Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

Le dieu de Zoroastre. - Ormuzd doit mériter son culte. - Ahriman, antagoniste d’Ormuzd. - Une divinité supérieure aux dieux du bien et du mal. - Le Temps-sans-bornes. - Attributs d’Ormuzd. - La loi dictée par Ormuzd, inspirée par le dieu supérieur. - La demeure du dieu. - La création. - La parole d’Ormuzd. - Le monde créé en six époques. - L’homme essentiellement progressif. - Le ciel promis aux mazdéens vertueux. - Ormuzd supplante l’Éternel. - Pacte entre l’homme et la divinité.

 

ÉCLATANT de gloire et de lumière, le dieu de Zoroastre, Ormuzd, habite un lieu pur ; son nom, bien prononcé, est une arme victorieuse contre les ennemis, un remède efficace contre les maladies du corps de l’homme. Ormuzd comble les désirs ; il éloigne et détruit tout ce qui est contraire au bien ; il est le principe et le centre de tout ce qui existe, le germe de tout ce qui est bon ; son intelligence est souveraine ; il est la science et le pouvoir. Infatigable, il voit tout, facilite tout ; fort, bienfaisant, maître, roi, sachant parfaitement distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais, il est le dispensateur du bien-être comme de la santé. Ormuzd est protecteur, nourrisseur et vêtisseur de son peuple.

Roi supérieur, lumineux, puissant, bon, dominateur, conservateur des choses nécessaires, ennemi du mal, protecteur des êtres, Ormuzd, très parfait, très excellent, très pur, très fort, très intelligent, saint des saints, ne veut et ne peut vouloir que le bien. C’est un dieu agissant, dont les actes se manifestent. C’est lui qui fait jaillir de la terre les eaux par lesquelles croissent les arbres de tant d’espèces variées ; c’est encore lui qui fait tomber la pluie sur les grains qui germent pour la nourriture de l’homme, sur les pâturages qui verdissent pour la nourriture de l’animal. Lorsque la grande terre souffre, lorsque la belle Sapandomad, négligée, affamée, altérée, demeure inculte, et que sur elle se répandent les troupeaux inquiets, comme cherchant en vain une mamelle, Ormuzd, très bon, intervient et donne à la mère un lait fertilisant.

Le dieu de Zoroastre ne s’impose pas à l’adoration ; les Iraniens ne lui doivent qu’un culte relatif à ses mérites. Ses mérites sont réels, car ses bienfaits résultent d’une longue victoire remportée par le dieu sur lui-même. Ormuzd n’est nullement affranchi des passions humaines, encore moins des besoins naturels du corps ; la soif le tourmente et le sommeil le tyrannise. Mais il ne dort pas, il ne boit jamais, parce qu’il veille sur l’Iran, de jour et de nuit, et que le sommeil d’un instant pourrait compromettre son peuple, et que son ivresse pourrait être exploitée par son ennemi. Comment oserait-il s’en dormir ou s’enivrer le dieu qui doit lutter continuellement.

Ormuzd étant le dieu très fort, exclusivement voué au bien, Zoroastre explique le mal visible, très répandu, comme l’œuvre d’un démon principal, Ahriman, antagoniste d’Ormuzd, déployant contre son adversaire une puissance presque égale à la puissance du dieu souverainement bon. Ahriman fut, pour ainsi dire, en même temps qu’Ormuzd, et comme sa conséquence inévitable. L’idée de l’unité divine, qui est évidemment la première sensation intellectuelle de Zoroastre, son but même, se trouve presque aussitôt compromise par l’antagonisme d’Ormuzd et d’Ahriman. C’est pourquoi le réformateur va se perdre dans la conception d’une divinité supérieure,’indécise, suffisamment vague pour être affirmée.

Ahriman, démon, dieu du mal, mais dieu en somme, ne pouvait pas être la créature d’Ormuzd auteur de tout bien. Ahriman et Ormuzd existant, il fallait admettre un être supérieur à ces deux personnalités divines, imaginer une puissance, une force dominante, pour que la théorie eût un sommet inaccessible, définitif. Il y eut donc un être absolu et impersonnel, en qui tous les êtres vivants et Ormuzd lui-même se résolvaient. Une démonstration de cet être aurait fatalement conduit le théoricien à la formule de quelque autre divinité encore supérieure ; Zoroastre ne fit donc qu’affirmer l’existence d’un principe éternel, de qui Ormuzd et Ahriman émanaient, être supérieur, incommensurable, le Temps-sans-bornes. Ce dieu, très vaste, très haut, rapidement conçu, vite fait, Zoroastre achève son Ormuzd : Il le qualifie de Maziçta, le plus grand ; de Vahista, le plus excellent ; de Çraesta, le plus parfait ; de Khrathwista, le plus intelligent ; de Khraojdiçta, le plus redoutable ; d’Ashât Apanôtema, le plus saint ; de Hudhâomanô, le plus sage ; de Voûrurafnanhô, le plus heureux ; mais il ne le dit pas sans commencement, il ne le qualifie pas d’incréé. Cette supériorité définitive n’est accordée qu’au Temps-sans-Bornes, à la Lumière primordiale. Ormuzd, dieu secondaire en fait, est cependant le seul qui puisse intéresser les Iraniens, et c’est lui qui deviendra le dieu principal du peuple qu’il choisît et qu’il protège.

Zoroastre s’empare d’Ormuzd et lui fait dicter la grande loi de réforme. Mais Ormuzd ne parle qu’au nom du dieu supérieur de qui il émane, divinité incompréhensible, insaisissable, à laquelle il faut rendre un hommage perpétuel, sans toutefois lui prodiguer des adorations ; puissance si haute, si loin de l’humanité, que la vouloir chercher serait une ridicule entreprise, la vouloir comprendre une folie, la vouloir distraire un outrage peut-être. Tout ce qu’Ormuzd dira à Zoroastre, sera dit au nom du dieu juste juge, mais c’est Ormuzd seul qui parlera.

Le lieu de séjour d’Ormuzd est très élevé. Si le dieu n’est pas absolument, et toujours, par delà le bleu de l’éther, sa demeure est certainement hors de la portée des regards de l’homme, en des régions invisibles, sur des hauteurs inconnues. Gravir les montagnes c’est se rapprocher d’Ormuzd, matériellement ; la prière dite sur un sommet sera la meilleure. Il en est de même de l’âme, qui s’épure en s’élevant. L’aspiration morale vers Ormuzd se confond, ici, très noblement, avec l’idée matérielle d’une ascension corporelle ; plus l’âme monte et plus elle se dégage. Éloignez mon âme du séjour des maux, dit une invocation ; placez-la sur les montagnes élevées. Les prières sont toujours ascendantes. Ô Ormuzd, qu’elles parviennent en haut, ces prières que je vous adresse continuellement, ô mon roi. Voilà bien l’Ormuzd personnel, roi des rois, élevé, très haut.

Lorsque, plus tard, développant, réglementant les pratiques du culte, les prêtres voudront consacrer leurs ornements sacerdotaux, l’évanguin, ou lien, ceinture, et le sadéré, ou robe, surplis, seront considérés comme d’origine céleste, comme venus d’en haut avec la loi. Pendant que, sur les montagnes élevées et étendues, le législateur des mazdéens recevait les paroles de la loi dans son oreille, Ormuzd, diront les destours, lui indiquait la forme des vêtements sacrés.

La conception première d’Ormuzd épurée et complétée, donne un dieu noble, resplendissant, juste, et créateur dans une certaine mesure. Il n’est pas capable de faire quelque chose de rien, comme le fit le Temps-sans-bornes ou la Lumière primordiale ; mais par sa puissance et sa bonté, il peut féconder la stérilité, mettre en œuvre l’improductif, combiner l’utile, réunir ce qui est disparate, amalgamer ce qui se repoussait. Ormuzd est un dieu paternel, libéral, conservateur et miséricordieux, pourvu que l’homme se repente des fautes qu’il a commises, qu’il pardonne à autrui comme il veut être lui-même pardonné. A cet Ormuzd achevé, très pur et très grand, l’Avesta consacre une belle prière :

 

Au nom de Dieu.

Je vous prie et je relève votre grandeur, Ormuzd, juste juge, éclatant de gloire et de lumière, qui savez tout, agissant, seigneur des seigneurs, roi élevé sur tous les rois ; créateur qui donnez aux créatures la nourriture nécessaire de chaque jour ; grand, fort, qui êtes dès le commencement ; miséricordieux, libéral, plein de bonté, puissant, savant et pur ; qui nourrissez, entretenez et conservez ; que votre règne soit sans changement.

Je me repens de mes péchés, de tous mes péchés ; je renonce à toute mauvaise pensée, à toute mauvaise parole, à toute mauvaise action !

 

La métaphysique de Zoroastre, si elle osait s’affirmer au début, annoncerait un dieu unique, tout esprit, innommé, incompréhensible, insaisissable, incorporel, ayant engendré, ayant envoyé aux hommes Ormuzd individualisé, connu, déterminé, formel, agissant, donnant la vie et l’entretenant.

Alors que dans le Temps-sans-bornes l’Éternel seul existait, avant Ormuzd et avant Ahriman, tout n’était encore qu’une immense lumière ; il n’y avait pas de nuit. L’Éternel fit Ormuzd ; Ormuzd, par sa parole, fit le monde, et l’Éternel ensuite créa Ahriman pour combattre Ormuzd. Le monde fut donc par la parole d’Ormuzd. Avant cette parole ordonnatrice, ni le ciel, ni l’eau, ni les animaux à quatre mamelles, ni l’homme à deux mamelles n’existaient. Ormuzd ne créa pas le monde, dans le sens absolu du mot ; il exécuta les volontés de l’Éternel en coordonnant, en organisant les choses, en leur donnant une forme. La création d’Ormuzd ne fut qu’un acte par lequel l’agent universel fit apparaître et disparaître tour à tour les formes des choses.

Zoroastre insiste pour que le dieu des Iraniens ne soit qu’une émanation de l’Éternel. Ormuzd n’a fait vivre le monde qu’au moyen de la parole prononcée au nom de la divinité suprême, parole vive et prompte, qui retentit avant la formation du ciel, de l’eau, de la terre, des troupeaux, des arbres, du feu, de l’homme, des démons, de tous les biens et de tous les germes.

Ormuzd créant le monde par la volonté de l’Éternel, accomplit son œuvre en six gâbanbars ou époques distinctes. Il fit d’abord le ciel en quarante-cinq jours. En quarante-cinq jours, moi, Ormuzd, j’ai donné le ciel ; j’ai ensuite célébré ce gâhanbar et lui ai donné le nom de gâh-mediozerem. Dès l’achèvement de ce premier labeur, avant qu’Ormuzd eût organisé l’alternance des jours et des nuits, il proclama son intention formelle de n’agir jamais qu’en vue du bien. J’ai dit au ciel, au commencement, lorsqu’il n’y avait pas de nuit, qu’il fallait être pur de pensée, de parole et d’action ; qu’il fallait s’appliquer au bien, être saint, parler selon la vérité et ne pas faire de mal. Après avoir fait le ciel, après avoir célébré, par un repos sans doute, le premier gâhanbar, Ormuzd fit l’eau en soixante-cinq jours. En soixante et quinze jours le dieu fit ensuite la terre ; en trente jours les arbres ; en quatre-vingts jours les animaux, les cinq espèces d’animaux ; en soixante et quinze jours, l’homme. En soixante et quinze jours, moi, Ormuzd, avec les amschaspands, j’ai bien travaillé, j’ai donné l’homme ; j’ai ensuite célébré le gâhanbar. L’œuvre voulue par l’Éternel était terminée.

Ormuzd fit en même temps, et le couple humain et le principe fécondant, sorte de taureau mystique, vigoureux, libéral, toujours prêt, toujours bon, ardent, robuste, inépuisable. Ces trois choses vivantes, le mâle, la femelle et le germe, ne sont qu’un être : l’homme. Zoroastre classe exactement l’homme parmi les animaux ; mais la supériorité de l’homme est consacrée par le législateur qui, le proclamant comme l’animal noble par excellence, lui accorde exclusivement le don de progrès indéfini. L’homme c’est, dans l’Avesta, l’ami à deux mamelles, vif, pur, élevé, et qui perfectionne tout ce qui existe.

Ayant expliqué la formation du monde, ayant fait son dieu, ne se préoccupant plus des origines, Zoroastre s’efforce de faire concorder toutes choses avec sa théorie du créateur éternel agissant par Ormuzd, son émanation volontaire. Ormuzd a reçu en dépôt la parole toute-puissante de l’Éternel, et c’est au moyen de cette parole qu’il à agi. Ormuzd a fait davantage ; il s’est servi de cette parole pour dicter à Zoroastre la grande loi, pour en ordonner la propagation. Voici ce que dit maintenant Ormuzd, affirme Zoroastre ; voici ce que dit celui qui a fait le monde entier qui existe : celui qui, bien instruit, portera ma parole aux hommes sera grand au milieu des morts. A ce moment le ciel s’ouvre, la récompense des disciples fidèles de Zoroastre est trouvée : Les mazdéens vertueux frappés de mort vivront avec Ormuzd, prés de l’Éternel, dans le lieu élevé et délicieux, au behescht, au paradis.

Bientôt, et cela était inévitable, Ormuzd, émanation de l’Éternel, créature du Temps-sans-bornes, supplantera son créateur dans l’esprit des Iraniens. Entre le dieu des dieux, probable, mais immobile et dédaigneux, entre l’Éternel incompréhensible et Ormuzd simple, bon, travailleur, ouvrier du monde, visible, toujours agissant, les mazdéens ne devaient pas longtemps hésiter. Le dieu créé supplante le dieu créateur ; le dieu-fils dépasse le dieu-père ; Ormuzd, devenu l’égal de l’Éternel, lui sera supérieur, naturellement, puisque son importance personnelle s’augmentera de ce qui avait été attribué d’abord au premier dieu. Alors, de l’Éternel, il ne fut presque plus question ; Ormuzd, sans commencement ni fin, devint créateur du ciel, des astres, de la terre, des végétaux, des animaux, de l’homme, de la lumière. L’invocation qui résume cette résolution intellectuelle, décisive, élève l’homme proprement dit en même temps qu’Ormuzd. On dirait d’un compromis politique où l’homme consent à donner la première place à son dieu, mais à la condition que le dieu, mis en possession de tous les ciels, accorde à l’homme, et définitivement, toutes les terres. Les Iraniens, c’est convenu, n’adoreront qu’Ormuzd ; mais Ormuzd, c’est entendu, livrera le monde aux Iraniens.

Ormuzd a toujours été et sera toujours ; absorbé dans l’excellence, céleste des célestes, il a voulu ce qui existe ; il veille sur le temps qui lui appartient ; il est fort et savant ; il a fait la lumière, le paradis, la voûte ronde du ciel, le soleil qui échauffe, la lune élevée, les astres germes d’abondance, le vent, les nuées, l’eau, le feu, la terre, les arbres, les animaux, les métaux, l’homme. Il a donné à l’homme la parole et la virilité ; il l’a créé pour être le maître du temps, pour gouverner les peuples, pour faire continuellement la guerre aux démons et les éloigner. Tel est le pacte entre l’humanité et la divinité. L’homme, avec la certitude qu’il a d’exister, admet la possibilité d’un dieu et se précautionne. En effet, celui qui fit le monde, par ordre, doit avoir accepté la mission de le continuer, et il en dispose. Que pèse un peuple dans la main du Tout-Puissant ? et si les Iraniens dédaignaient Ormuzd, qui sait si Ormuzd ne choisirait pas un autre peuple auquel il donnerait le monde tout entier ?

Ormuzd étant possible, probable même, car on n’expliquerait pas sans lui la création et la conservation du monde, il faut exalter Ormuzd. C’est ainsi que, dieu créé, Ormuzd prend la place de son créateur, de l’Éternel, et sera considéré par les mazdéens, non plus comme l’ordonnateur et le conservateur des êtres et des choses, mais comme leur auteur. C’est ce qui a fait écrire à Spiegel : La création d’Ormuzd n’est plus, comme dans beaucoup d’autres cosmogonies, la mise en œuvre d’éléments préexistants ; le dieu des Iraniens, par l’acte de sa parole, a tout tiré du néant, esprit et matière. L’Ormuzd des successeurs de Zoroastre, et peut-être même l’Ormuzd de Zoroastre, vieilli, en déclin, est un créateur parfait, ayant tiré tout de rien, par sa parole.