Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

APPENDICE — ARYAS ET IRANIENS

 

 

SI l’histoire ne devait être qu’une nomenclature de faits, étiquetés chacun à sa date, et seulement inscrits lorsque le chronologiste en aurait définitivement fixé le classement, un corps d’historiens brevetés pourrait administrer suffisamment cette science, en exposer les résultats. Une histoire ainsi voulue, qui serait privée du stimulant des hypothèses, qui devrait tenir dans le cadre étroit d’un programme, que lierait cette obligation de dater tout fait cité, serait condamnée dans son projet même, puisque c’est le propre des commencements historiques d’apparaître à l’historien éclairés d’abord par une lueur d’intuition que des études viennent ensuite fixer.

Faudrait-il exclure d’une famille tel membre qui serait incapable de dire la date exacte de sa naissance ? ou d’une nation, tel groupe devenu complètement ignorant de ses origines ? Devrions-nous laisser dans l’ombre l’histoire de nos ancêtres de l’Inde, parce que nous ne savons pas encore la date de leurs premières œuvres historiques ? Et les Iraniens de la Bactriane, faudrait-il feindre de les ignorer, parce que l’historien n’ose pas affirmer, dans le temps, le moment précis où Zoroastre légiféra ? Les auteurs du Rig-Vêda et du Zend-Avesta ne nous ayant pas dit les heures exactes de leurs inspirations, les chronologistes disputant encore de l’époque vraie de Zoroastre, comme du moment précis où les Aryas du nord-ouest de l’Inde improvisèrent leurs premiers chants, abandonnerons-nous au silence les merveilleux poètes du Sapta-Sindhou et le grand réformateur de l’Iran ? Il en est des Aryas védiques et des Iraniens de la Bactriane, — avec le Rig-Vêda et le Zend-Avesta, — comme des Égyptiens et des monuments de l’antique Égypte, dont on mesure exactement la grandeur, dont on sait les lois architecturales, mais qui n’ont pas encore livré tous les secrets de leur exécution. Pendant que l’ingénieur les étudie, l’historien les lit couramment, et l’histoire en résulte.

De la supériorité de la race Aryenne, de l’influence qu’elle eut, qu’elle a sur le développement civilisateur de l’humanité, nul n’a plus le droit de douter ; et cette vérité historique, dont Hérodote eut l’impression, s’affirme chaque jour davantage. Faudrait-il être moins affirmatif, parce que l’origine et les exodes de ces Aryas, de ces Aryens, de ces ancêtres de la famille indo-européenne, sont encore des problèmes discutés ?

Deux faits dominants, incontestés, nous disent les commencements de la vie historique de ces ancêtres. Le Rig-Vêda nous livre les Aryas du nord-ouest de l’Inde ; le Zend-Avesta nous éclaire sur les Iraniens de l’Iran oriental et nous savons que ces deux groupes très importants étaient, dans une large vue, à peu près contemporains. Connaître exactement la vie de ces deux groupes, dans les siècles qui précédèrent l’installation des uns dans le Pendjab, des autres dans la Bactriane, ce serait éprouver une immense satisfaction, mais cela ne détruirait ni une page du Rig-Vêda, ni une ligne du Zend-Avesta, et les Aryas et les Iraniens demeureraient à nos yeux ce qu’ils ont été, naturellement.

Les recherches à la découverte de ces Aryas primitifs, non encore divisés en Aryas de l’Inde et en Aryas de l’Iran, ont déjà valu à l’histoire des amoncellements d’idées, ingénieuses, bizarres, excessives, ou folles.

Jusque dans nos contes populaires, on a trouvé la trace de la grande origine aryenne ; les héros de l’imagination sont devenus les héritiers directs des divinités primitives ; tout, un moment, a eu sa parcelle d’aryanisme démontrée. Zoroastre apparaît, avec son Zend-Avesta original, maître d’un groupe, légiférant comme dans l’ignorance de la vie des Aryas védiques ; l’on supposera cependant que sa prédication fut la cause de la séparation des Aryas primitifs. Dans l’Inde, les Arras donnent les hymnes du Rig, en sanscrit ; en Iran, Zoroastre donne l’Avesta, en zend ; l’on prendra les deux livres, et tandis que les uns, avec Roth et Haug, voudront interpréter l’Avesta zend par le sanscrit des Védas, les autres expliqueront les Védas au moyen du zend de l’Avesta.

L’analogie des mots et des syntaxes grammaticales a permis de constituer une famille de langues indo-européennes comprenant le sanscrit, le persan, le grec, le latin, le celtique, l’allemand et le slave. On a pu relier le texte de la Bible en gothique d’Ulfilas, au texte des hymnes védiques et des livres de Zoroastre ; et si l’avenir nous restituait des poèmes druidiques, on ne doute pas qu’ils ne fussent facilement rapprochés, comme langue, des Védas et de l’Avesta. Il est vrai que d’autres chercheurs, des linguistes, ont trouvé une base sémitique au fond de langues indiennes, comme des historiens ont fait emprunter aux livres mosaïques les légendes du Zend-Avesta.

De toutes ces divergences ressort ce fait principal de deux groupes humains séparés par l’Indus et les monts Soliman, à peu prés contemporains l’un de l’autre, et ayant eu chacun sa langue, ses mœurs, sa religion, son livre. Le livre védique, le Rig-Vêda, ne nous parle que des Aryas du Sapta-Sindhou ; le livre iranien, l’Avesta, ne nous parle que des Bactriens réformés par Zoroastre.

Aux Aryas de l’Inde et aux Iraniens de la Bactriane nous tenons par de tels liens, notre civilisation a tant emprunté à ces civilisations antiques, que notre histoire n’est, en réalité, que la continuation de la grande vie historique des Aryas et des Iraniens. Aux uns et aux autres nous sommes redevables d’une telle somme d’impressions, de pensées, de tendances, qu’il importe de restituer sa part à chaque donateur.

C’est vers le trentième siècle avant notre ère que les chronologistes voient la séparation des Aryas primitifs en trois groupes principaux, dont l’un se serait dirigé vers l’Inde, l’autre vers l’Iran, pendant que le troisième venait en Europe. Ces Aryas primitifs, exclusivement pasteurs, auraient vécu au plateau de Pamire, ou dans le Caucase. D’autre part, il est constaté qu’au VIe siècle avant Jésus, le mazdéisme de Zoroastre, complet, était publiquement prêché hors de l’Iran ; les inscriptions cunéiformes établissent qu’au Ixe siècle les Assyriens ignoraient les Iraniens, et nous savons qu’au vine siècle des Israélites transportés en Médie connurent les divinités zoroastriennes. De l’isolement des Iraniens en Iran jusqu’au ville siècle, il résulte que Zoroastre vécut entre l’an 3000 et l’an 800 avant notre ère. — Le législateur des Iraniens opéra sa réforme en Bactriane au plus tôt vers l’an 2000, ou 2200, avant Jésus-Christ. — Vers l’an 2000, les Bactriens, relativement organisés, se trouvaient prêts à recevoir la réforme. C’est à ce moment que commence l’histoire proprement dite des Iraniens Aristote fera la religion iranienne antérieure à la religion égyptienne ; des historiens modernes ne verront Zoroastre qu’après Moïse ; d’autres le qualifieront de juif ; on écrira même qu’il vécut après Jésus-Christ ; mais ces hypothèses intéressées ne sauraient prévaloir. Dire que la réforme zoroastrienne s’opéra entre l’an 2500 et l’an 800 avant notre ère, c’est poser honnêtement les termes du problème chronologique dont les données nous échappent encore, bien que nous en possédions complètement la solution.

Or, c’est entre l’an 1800 et l’an 800 avant notre ère, que les Aryas du Nord-Ouest de l’Inde, que les Aryas védiques, accomplirent leurs destinées, donnèrent leurs hymnes, vécurent leur civilisation. La contemporanéité de ces deux groupes permet de fructueuses comparaisons.

L’Arya védique, cantonné en Sapta-Sindhou, heureux, satisfait, séparé du reste du monde par les Himalayas, l’Indus, les monts Soliman et les monts Vindhya, qui sont pour lui comme d’infranchissables barrières, se multiplie sainement, à ce point que la terre védique lui devient trop étroite, et qu’il se voit forcé de s’étendre au loin, nécessairement vers l’ouest, seule frontière ouverte à ses yeux. L’Inde exubérante lui réserve de terribles surprises. Les orages fertilisants du Pendjab deviendront d’épouvantables cyclones sur les bords du Gange ; les eaux bienfaisantes des Himalayas, et que les sept rivières distribuaient, s’étendront en marais pestilentiels au Téraï ; les vents délicieux de l’aurore souffleront en effroyables ouragans ; la lune, aimable, sera perfide ; les animaux, doux à l’homme, le tourmenteront, et il passera, de son paradis devenu trop étroit, à la terre indoustanique, violente, tourmentée, fiévreuse, excessive, où les bêtes, les hommes, les éléments, semblent n’exister que pour se combattre. Intimidé, mais intelligent, l’Arya acceptera, de cette nature vigoureuse, tout ce qu’elle produit, supportera patiemment ses caprices, subira docilement ses avanies, et vivra, docile et persévérant, battu par les cyclones, jauni par les fièvres, entouré de vermines, ne se plaignant guère, ne jouissant que de sa patience très digne et de sa bonté souvent lâche.

L’Iranien, lui, a tout à créer. L’Iran, c’est bien la «terre», et rien que la terre, ingrate, paresseuse, mal placée, rebelle, quasi nue, et se résignant à sa nudité. Il y a bien, çà et là, quelques montagnes aux fronts neigeux et d’où s’échappent, au printemps, les eaux bleues des glaces fondues ; et, plus loin, des espaces de terre brune, très fertiles, où croissent vigoureusement les céréales et les arbres fruitiers ; et encore, des jardins délicieux où chantent les rossignols, où vivent en paix les cigognes. C’est Nichapour, ce paradis ; c’est Balkh, dont les cultures furent célèbres ; c’est Chiraz, ce grenier ; c’est Ispahan au ciel toujours pur, au climat d’une égalité parfaite. Mais, au centre, comme une immense plaie cicatrisée, c’est le désert de Khaver, impraticable, s’opposant à toutes communications, et détruisant, par son impassibilité souveraine, jusqu’à l’idée d’un territoire unifié.

Autour de cette mer vidée, de ce désert fatal, les hommes pourront se mouvoir de droite à gauche, de gauche à droite, ou s’éloigner du centre ; ils n’iront pas en face d’eux, parce que cela serait inutile, aucune relation permanente ne pouvant s’établir entre les hommes des rivages opposés.

Et comment l’Iranien du Nord s’unirait-il à l’Iranien du Sud ? celui de l’Est à celui de l’Ouest ? De l’Arménie jusqu’à Pamire, du nord-ouest au nord-est, des froids insupportables, des ouragans de neige, des fleuves gelés, avec des étés intolérables, des vents meurtriers et des brouillards secs, irrespirables ; au sud, la fièvre du Kirman, qui rend fou, le mauvais vent qui expulse l’homme, le grondement continuel des feux souterrains, les déjections volcaniques partout étalées ; à l’ouest, les monts Zagros, où les saisons se succèdent avec une brutalité inouïe ; à l’est, Caboul et Djellalabad, ces points géographiques si près l’un de l’autre, et cependant si dissemblables. Caboul, inhabitable l’hiver ; Djellelabad, inhabitable l’été. Des rivières indécises, capricieuses ; des lacs qui augmentent, ou diminuent, ou disparaissent, ou se forment. Tel est, tel fut l’Iran.

L’Inde, énorme, aux reliefs puissants, à l’ossature monstrueuse, a du moins, dans sa flore et dans sa faune, une grande, une véritable unité. Du nord au sud, les plantes et les bêtes y modifient leurs feuillages ou leurs pelures, mais c’est toujours la fleur indienne qui s’épanouit, c’est toujours la bête indienne qui se meut. En Iran, nulle unité. C’est encore l’Europe, évidemment, avec ses noyers, ses érables, ses sorbiers, ses genévriers, ses arbres à fruits de toutes sortes, ses pins, ses fougères, ses fraises, et cela jusqu’à Pamire, au Karatéghin, au Haut-Oxus, dans l’Hindou-Kousch, en Afghanistan. Mais, à côté, et aussitôt, des graines venues d’Arabie, bien fructifiées ; des plantes et des bêtes purement asiatiques, et vivant bien. C’est le chameau, le dromadaire des steppes turkomanes, le léopard venu de Ceylan, les hémiones du Nord, les onagres de l’Hindou-Kousch, indomptables. C’est aussi, à l’ouest, des peuplades d’écureuils, le mouton à large queue de Syrie, le lynx roux, puant, qui vécut si longtemps aux Pyrénées. Peu d’oiseaux, ceux de l’Inde, lors de leur émigration annuelle, ne faisant que traverser l’Iran. Sont Iraniens, peut-être, plus spécialement, le lion sans crinière, le porc-épic, le hérisson ; le chat, le chien ; et encore le lion appartient-il à la Mésopotamie, le chat au Caucase, le chien à l’Afghanistan. Le coq et la poule pourraient être exclusivement Iraniens ? Le hérisson caractérise bien l’Iran.

L’Indien, du cap Comorin aux Himalayas, comme de Calcutta à Bombay, du Gange à l’Indus, bien que très mélangé souvent, et ayant en soi de l’Arya, du Mongol et de l’Arabe, donne cependant l’impression d’un type généralisé. L’Iranien, du Caucase aux monts Soliman, de la mer Caspienne à la mer Persique, s’est tellement croisé, qu’il est devenu presque impossible de déterminer les caractères du type primitif. On a cru le retrouver en plein Caucase, chez les Ossêthes, puis en Afghanistan, un peu partout enfin. Mais en nul lieu ne s’est encore signalé, mort ou vivant, un type absolument pur de la race iranienne.

Minorité dans la quantité des animaux de toutes sortes qui tiennent la péninsule, les Indiens se sont en quelque sorte coalisés pour résister à l’envahissement, et il en est résulté, dans le temps, une généralisation de mœurs, qui a produit une généralisation de type. Disséminés sur une terre ingrate, les Iraniens n’ont pas ressenti la nécessité de s’unir, sont restés divisés en tant que groupes, entourés de races diverses, se livrant sans scrupules à toutes les tentations de leurs amours faciles, à tous les caprices de leur désœuvrement invétéré. Et c’est ainsi que le Touranien, cet ennemi irréconciliable de l’Iranien, a son importance dans la classification ethnologique de l’Ivan.

Unis par cet esprit de convoitise qui les poussait à la conquête de l’Iran, les Touraniens descendaient du nord au sud, en masse, organisés, avec leurs chars aux toits d’osier, véritables maisons roulantes, et déployant au soleil leurs énormes étendards bariolés. Dans leurs rangs se trouvaient des prêtres, des jongleurs, des magiciens, qui se répandaient parmi les Iraniens, venaient les séduire et demeuraient. La confusion ethnographique de l’Iran n’a pas épargné le Touran ; les envahisseurs se sont tellement mélangés, que le type, même théorique, de la race touranienne ne saurait être arrêté. Il en est, actuellement, dans le Ferghanah et le Kohistan par exemple, qui ont des cheveux blonds et des yeux bleus. Les princes de Faïzabad, en Badakchan, et ceux de Kila-Khouneb, en Dariwaz, se vantent de leur origine grecque, se donnent comme les descendants du grand Alexandre, ce qu’admettent des anthropologues érudits.

Les différences entre les Aryas et les Iraniens sont bien autrement importantes, si l’on compare le développement de leur civilisation, les manifestations de leur goût, les conséquences de leur vie historique. La société iranienne primitive, celle que nous montrent les textes les plus anciens de l’Avesta, ne connaissait pas le groupement par villes, ne pratiquait aucun échange, vivait au hasard d’une vie incertaine, les familles se transportant d’un point à un autre, chassées par la rigueur d’un hiver ou l’intense chaleur d’un été. Ces nomades menaient avec eux leurs troupeaux, et nulle idée de patrie n’avait encore germé dans leurs esprits. Parmi eux, des magiciens, des devins, des directeurs, des prêtres en un mot, vivaient à leurs dépens, ainsi que des guerriers appelés à défendre les troupeaux ; ou à s’emparer de pâturages nécessaires. L’Arya primitif du Sapta-Sindhou, au contraire, essentiellement agriculteur, déjà groupé en communes parfaites, sans prêtre, presque sans Dieu, tient au sol, aime la terre passionnément, ne sait pas de bonheur supérieur à celui que dorme une vie paisible dans un centre bâti. C’est pourquoi, d’une part, Zoroastre donnera aux Iraniens les règles du labourage qu’ils ignorent, leur fera aimer la terre qu’ils dédaignent, tandis que les Brahmanes, pour secouer l’Arya, relègueront l’agriculteur presque au dernier rang des castes, et feront du labour comme une œuvre vile.

L’Iran ne connaît ni la caste, ni la classe ; le sacerdoce y est ouvert à tous ; l’égalité dans l’inutilité y règne généralement. Cette anarchie préoccupant Zoroastre, il hiérarchise tout pour arriver plus vite à un groupement national. Ce fut une grande difficulté sans doute, et le réformateur ne réussit que médiocrement, car ce n’est qu’à l’époque de Dejocès qu’une centralisation iranienne se manifeste pour la première fois. Jusqu’alors, chaque roi n’est qu’un despote, comme avant Zoroastre chaque maître de famille, de cercle, ou de tribu ne devait être qu’un tyran. Heureux dans leur indépendance, les Aryas védiques n’avaient jamais songé à se donner un souverain ; les Iraniens, dans leur passé, avaient eu leur empereur glorieux, Djemschid. Ainsi, d’un côté, à l’est de l’Indus, une quantité de communes se suffisant à. elles-mêmes, vivant presque dans l’ignorance des communes voisines ; et de l’autre côté de l’Indus, en Iran, dans le passé le plus lointain, bien avant Zoroastre, une manie de hiérarchie telle, que le législateur des Iraniens n’aura qu’à sanctionner ce qui existe pour énumérer une multitude de chefs. Il est vrai que les communes védiques seront prises une à une par les prêtres et livrées au roi qu’ils auront sacré, tandis que les Iraniens, si complètement hiérarchisés, conserveront l’indépendance de chacun de leur groupe, et cela absolument, même aux époques où le despotisme le plus accentué aura la prétention de les tenir sous le joug. Dès le principe, on voit les Iraniens, — ainsi que les Touraniens d’ailleurs, — désigner par un étendard spécial chaque tribu indépendante, tandis qu’en Aryavarta, au deuxième exode seulement des groupes se forment, préparant les tribus que commanderont les rajahs, une féodalité s’organise, un clergé s’impose, un roi est désigné par les prêtres, un contrat intervient entre les brahmanes et le souverain ; et lorsque les exodes sont terminés, la monarchie indienne est faite, le bonheur des Aryas est détruit. Les Iraniens, malheureux, corrompus, ont des prêtres et des rois depuis longtemps, très écoutés, très respectés, mais incapables de tenir le peuple en exploitation, parce que le peuple n’est pas groupé, qu’il n’y a que des individualités sur la terre iranienne, et pas de nation. Zoroastre trouvant un roi l’accepte, parce que c’est une force d’abord, et ensuite parce que ce roi est logique, la hiérarchisation iranienne ne pouvant qu’aboutir à un souverain. Mais faisant un peuple, préparant une nation, le réformateur établit un dieu supérieur au roi, et c’est au nom de ce dieu, l’inspirant, qu’il prendra le peuple, en lui donnant des droits, en lui dictant des devoirs. Le souverain est un maître, mais le serviteur, mais l’Iranien, mais le sujet, peut juger le maître et le dénoncer, et le chasser.

Il faut noter que l’extension des Aryas védiques s’accomplissant vers l’est, la conquête les livre à la race jaune tenant le haut bassin de la Djumna, et à la race noire maîtresse alors des territoires qui sont entre la Djumna et la Sarasvati. L’influence de ces races ne modifiera pas beaucoup le type Arya, mais elle suffira, coalisée avec les éléments redoutables de l’Orient indoustanique, pour énerver, et lasser, et anéantir l’esprit des Aryas, assez pour qu’ils acceptent la domination des brahmanes. Les Iraniens, eux, pressés au nord par les Touraniens, arrêtés par l’Hindou-Kousch à l’est, s’étendant vers l’ouest ou vers le sud, ne trouveront, à l’ouest, que la mer de Khaver, impraticable ; au sud, que des territoires surchauffés, un insupportable climat. Donc, comme condamnés à se mouvoir dans un espace relativement restreint, les Iraniens ne subiront pas l’influence d’une race spéciale, d’une civilisation déterminée ; ils s’assimileront, plutôt, une quantité de races diverses venues du nord et du sud, du Touran et de l’Arabie ; de l’est et de l’ouest, de l’Afghanistan, de la Mésopotamie, du Caucase. Les Aryas védiques, absorbés, n’existeront plus après l’épanouissement du brahmanisme ; les Iraniens, devenus introuvables, quant au type, seront partout quant à l’esprit, et l’histoire nous montrera, souvent, la grande idée zoroastrienne dominante, et le caractère iranien, pur, noble, grand, imposant le respect.

Il faut ajouter que les Aryas védiques, menés par leurs prêtres, marchant vers l’est, envahirent des territoires occupés, tandis que les Iraniens, n’ayant pas en eux le moindre désir de conquête, durent se défendre continuellement contre les Touraniens voulant les envahir. L’offensive aryenne donnait la prépondérance aux guerriers, corrompait le peuple par la distribution des butins, formait des princes par la nécessité des commandements, préparait l’avènement d’un sacerdoce maître de tout par l’inévitable généralisation de la misère qui devait succéder à l’organisation d’une féodalité. La défensive iranienne justifiait l’emploi de guerriers toujours armés, veillant à la frontière, loin du peuple, ou guerroyant avec le peuple pour la défense du territoire préféré, mais exonérait le peuple des hontes de la victoire conquérante, de la prépotence des guerriers victorieux. Ce furent les guerriers et les rajahs qui menèrent les Aryas védiques jusques au Gange, et ce furent les brahmanes qui jouirent des conséquences de ce succès. En Iran, nul ne profita de la victoire, lorsque, et combien de fois ! les hordes touraniennes, battues, durent abandonner le territoire envahi.

Enfin, autre contraste, Zoroastre vient aux Iraniens alors que, corrompus, affaiblis, prêts à succomber sous eux-mêmes, leur roi, l’héritier du grand Djemschid, le roi Gustasp, n’est presque plus qu’un souverain nominal. Par ses leçons, par sa morale, par sa législation, le réformateur espère rétablir l’empire glorieux de Ver. Les Iraniens, sentant cela, non sans enthousiasme, obéiront à la loi donnée, marcheront au combat avec Zoroastre, et après lui, dans la suite des siècles, vainqueurs, ils livreront une morale au monde ; vaincus, ils feront admirer leur caractère et leurs mœurs. En Sapta-Sindhou, les prêtres, eux, ne verront qu’un peuple heureux à exploiter, et joignant à leurs paroles séductrices toutes les ruses, toutes les hypocrisies d’un cléricalisme ambitieux, ils feront tomber ce peuple dans l’affadissement d’une religiosité bête, dans le brahmanisme des lois de Manou. C’est ainsi que de nos jours encore, en plein Indoustan, le sectateur de Zoroastre, vaincu, exilé, — le Parsi, — est aux yeux des Indiens eux-mêmes le type par excellence de l’homme loyal et pur ; tandis qu’en Iran, du côté de la mer Caspienne, surtout à Bakou, les Iraniens entachés de brahmanisme, — les Guèbres, — vivant à côté en marchands vulgaires, vendent aux pèlerins, avec leurs prières, les pétroles jaillissants qui viennent de leur servir de divinité.

Labourer la terre, y semer des grains, y planter des arbres pour assainir l’air, améliorer ainsi la vie de l’homme, équivaut, dira Zoroastre, à des milliers de prières. Soigner les troupeaux, ajoutera-t-il, c’est gagner le paradis. L’utilisation de toutes les forces de la nature sera la règle dominante du grand législateur. Aux Aryas, les brahmanes prêcheront l’inutilité de la vie, la commodité de la soumission, les joies de l’anéantissement, et les laboureurs, et les pasteurs, et les artisans, et les travailleurs de toutes sortes, — Vaiçyas, Parias, — ne seront bientôt plus qu’une caste reléguée dans l’ignominie, incapable de secouer jamais sa honte. Les brahmanes qui perdirent l’Inde n’ont aucune affinité avec Zoroastre, qui prit l’Iran tombé et le releva en l’ennoblissant par la morale et le travail. Les Aryas du Sapta-Sindhou seraient-ils de la même origine que ces hommes de la Bactriane qui, au moment de leur corruption la plus accentuée, et malgré les mages touraniens, avaient encore la farouche passion de leur indépendance ? si bien que Zoroastre lui-même dut accepter leur dieu et leur roi, modifier profondément sa théorie réformatrice pour en assurer l’adoption, lutter, un instant, contre le peuple.

La réforme zoroastrienne est l’œuvre d’un homme, se donnant comme un inspiré de Dieu il est vrai, n’ayant fait qu’émettre avec intelligence la parole divine, mais n’étant qu’un homme, le premier des hommes. Ormuzd a dicté la loi, évidemment ; mais Zoroastre l’a rédigée, l’a appropriée aux besoins de l’humanité, en a discuté quelque peu, avec Ormuzd, certains passages, est resté le maître, dans tous les cas, des meilleurs moyens à employer pour la faire triompher, assurer le bonheur, en ce monde et dans l’autre, du peuple d’Ormuzd. L’unité de main imprime au Zend-Avesta un grand caractère, donne de la sécurité au lecteur, de la tranquillité au sectateur. L’œuvre des brahmanes, collective, inquiétante en ce qu’elle laisse voir les intentions variées du corps sacerdotal, livre la loi aux interprétations de toutes sortes, des esprits différents ayant apporté à l’édifice des parties diverses, souvent disparates, et difficiles à coordonner.

Certes, dans le Zend-Avesta Zoroastre a laissé placer des ordonnances et des affirmations s’écartant du but principal qu’il poursuivait. Il est certain qu’après le réformateur, et vite après lui, des interpolateurs vinrent obscurcir des passages entiers de la loi nouvelle, dénaturer des leçons très nettement écrites. Mais, l’idée dominante subsiste, et l’ensemble de la réforme se perpétue. Le sectateur, le mazdéen, a une règle définie, un but certain, une religion, une morale, une conduite. Personne, jamais, n’osera réformer Zoroastre ; il est et sera définitif pour le mazdéen. Les brahmanes, passionnés par chaque détail de la loi qu’ils rédigeaient, parce que chacun de ces détails était, pour eux, d’intérêt personnel, n’ayant pas d’autre but que celui de consolider, de réglementer, de fixer une influence, une autorité, un pouvoir, en un mot, acquis par la force et l’intrigue plutôt que par la persuasion, pouvaient s’assujettir un peuple, vigoureusement, mais non se donner des sectateurs. Bouddha viendra réformer cette réforme ; il y aura des bouddhistes, nombreux, comme il y eut des mazdéens ; mais il n’existe pas de brahmanistes.

Et comment y aurait-il eu des brahmanistes, alors que le brahmanisme aboutit au dédain de l’homme et de la nature, au mépris du corps humain ? Il y a des mazdéens, parce que Zoroastre s’occupe surtout de l’humanité, et, aimant l’homme, le relève. Il pousse le respect de la dignité humaine, de la forme humaine, du corps, jusqu’à lui imposer, — culte excessif, — de déplorables obligations. Il veut le développement parfait de la création la plus parfaite d’Ormuzd, au sein d’une nature — appropriée à ce développement ; des hommes gais, bien nourris, se multipliant sur une terre toujours en travail.

Tout ce qui est souillure, corruption, puanteur, doit être redouté, expulsé, détruit. Pas un cadavre ne sera livré à la terre, ni jeté à l’eau ; il faudra chasser, poursuivre, anéantir les bêtes immondes, voraces ou dangereuses : rats, fourmis, serpents. Tuer un serpent est un acte pieux. Le brahmaniste doit respecter tout ce qui existe, tout ce qui vit ; il sera superstitieux comme un ignorant, craintif comme un esclave, lâche comme un exploité. Et les vermines pullulantes rappelleront continuellement à l’Indien, pour la plus grande puissance du brahmane, l’infimité de l’homme dans la création, le mépris du créateur pour la créature, la nécessité du prêtre, en conséquence, intervenant pour obtenir à l’homme les faveurs d’une dédaigneuse divinité.

On peut mesurer, dans le Rig-Vêda, la distance énorme qui sépare les premiers chantres des derniers brahmanes. Les premiers hymnes sont d’une inspiration si naturelle, d’une telle rectitude d’expression, que leur poésie même a comme un caractère scientifique d’observation juste, de définition correcte. Le peuple, charmé, écoutait ces improvisations, les trouvait exactes, disant bien les spectacles frappant les yeux, les émotions ressenties. Ces émotions étaient vives, nettes, accentuées, brutales parfois, mais vraies. Lorsque les chantres, devenus brahmanes, au cœur endurci, au cerveau fatigué, cessèrent d’éprouver les saines impressions des premiers temps, ils voulurent, par la réflexion, par le raisonnement, par l’étude même, arriver au secret de l’émotion, et, par une rhétorique imitative, exprimer cette émotion. C’est alors que les philosophes de l’Indoustan apparurent, et que Dirghatamas, notamment, chercha Dieu. L’imagination du brahmane, vite lassée, s’égara dans le fantastique. L’esprit indien, ayant perdu le goût de la précision, ne sachant plus qu’imaginer de l’extraordinaire, énuméra des formules étonnantes, et se complut dans son propre étonnement.

Le Zend-Avesta nous montre l’Iranien quasi-dédaigneux de la poésie. Si les premières œuvres iraniennes — les gâthas, — sont susceptibles de laisser découvrir en elles des intentions de rythme, l’exception n’aurait qu’une valeur d’opposition faisant ressortir davantage cette vérité, que les livres iraniens, depuis le Vendidad jusqu’aux œuvres les plus modernes, ont un fond essentiellement utilitaire, grave, réel, et que sous les légendes les plus extravagantes des poètes iraniens les moins soucieux de la tradition, il existe toujours une réalité cherchée, trouvée ou pressentie. Tout ce qu’il y a d’historique dans l’Avesta est précis ; l’erreur elle-même, souvent monstrueuse, s’y forme de détails vrais, s’y ennoblit d’une intention loyale ; la sincérité de l’historien ne se dément pas. Il y a du merveilleux, certes, dans le texte racontant la mission de Zoroastre, mais rien de légendaire n’y est affirmé quant à la personne du réformateur.

Zoroastre, en somme, avec le Zend-Avesta, fait un peuple ; les brahmanes, malgré le Rig-Vêda, détruisent l’Inde védique définitivement. Zoroastre trouve en Iran une religion acceptée ; il l’accepte à son tour, et la modifie pour l’approprier à sa réforme, mettant en quelque sorte les divinités existantes dans son camp, pour agir mieux dans l’intérêt des Iraniens. Les brahmanes créent une religion et imaginent des dieux, pour s’en servir, dans l’intérêt exclusif du corps sacerdotal.

Zoroastre ne fit donc pas une religion ; il utilisa, autant qu’il le put, la théorie religieuse que les mages touraniens avaient importée en Iran ; et cependant les Touraniens n’étaient que des brigands pour le rédacteur du Vendidad, et les mages, des imposteurs, des corrupteurs abominables. Mais le réformateur est tout à son but principal, national faudrait-il dire, et la partie religieuse de sa réforme, secondaire, le préoccupe sans l’absorber. Dans l’Avesta, tout est réforme ; dans le Véda, tout est inspiration. Ce sont deux œuvres, deux choses, deux faits absolument indépendants l’un de l’autre, et sans aucun lien, sans aucun rapport entre eux. Un homme est l’auteur de l’Avesta ; d’une collectivité de poètes est né le recueil d’hymnes formant le Rig-Vêda. Aucune relation de forme ni de fond. L’idée védique, effacée par les brahmanes, remplacée par l’idée brahmanique aboutissant à la désolante loi de Manou, est la poésie même ; l’idée zoroastrienne, toute pratique, aboutit au Zend-Avesta, qui est un code, simplement. Ce n’est pas que le texte de l’Avesta soit prosaïque, dans le sens dédaigneux du mot ; il y a de la cadence dans les gâthas, de belles pages sont à lire dans le Vendidad ; mais, alors même que l’Iranien revêt sa pensée d’une forme, la pensée, nette, intentionnée, impose sa netteté et son intention aux mots qui vont l’exprimer. Le soleil de l’Inde, divinisé, c’est Indra agissant, visible, nu, avec sa longue barbe bleue, sur son char aux larges roues, aux rayons lumineux, éblouissant, armé, régnant, maître de tout, traversant l’espace en héros. Le soleil iranien, ce n’est que l’astre purifiant la terre par sa chaleur, ennemi des ténèbres, et par conséquent du mal, des démons. L’Arya, émerveillé, n’ose pas regarder Indra, ne se l’imagine que sur un char de victoire ; l’Iranien aime le soleil, sait ce qu’il peut, et se conformant aux prescriptions de Zoroastre, il confiera à la chaleur solaire, aux rayons de l’astre épurant, les cadavres des hommes et des animaux qu’envahissent les pourritures liquéfiées.

Pour l’Arya, la nature est la mère de toutes choses, le dieu grand Tout ; et l’homme, partie infinitésimale de ce Tout, ne pouvant rien dans l’administration formidable du monde, doit se résigner à son rôle, bien qu’il ignore le but de ses agissements. L’Iranien, élu, choisi, a reçu d’Ormuzd la jouissance de tous les biens, et la nature, telle que le créateur la combina, telle qu’il la continue, est donnée à l’homme, entièrement. L’homme est donc, en Indoustan, instrument fatal de la divinité, l’égal de la plus petite bête malfaisante, ne pouvant ni faire ni ne pas faire hors de la volonté du dieu. L’Iranien, libre sur son domaine, jouira de tout ce que son travail aura fait fructifier, ou supportera la peine de sa paresse, Ormuzd ayant promis aux hommes, dès ce monde, la récompense de leurs mérites et de leurs vertus.

Dans le développement de la civilisation aryenne en Indoustan et de la civilisation iranienne en Bactriane, quelles oppositions ! Pour le sectateur de Zoroastre, la morale, systématisée, se résume en un mot : plaire ; s’éclaire d’une seule lueur, s’alimente d’une seule flamme : la vérité. La vérité est la compagne inséparable de la lumière, comme le mensonge est l’œuvre des ténèbres, toujours. Le respect de la foi jurée, du serment prononcé, poussé jusqu’à l’héroïsme, émerveillera les Grecs combattant les Perses, comme elle est encore l’admiration des Indiens traitant avec les Parsis. Le devoir du mazdéen, c’est de développer continuellement son intelligence, d’exercer la charité envers les hommes, de respecter l’humanité dans sa personne et dans ses biens, d’adorer Ormuzd pour le remercier de ses bienfaits, d’obéir à sa loi, de la conserver, de la propager ; de maintenir le corps et l’âme dans l’état de la plus grande pureté, par les ablutions et les repentirs. Dakiki, le poète guèbre, trois siècles après Mahomet, citait encore comme étant les quatre choses excellentes au monde, et préférables, les lèvres couleur de rubis, le son de la harpe, le vin couleur de sang et la religion de Zerdouscht, la religion de Zoroastre. De nos jours, en Orient, partout où la morale zoroastrienne a persisté, les voyageurs sont frappés de la franchise et de l’honnêteté des hommes.

Le mazdéen en était arrivé à une telle conception de la morale, et du pouvoir, du charme, du bonheur de l’homme moral, qu’il considérait le criminel comme un malade, ou un malsain, une sorte d’infectionné par contact, comme le pestiféré, ou de condamné par ascendance, comme le lépreux ; et de même que le législateur, en parquant les lépreux, les approvisionnait d’espérance en ouvrant le ciel à leurs corps assainis par l’isolement, de même il ne ferme le paradis qu’aux criminels non guéris, non repentants.

La morale des Aryas védiques, qu’est-elle devenue ? Où sont-ils les Aryas du Sapta-Sindhou ? Qui, dans l’histoire, les rencontrant, les a vantés ? Et ces amours védiques, délicieuses, si naturelles, si pures, si vraies, qui expliquaient à elles seules toute l’admirable société des Aryas ! Les chastes amours naissantes des premiers temps ; les droits de la vierge choisissant son fiancé ; les longues fiançailles ; les unions si simplement consacrées ; les familles nouvelles si complètes dans leur dualisme d’abord, dans leur trinité ensuite, par l’enfant venu, fille ou fils, également aimés ! Tout cela disparaît, ou se complique, ou se corrompt, à mesure que les exodes se prolongent. Les mariages deviennent solennels, excessifs, coûteux ; les unions se négocient comme une affaire ; la jeune fille reçoit l’époux qu’on lui a destiné ; la jeune femme cesse d’être fière de son corps, et se lamente lorsqu’une fille lui est donnée. La race jaune a prévalu, déjà, et la femme, qui était la dispensatrice de la gloire, qui chantait des hymnes en Sapta-Sindhou, n’est presque plus qu’un instrument de plaisir après le cinquième exode.

En Iran, à l’origine, certes, la femme est loin d’égaler celle du Sapta-Sindhou. Zoroastre, réglementant ses droits, l’assujettira à de dures obligations ; mais ces droits lui seront acquis, et elle ne subira jamais aucune déchéance. L’Aryenne, sur les bords du Gange, ne sera plus qu’une servante, tandis que l’Iranienne conservera la droite de son mari. Zoroastre, légiférant, ne voit que l’accroissement de la nation iranienne, ne veut qu’un peuple robuste, sain, gai, parfait ; il rend donc le mariage obligatoire, il poursuit cruellement les amours déréglées, il impose à la femme, dont il souligne les impuretés, des purifications continuelles, rigoureuses, avilissantes ; mais, femme ou veuve, la loi la protège et lui réserve des commandements. Chez les Aryas, les serviteurs étaient traités comme des amis ; Zoroastre fait de la servante et de la fille de la servante, des membres réels de la famille iranienne. Toute femelle quelconque est pour Zoroastre un champ de vie qu’il importe de défendre contre tout contact impur, et de livrer ensuite, le plus tôt possible, à une culture intense. C’est pourquoi, parlant haut, le législateur interdit le jeûne et les macérations, ordonne le bien-vivre et la gaieté, déclare que les justes sont en grande majorité sur la terre, fournit aux pécheurs tous les moyens de réhabilitation, ouvre largement le paradis aux âmes, fait de la jouissance des corps, en ce monde, la récompense des vertueux, dicte enfin, — puisqu’une religion était inévitable, — le Zend-Avesta, ce catholicisme souriant, servant si bien la morale austère que voulait fonder le réformateur.

L’Avesta n’est pas un traité de religion ; c’est une réglementation, une conduite, un code protecteur. Si Zoroastre y inséra des prescriptions religieuses, c’est qu’il y fut forcé, d’abord pour combattre des pratiques déplorables telles que les jeûnes et les macérations, épuisant le peuple ; ensuite parce que le peuple à réformer, influencé par les mages, n’eût pas compris une réforme sans dieu. C’est pourquoi la partie dogmatique du Zend-Avesta est hésitante parfois, souvent contradictoire, même attristante en quelques points. Ainsi, l’Avesta est tour à tour polythéiste, dualiste et monothéiste. Zoroastre était monothéiste ; sa théorie devait aboutir à un dieu unique, comme elle sanctionna un roi des rois, le souverain défendant le dieu de qui son pouvoir émanait, le dieu se protégeant contre le roi, par le peuple. Le réformateur dut subir le dualisme imposé par les Touraniens, les hommes de l’Iran ayant la crainte du dieu mauvais qu’il fallait d’abord satisfaire. Acceptant donc le dualisme, — Ormuzd et Ahriman, deux dieux, — Zoroastre, tenace, mit un être supérieur, mystérieux, incompréhensible, au-dessus des deux divinités acceptées. Il arriva que les Iraniens confondirent Ormuzd avec ce dieu supérieur, et qu’Ormuzd devint la divinité principale. Zoroastre accepte encore. De telle sorte que la religion mazdéenne, ou, pour dire mieux, la partie religieuse du mazdéisme contenue dans le Zend-Avesta, n’est pas iranienne, encore moins aryenne. Au sommet le dieu supérieur, le Temps-sans-Bornes, l’Éternel ; au-dessous, Ormuzd, le dieu bon, et Ahriman, le dieu mauvais ; autour de ces divinités, partout, des génies, des esprits, des êtres coadjuteurs des divinités  : amschaspands, izeds, feroüers, servant Ormuzd ; darvands, dews, péris, servant Ahriman.

Les divinités des Aryas du nord-ouest de l’Inde, dont on suit la lente et régulière formation dans les hymnes du Rig-Vêda, ne viennent d’aucun principe antérieur, ne procèdent d’aucune théorie préexistante, ne tiennent à aucun système. Les dieux védiques naissent spontanément, suivant le caprice ou le besoin du prêtre, et telle divinité absolument principale au jour de sa naissance, devient inférieure et dédaignée tout d’un coup, sans autre motif que son abandon. Tout n’est pas dieu en Sapta-Sindhou, ni même en Aryavarta, mais tout peut être dieu, peut le devenir : le feu, la foudre, l’orage, le vent, une montagne, une rivière, un prêtre, etc.. La peur elle-même, un instant, se divinise en Yatoumâvan.

Ormuzd ne sera jamais représenté matériellement aux yeux des mazdéens, avec une forme arrêtée ; les dieux brahmaniques, idoles grotesques, aux membres bifurquants, recevront les adorations stupides de tout un peuple fanatisé. Les éléments eux-mêmes, dans l’Inde, seront sculptés. Bien autrement pure est la conception iranienne, avec son respect des éléments, et ne revêtant sa divinité décrite que de la lumière du soleil.

En Iran, comme en Sapta-Sindhou, la chaleur, le feu, la lumière, devaient impressionner les esprits en même temps qu’ils réchauffaient et réjouissaient les corps. Les Aryas védiques disaient leurs poésies devant un bûcher, et le bûcher devint leur première divinité bienfaisante ; la flamme, divinisée, reçut les adorations du peuple dès le début du culte védique. En Iran, les mazdéens de Zoroastre n’adorèrent pas le feu, emblème perpétuel, manifestation ingénieuse d’Ormuzd, et non divinité. L’Arya produisait le feu à sa volonté, en frottant les deux pièces de bois de l’Arani ; le mazdéen, plus respectueux, n’osait pas provoquer la flamme, mais il l’entretenait pieusement lorsqu’elle s’était manifestée dans sa maison.

La cosmogonie védique, quasi-brahmanique, attribue à la chaleur l’éclosion de l’œuf contenant Virâdj, c’est-à-dire la matière primordiale ; la cosmogonie iranienne fait naître le monde dans la lumière, qui est comme le sein du créateur. Pour l’Arya, tout est feu, chaleur ; pour l’Iranien, dieu seul est lumière.

Théorie de la résurrection, promesse d’un paradis, importance des oraisons ; principes et formules, dogmes et prières, rien de semblable, si l’on compare le livre des Aryas védiques et le livre des mazdéens. Pour le mazdéen, l’homme, venu au monde impur, avec une tache originelle, doit être purifié, dès sa naissance, par un liquide consacré touchant ses lèvres ; le péché vient souiller l’homme de nouveau, mais des pratiques religieuses lui rendront la pureté qu’il aura perdue : confession des péchés, prières, offrandes, etc. Après sa mort, l’âme du mazdéen subit un jugement sommaire ; un jugement définitif l’attend au jour de la résurrection générale des corps. L’Arya védique ignore absolument ce dogme de la résurrection ; mort, il peut ressusciter parfois, mais c’est par miracle, pendant que le monde existe, et pour recommencer une nouvelle vie.

L’âme de l’Arya, délivrée de son corps, s’élève vers les hauteurs, va séjourner au sein de Dieu ; l’âme de l’Iranien reprendra son corps au jour de la résurrection générale, et jouira positivement, éternellement, si sa vie a été selon la loi d’Ormuzd, ou gémira éternellement, positivement, dans les ténèbres, si le mazdéen est mort impur, et si nul parent n’a racheté les fautes du condamné. Les conséquences de ces deux théories différentes furent, dans l’Inde, un mépris absolu du corps, prison de l’âme ; en Iran, la glorification du corps uni à l’âme indissolublement. Par son âme, par son feroüer, l’Iranien a en soi une parcelle de la divinité ; l’Arya, honteux de lui-même, c’est-à-dire de l’enveloppe mortelle, qu’il est, d’une âme immortelle, n’aura que l’inquiétude du rôle que la divinité lui a départi. Et cependant, aux origines, avant les dogmes et les mystères brahmaniques, combien l’Arya aimait son corps, et de quel respect attendri il entourait les cadavres des hommes ! En Iran, c’est le contraire, absolument. L’Iranien primitif abuse de ses sens, jouit de ses passions, et ne sachant rien au delà de la vie, est sans respect pour les morts, jusqu’au jour où Zoroastre lui révèle la résurrection certaine de ces corps. Pour l’Arya, la vie céleste devant être, et de beaucoup, supérieure à la vie terrestre, le dédain de l’existence poussera l’homme à désirer l’annulation prompte de ses facultés, la diminution des jours de vie qu’il doit vivre. Pour l’Iranien, la deuxième existence, dans le séjour des dieux, n’étant que la continuation de l’existence première, vivre d’abord, et dignement, pour mériter le ciel, est son vœu principal. L’esprit de secte viendra détruire la consolante théorie de Zoroastre ; les destours qui succéderont au législateur des Iraniens, édicteront des peines terribles, en ce monde, contre les mazdéens non soumis, et en cela ces destours ne vaudront pas mieux que les brahmanes ; mais les mazdéens ne se soumettront pas tous, et l’esprit zoroastrien subsistera dans le temps. Les prêtres parses n’oseront pas toujours, comme le firent les brahmanes, organiser un sacerdoce industriel, vendre des prières à l’encan, se transmettre, par héritage, les fonctions sacrées devenues ouvertement lucratives.

Ainsi, ni par les dieux, ni par les dogmes, ni par le culte, ni parles prêtres, la religion des Aryas ne ressemble à la religion des Iraniens. Continuant le Rig-Vêda, les brahmanes ont divinisé la nature, la font adorer, tandis que les mazdéens, aimant la nature, mais portant leurs pensées au-delà de ce monde, atteignent à la conception d’un dieu satisfaisant. La religion védique demeure naturelle, pendant que la religion mazdéenne, basée sur la raison, essentiellement doctrinale, revêt de formes précises jusqu’à ses plus vagues aspirations.

S’il est facile de rapprocher tel détail védique d’un détail semblable inséré dans l’Avesta, il serait puéril d’y voir la démonstration d’une origine identique. L’idée de dieu, par exemple, ne peut guère, au fond, se concevoir de deux façons, et il n’est pas davantage surprenant que le brahmane buvant le soma sur les bords du Gange, et l’athorné buvant le hom en Iran, se servent de la même épithète pour exprimer le plaisir particulier que leur procure la libation. Cependant, la libation du culte brahmanique est sans rapport avec la libation du culte iranien ; l’une donne l’ivresse, l’autre est une communion.

Code et récit, le Zend-Avesta contient beaucoup d’histoire dans l’exposé des justifications ou des explications dont le législateur fait précéder ou suivre ses ordonnances. La nécessité de combattre les Touraniens, de bannir les magiciens, résulte de faits énumérés, de même que les règles données disent nettement le but pratique du réformateur. Les Iraniens, tourmentés par les ennemis qui sont à leur frontière septentrionale, démoralisés par les magiciens qui les exploitent, sont nomades et par conséquent exclusivement pasteurs. Zoroastre va leur dire l’importance de la terre cultivée et les attacher au sol. De là ces leçons de labourage, d’ensemencement, d’aménagement des terres qui sont la base du Zend-Avesta. Les hypothèses elles-mêmes ont, dans les livres de Zoroastre, un sens utile. Le commencement de l’humanité, tel que Zoroastre le raconte, ou tel que les destours le raconteront, complété, après lui, concourt à la réforme sociale que Zoroastre a entreprise. Le premier homme et la première femme, — Meschia et Meschiané, — trompés par le démon, par le serpent Ahriman, condamnés par le créateur à une vie laborieuse, vaudront à l’humanité une souillure originelle dont l’homme devra se purifier, par des prières, par de bonnes œuvres, par le travail surtout et la connaissance de la loi. Cette déchéance de l’humanité, générale, et cette origine unique de tous les hommes conçus dans la faiblesse, dans le péché, valent aux Iraniens un sentiment d’égalité que rien au monde ne pourra détruire. L’homme ayant la conscience de sa force en même temps que la conviction de sa destinée, ne comptant que sur lui, s’apprête au combat de la vie, à la lutte pour l’existence. L’Indien, connaissant mal son origine, ne voyant que des classifications d’êtres issus d’une source plus ou moins rapprochée des dieux, subit nécessairement l’influence de sa croyance, se fractionne comme de lui-même en castes inconciliables et désespérantes. L’Iranien, libre, ouvrier de sa destinée, tient cependant à Dieu, a une parcelle de la divinité par le feroüer ; l’Indien, isolé, va au fatalisme, ne lutte, et ne luttera, ni contre les exigences de ses prêtres, ni contre le despotisme de ses vainqueurs, ni contre les fléaux de son territoire ; il n’élèvera pas de digues contre les inondations, il ne chassera pas les fauves, il ne songera jamais, aux jours de disette, de famine, — si fréquents ! — quand la terre lui donne une double moisson. Les livres brahmaniques ne sont en réalité qu’un tissu de désespérances et de résignations. Le Zend-Avesta, positif, précis, belliqueux même, arme la vie contre la mort, le bien contre le mal, ordonne la lutte et contient une proclamation des droits du peuple, telle, que les despotes Perses, ayant des peuples vaincus à leurs pieds, ne seront que les chefs acceptés d’une nation libre ayant sa loi contre son souverain. Il fut facile aux brahmanes, dans l’Inde, de substituer au Rig-Vêda les lois du code de Manou, parce que le Rig-Vêda, recueil d’hymnes, œuvre des poètes, ne contient ni règles, ni conseils. Le Zend-Avesta, au contraire, qui prévoit tout, suffit au mazdéen, qui y trouve des règles de conduite et des justifications.

Les Aryas du nord-ouest de l’Inde, heureux, divisés en communes libres, suffisantes, et dont l’ensemble forme le pantcha manouchâh, ou collection des hommes, ignorant le reste du monde par conséquent, s’étant multipliés, ayant donné trop d’importance, trop de pouvoir à leurs chantres, marchent vers l’est à la conquête de territoires nouveaux. Dès la deuxième sortie, dès le deuxième exode, ils se divisent en prêtres, chefs de famille et peuple ; le centre national est déplacé, l’Aryavarta n’est plus en Sapta-Sindhou, mais à l’est de la Sarasvati, où se forme une société nouvelle préparant l’avenir, avec un aristocratie gouvernante de prêtres et de seigneurs. Là, le peuple a abdiqué, les communes libres, républicaines, se sont confondues, le régime féodal va prévaloir. Les conquérants, marchant plus à l’est encore, se mêlent aux vaincus qui les corrompent ; le peuple devient misérable, pendant que les guerriers, désœuvrés, et les prêtres, exigeants, se querellent, se disputent l’influence, le pouvoir. Après le troisième exode, l’aristocratie aryenne est définitivement en possession de ses droits. Après le quatrième exode, — vers l’est toujours, — les guerriers et les prêtres s’allient contre le peuple, que le contact des hommes jaunes et les effets d’un climat violent ont complètement démoralisé. Hallucinations, visions fantastiques, peur continuelle, monomanie de la persécution, ivrognerie, libertinage, dévergondage physique et moral, divinités absorbantes, princes ambitieux, prêtres éhontés, rien n’est épargné aux Aryas. Le cinquième exode achève l’œuvre. Les vainqueurs, las, énervés, épuisés, vivant au milieu des vaincus, paisiblement, tombent dans la tristesse, dans le découragement, s’adonnent aux excès de toute espèce, recherchent les plaisirs rapides, intenses, et, malades, vont à la mort, pendant que les prêtres, satisfaits, cherchent, trouvent, sacrent un monarque, premier roi de l’Aryavarta. Alors, il y a un dernier conflit entre ceux qui, parmi le peuple, ont conservé le souvenir des temps heureux. La science et la foi se dressent en face l’une de l’autre ; la foi l’emporte, et les prêtres, réunis en un concile, affirmant la prédominance de la caste sacerdotale, constatent la dégradation, la fin des Aryas.

Quand Zoroastre vient aux Iraniens de la Bactriane, la monarchie existe, avec ses droits, avec sa tradition. Le souvenir de l’empire de Ver, du glorieux Djemschid, est très vivant dans les esprits ; le peuple a la passion, la manie de la hiérarchie directrice. Il y a également, en Bactriane, une religion et des prêtres, des pratiques religieuses, pour mieux dire, et des magiciens. Enfin, mal gouvernés, ou corrompus, ou découragés, les Iraniens se sont abandonnés, et le royaume, affaibli, appauvri, va disparaître, s’émiettant. Zoroastre prend cette décadence, accepte le roi, les prêtres et les dieux des Bactriens, et relève le peuple, et refait le royaume, et constitue une nation. Dans l’histoire, — et c’est tout dire, — Zoroastre est le seul réformateur religieux qu’anima surtout un but patriotique.

Et c’est au même moment, dans la même période historique, que les Aryas du nord-ouest de l’Inde et les Iraniens de la Bactriane accomplissent leurs destinées si différentes, les uns ignorant les autres, absolument. On a voulu, — c’était un labeur intéressant, — chercher dans le Rig-Vêda et dans l’Avesta, des points de contacts susceptibles de démontrer des aspirations identiques ; on a rapproché, par exemple, l’Andra avestique, qui n’est qu’un nom, de l’Indra védique, qui est un dieu ; le serpent Ahi du Rig-Vêda, de l’Ahriman iranien prenant la forme d’une couleuvre ; le culte du feu, également en honneur des deux côtés de l’Indus ; la libation, base du saint sacrifice en Aryavarta comme en Bactriane. L’Indra védique est sans rapport avec l’Andra de l’Avesta, les fonctions de l’un étant en opposition complète avec les fonctions de l’autre. Le serpent Ahi, dans le Rig-Vêda, est poursuivi, traqué, tué par Indra, et c’est un drame mystique, céleste, que ce combat du dieu Soleil contre le serpent Ahi ; le serpent iranien, la couleuvre Ahriman, après avoir effectivement trompé le premier homme et la première femme, continue son œuvre déplorable, non point dans l’espace éthéré, mais sur terre, contre les hommes et contre les choses. Le feu iranien est si peu le feu des Aryas, le feu d’Agni, le feu Universel, que les livres du mazdéisme le nomment Atar, mot absolument inusité dans les langues indo-européennes, et dont l’étymologie n’est pas encore fixée. La libation védique, enfin, feu liquide, devient un dieu ; tandis que la libation iranienne reste ce qu’elle est, un acte du saint sacrifice, un mode de communion.

Si, dans la comparaison que l’on voudrait faire entre le Rig-Vêda et l’Avesta, on négligeait, sérieusement, tout ce qui, en fait, est essentiellement humain et doit par conséquent se ressembler, on éprouverait une difficulté véritable à trouver d’indiscutables points de contact ; tandis que les différences, les contrastes, les oppositions abondent. De la fameuse métaphore védique des nuages-vaches, dont il est continuellement parlé dans les hymnes, pas un mot dans le Zend-Avesta. Dans le Zend-Avesta, par contre, un génie des eaux, une eau céleste, qui est une création purement iranienne et sans équivalent dans le Rig-Vêda. Au point de vue historique, des ancêtres des Iraniens, de ces Pichdadiens fameux dont Zoroastre vante les merveilles, que les traditions persanes exaltent à tout propos, on ne trouve pas la moindre trace, ni dans le recueil des hymnes, ni dans les livres brahmaniques. Ainsi, ni au point de vue historique, ni au point de vue religieux, les Aryas ne se montrent semblables aux Iraniens. Les Perses, bien au contraire, lorsqu’ils rencontreront les Indiens, loin de les reconnaître comme des frères séparés, ne verront en eux que des adorateurs du démon ennemi d’Ormuzd. D’une origine commune, on ne trouverait aucun indice dans les livres sacrés. Le Zend-Avesta ignore complètement les Aryas primitifs ; le Rig-Vêda ne voit rien, ni dans le temps, ni dans l’espace, à l’ouest de l’Indus. Et chose remarquable, l’Afghanistan, qui se dresse entre l’Aryavarta et l’Iran, et qui devrait être attiré vers l’une ou l’autre des deux conceptions religieuses, ou sociales, se montre encore au vie siècle avant notre ère aussi loin du zoroastrisme que du brahmanisme. Il est vrai qu’on a essayé d’en conclure que ces Afghans devaient être demeurés fidèles au culte primitif des Aryas ?

C’est par la langue du Rig-Vêda et par la langue du Zend-Avesta, qu’à défaut du sens des textes on a essayé de rapprocher les deux livres, dans le but d’y découvrir un fond identique. Les mots semblables des Védas et de l’Avesta pourraient, — ainsi que cela a été remarqué, — servir à prouver l’identité de race des auteurs de ces livres, mais non l’identité de race du peuple qui entendit improviser les hymnes du Rig-Vêda, et de celui qui obéit à la voix de Zoroastre,

C’est en collectionnant les mots semblables dans chacune des deux langues, et en ajoutant à cette collection les vocables semblables se rencontrant dans toutes les langues dites indo-européennes, que l’on a voulu reconstituer la langue primitive de ces Aryas dont seraient issus, et les Aryas du nord-ouest de l’Inde, et les Aryas de l’Iran, les Iraniens. Par ce vocabulaire, ensuite, on a esquissé les mœurs de ce peuple primitif. Ce système, élaboré autour d’une hypothèse ingénieuse, a eu l’immense mérite de jeter de la lumière en bon nombre de coins obscurs ; de mettre à jour des matériaux précieux dont l’histoire profite. Il a servi également, — et c’est beaucoup, — à détruire de fausses affirmations, enracinées ; il a dégagé les origines de notre civilisation, de la civilisation européenne, des dogmes historiques dont nos esprits étaient accablés ; il a rendu aux historiens consciencieux la liberté qui leur avait été ravie, le droit au bon sens qui leur était disputé. On pourrait dire que sans l’hypothèse des Aryas primitifs, une histoire universelle n’aurait pas pu être écrite en Europe. Et en effet, si l’hypothèse, très séduisante, n’est encore que posée ; s’il n’est pas permis d’affirmer que, trente siècles avant notre ère, il y avait en Asie une race-mère dont sont issus directement, les Aryas de l’Inde, les Aryas de l’Iran, et tous les Européens actuels, il est incontestable que vers cette époque, deux groupes d’hommes, importants, ayant chacun sa civilisation propre, spéciale, existaient dans le Pendjab et en Bactriane, et que dans les œuvres de ces hommes nous nous retrouvons, nous autres Européens, à chaque instant. On peut dire que nos impressions à ce sujet, ainsi que les affinités de langage, et même les indications anthropologiques, ne suffiraient pas pour démontrer positivement une identité absolue d’origine ; mais on ne saurait nier qu’une concordance de goûts, de mœurs, d’aspirations, de langage et de forme, ne prouvent une influence directe et prolongée, et n’oblige, en conséquence, l’homme d’État et le philosophe, — car tout doit aboutir au meilleur gouvernement des hommes et à la plus grande connaissance, dans ce but, de l’humanité, — à questionner les Aryas et les Iraniens d’il y a quarante siècles, pour obtenir d’eux l’expérience de leurs gloires et de leurs douleurs.