ce qui présidera aux destinées de la Rome constituée, c’est la légitimité supérieure de la conquête, le droit de guerre, d’extermination et de vol ; si bien, que les Romains, exerçant le métier des armes comme une profession lucrative, finiront par croire à la grandeur de leur mission, et, magnifiquement, soumettant et exploitant les peuples, épuiseront leur force, dilapideront leurs biens, déshonoreront leur génie.