La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIX

 

 

DE 490 A 481 Av. J.-C. - Après Marathon. - Échec de Miltiade à Paros ; sa condamnation et sa mort. - Xantippe. - Lutte de Thémistocle et d’Aristide. - Conflit entre Égine et Athènes. - Mort de Darius. - Xerxès à Babylone et en Égypte. - Armement de l’Asie contre l’Europe. - L’armée de Xerxès passe l’Hellespont.

 

LA victoire de Marathon, si glorieuse pour Athènes, qu’elle plaçait à la tête des villes helléniques, eut des conséquences inattendues, et très importantes, au point de vue social. Les Mèdes de Darius venaient d’être affrontés, battus et chassés de l’Hellénie, par des guerriers improvisés : les cultivateurs de l’Attique. Ces hommes de vieille race, et peut-être dédaignés jusqu’alors, devinrent une force. Parmi ces campagnards, un très grand nombre, sans doute, étaient de vieux Grecs.

Le lendemain de Marathon, Athènes représentait bien, en Hellénie, l’Europe aryenne, victorieuse. Par une alliance avec les Ioniens de l’Asie-Mineure et les Aryens de l’Hellespont, de Thrace et de Macédoine, les Athéniens eussent pu ruiner, alors, l’influence dorienne, détestable. Malheureusement, déjà très corrompue, et vaniteuse, infatuée de son succès, Athènes cessa de se préoccuper de Sparte un instant humiliée, et elle se prit à jalouser, sinon à craindre l’Ionie. Avec un aveuglement incomparable, les Athéniens mirent tout leur zèle à se séparer des populations maritimes d’Ionie, à se vanter de cette séparation, à la consommer dans le langage et dans les mœurs, à la manifester définitive, jusque dans les allures et le costume. Ce fut, historiquement, comme une seconde chute de Troie : les Grecs s’éloignaient davantage, s’éloignaient tout à fait de leurs origines. Athènes, glorieuse, s’isolait.

Miltiade, qui redoutait le retour des Perses, eut l’idée simple de fermer à ces ennemis la route de la mer, en s’assurant la possession des îles, des Cyclades. La horde asiatique ne pourrait ainsi, désormais, agir contre l’Hellénie, qu’en traversant la Thrace, longue, difficile, dangereuse. Athènes donna à Miltiade les soixante-dix vaisseaux qu’il réclamait pour exécuter son dessein. Mais le héros de Marathon avait eu la faiblesse de tromper les Athéniens pour obtenir leur assentiment, de leur faire d’irréalisables promesses. Il avait annoncé qu’il conduirait les marins d’Athènes en des pays proches où la victoire, certaine, leur vaudrait un riche butin, des quantités d’or ; et son intention réelle était simplement d’assiéger et de prendre Paros.

L’imagination des Athéniens, surchauffée, s’émerveillait des prodigieuses richesses de Darius, si faciles à prendre ! — Les belles demeures, abondantes en or, des villes perses, seront encore un sujet d’admiration pour Eschyle. — L’idée d’un prompt enrichissement par la guerre, par le butin, excitait les esprits ; les pauvres gens d’Athènes vinrent, en foule, se ranger sous le commandement de Miltiade. La flotte, partie, s’étant arrêtée devant Paros, les illusions disparurent, les soupçons se manifestèrent. Les Pariens se défendirent avec énergie. Miltiade, blessé, dut renoncer à son entreprise, après vingt-six jours d’efforts infructueux.

Xantippe accusa Miltiade devant les Athéniens, disant, qu’il avait voulu châtier Paros pour venger une injure personnelle, en ruinant le trésor du peuple, en sacrifiant la vie d’un grand nombre de citoyens. Sa blessure ne permit pas à Miltiade, appelé à se défendre d’une accusation qui entraînait la peine de mort, de comparaîtra devant ses juges. Alors, un sentiment de pitié vint au peuple ; la condamnation se réduisit à une amende de cinquante talents. Miltiade mourut. Son fils Cimon paya l’amende.

Miltiade descendit au tombeau dans les lueurs d’une apothéose ; Athènes, toujours inconséquente, célébra magnifiquement la gloire de son premier vainqueur. Mille légendes surgirent, comme pour les dieux. Parmi ces légendes, il faut citer, à titre d’exemple, et pour mesurer les progrès de l’influence asiatique, de la corruption morale des Athéniens,ce trait de piété filiale raconté comme chose simple. Pour se procurer les cinquante talents dus aux juges, le fils de Miltiade, Cimon, avait livré sa sœur Elpinice au riche Callias !...

Les Athéniens ne pouvant pas se passer de chef, de maître, dés la mort de Miltiade trois hommes s’offrirent au choix populaire : Xantippe, le citoyen très en vue, qui avait accusé et fait condamner Miltiade ; Aristide et Thémistocle, qui avaient bravement combattu à Marathon.

Thémistocle était né (535) d’un Athénien obscur, très riche, et d’une étrangère. Cette origine ne nuisait pas à son ambition, les Athéniens respectant ceux qui s’étaient enrichis dans le commerce, pourvu, cependant, qu’ils fissent participer le peuple à leurs plaisirs. Thémistocle affectait de dédaigner personnellement les jeux, de mépriser les arts, surtout la musique ; on ne le voyait suivre avec assiduité, que les leçons des sages. On répétait qu’il avait dit : Les chants et les plaisirs ne me conviennent pas ; donnez-moi le gouvernement d’une ville faible, petite, et je vous la rendrai forte et grande. Toutefois, contradiction savante, Thémistocle brillait aux jeux publics et recevait avec munificence, dans sa demeure, les artistes et les étrangers de distinction. Il savait l’irrésistible séduction qu’exerce l’éloquence sur les Aryens, et en même temps qu’il se familiarisait avec les artifices de l’art oratoire, il préparait sa clientèle politique, en intervenant, tantôt comme défenseur, tantôt comme conseiller, dans les procès et les querelles. Il s’appliquait et s’exerçait à connaître individuellement tous les Athéniens ; et, nommant par son nom chaque citoyen qu’il rencontrait, il captait les confiances en caressant les vanités.

Les Mèdes de Darius étaient venus trop tôt menacer l’Attique, pour que les qualités séductrices de Thémistocle pussent servir immédiatement son ambition : le danger avait fait préférer les guerriers aux politiciens. Mais après la mort de Miltiade, les Athéniens, qui vivaient au jour le jour, oubliant le passé, incapables de se préoccuper de l’avenir, dociles à l’oracle de l’heure présente, allèrent aussitôt à Thémistocle, dont l’audace, et la promptitude avec laquelle il dictait des conseils, ou formulait des solutions, avaient le grand mérite de dissiper les inquiétudes.

Thémistocle possédait, avec la science du raisonnement, l’art d’exprimer la raison logiquement mûrie. L’insinuante impétuosité de sa parole et la rectitude de son -jugement, donnaient la foi. Son mépris affiché du droit, de «l’ordre légal », se rachetait, aux yeux des Athéniens, par la grandeur des buts qu’il prétendait atteindre. La douteuse habileté avec laquelle il évitait de combattre les arguments de ses adversaires, qu’il désarmait en condescendant à leurs opinions, aurait dû lui nuire, s’il ne l’avait utilisée comme une preuve d’abnégation : il se donnait le mérite de sacrifier son opinion personnelle, à l’intérêt public compris autrement.

Aristide, dont le nom était aussi populaire que celui de Thémistocle, — à la mort de Miltiade au moins, — vivait à Athènes comme un modèle de vertu solide, de probité tranquille. Dans les assemblées, Aristide demeurait inébranlablement respectueux du droit, quoi qu’il pût en advenir, ainsi qu’il s’était montré guerrier froidement brave à Marathon. Il prêchait que les lois de l’Etat ne pouvaient pas rester immuables, qu’elles devaient être continuellement modifiées, sagement maintenues en rapport exact avec l’évolution progressive de la cité ; mais qu’il fallait toujours obéir aux lois du moment, aux lois existantes.

Le peuple, impressionnable et capricieux, était avec Thémistocle, qui brillait aux assemblées ; les citoyens de marque, les aristocrates étaient, avec Aristide, l’incorruptible, le juste. L’inévitable rivalité de ces deux hommes, de ces deux systèmes, divisait la ville. La patriotique générosité d’Aristide éclata dans ces paroles, qu’il dit un jour que les Athéniens se querellaient : Athènes ne sera tranquille, que lorsqu’on nous aura jetés l’un et l’autre dans le barathre.

Thémistocle, au contraire, aimait que l’on citât son dédain des scrupules. Il se vantait d’admettre une injustice, pourvu qu’elle conduisît au succès.

Fidèle à sa méthode, Thémistocle fit accuser Aristide, par le peuple qu’il servait, de se préparer une royauté dans Athènes ; et le peuple frappa d’ostracisme l’homme juste (483). Cet acte solennel d’ingratitude était un triomphe pour Aristide, puisqu’il s’exerçait par l’application régulière d’une loi. Si les Doriens de Sparte avaient été citoyens à Athènes, la force eût dominé le droit en cette circonstance, la rivalité d’Aristide et de Thémistocle se fût terminée par un meurtre.

Maître incontesté d’Athènes, Thémistocle appliqua rigoureusement ses intentions. Il pensait que les Médo-Perses, audacieux, ne pourraient être victorieusement combattus par les Hellènes que sur mer. La guerre contre Égine ayant précisément exercé les Athéniens aux œuvres navales, Thémistocle obtint que le produit des mines de Laurion, jusqu’alors distribué au peuple, payât la rapide construction de cent galères. Reprenant le projet de Miltiade, hais loyalement, il entreprit d’assurer aux Athéniens la prépondérance dans la mer Égée ; il y réussit, en battant les Éginètes qui convoitaient cet empire.

Les généraux perses vaincus à Marathon, — Datis et Artapherne, — étaient parvenus à tromper Darius sur l’importance de la défaite, en lui amenant un grand nombre de prisonniers Érétriens. L’armée qui devait conquérir l’Hellas était prête, lorsque Darius mourut (485), laissant à son fils Xerxès, comme un héritage, l’obligation d’annexer l’Europe à l’empire Perse, à l’Asie.

Mais Xerxès, roi des rois, avant de rien entreprendre contre les Hellènes, avait à ramener à l’obéissance les Babyloniens et les Égyptiens révoltés. Babylone, prise, fut livrée au pillage des soldats. Xerxès transporta à Suse la statue du roi Nébo, ainsi que les trésors du tombeau de Bel-Mérodach. L’Égypte, qui s’était donnée à un pharaon, — Khabbash (486), — épouvantée du sort de Babylone, accepta vite la suzeraineté du successeur de Darius (483).

Triomphante, l’Asie attirait et en même temps effrayait les Hellènes. Les uns, ouvertement, admiraient le grand roi, et supputaient jusqu’à l’éblouissement la grande richesse de Suse, la ville royale ; les autres, de sang phénicien, étaient prêts à reconnaître la puissance du maître très fort ; mais, beaucoup, plus exactement impressionnés, redoutaient la domination des Asiatiques capables de toutes les exigences, de toutes les cruautés. Pour ces derniers, la Perse, l’Iran, la Médie, l’Asie en un mot, c’était déjà le pays dont Eschyle parle avec dégoût : le pays où l’on coupe les têtes, où l’on crève les yeux, où sont les tortures et les supplices, où l’on retranche les organes de la génération, où gémissent les lapidés et les empalés...

Certes, les Hellènes n’étaient pas religieux, dans le sens exclusif du mot, et nous verrons les Athéniens, sans hésiter, employer jusqu’aux stèles funéraires, sacrées pourtant, à la construction des murs de leur ville ; mais les divinités asiatiques, — cette couvée infernale du dieu noir, — ces dieux acceptant d’être servis et non fléchis, les inquiétaient.

Xerxès, aux pensées lentes, très réfléchi, bon et prudent, mais excessif, d’une violence extrême dans l’action engagée, continuait Darius avec un peu d’hésitation, voyant s’augmenter chaque jour l’armée formidable préparée.

Toutes les nations de l’Asie avaient été appelées à conquérir la Hellade ; les peuples sans nombre étaient venus, donnant, chacun suivant sa richesse ou son aptitude, des cavaliers ou des soldats, ou des marins, ou des transports solides, ou de fins navires, ou des radeaux pour la formation des ponts, ou de l’or, ou des armes, on des vivres. Pendant les trois années qui avaient suivi la bataille de Marathon (490-487), l’Asie tout entière s’était agitée ; ensuite, pendant deux années (487-485), les Asiatiques s’étaient réunis. A la mort de Darius (485), Xerxès n’était plus le maître de décider. Ses hésitations devenaient des lâchetés aux yeux des guerriers impatients, qui l’accusaient de ne combattre que dans ses demeures, de ne rien ajouter à la puissance paternelle, de laisser sans vengeance les affronts subis en Thrace, où les Scythes s’étaient joués de Darius, en Ionie, où Sardes avait été brûlée par les Athéniens, à Marathon, où la gloire de Miltiade avait éclipsé la splendeur du roi des Perses. La chute de Troie même, invoquée, devenait un grief médo-perse !

Trois années après son avènement (482), dans la plénitude de sa jeunesse et de sa force, Xerxès gouvernait cent vingt-sept provinces, un domaine dont les limites touchaient l’Inde à l’est, l’Éthiopie au sud, le Strymon à l’ouest. Selon la tradition iranienne, et respectueux des droits du peuple, comme l’avaient été Cyrus, Cambyse et Darius, Xerxès convoqua les feudataires et les grands serviteurs de l’empire, afin de délibérer sur la conquête de la Hellade.

Mardonius, qui comptait sur le commandement de l’armée, se montrait plein d’ardeur ; il disait de la Hellade : c’est le plus riche pays du monde. Les plus impatients pour l’invasion de l’Hellénie, c’étaient les princes Grecs dépossédés, qui espéraient ressaisir leur pouvoir à l’aide des guerriers perses. Les Pisistratides, chassés d’Athènes, avaient amené à Suse le poète et devin Onomacritos, chargé de prédire la victoire à Xerxès. Le roi Démarate, banni de Sparte, se réservait, doutant du succès. Les princes de Thessalie, les Aleuades, exilés, promettaient au grand roi le secours des Thessaliens. Parmi les Perses, le frère de Darius, Artaban, s’opposait à l’expédition.

L’histoire légendaire a conservé le souvenir des angoisses qui tordaient le cœur d’Atossa, la mère de Xerxès, des rêves étranges qui hantaient son sommeil. La grande lamentation d’Eschyle, — dans le drame immortel des Perses, — est le récit de l’un de ces songes ; le poète y déroule la navrante allégorie de la destinée des Aryens. Deux femmes richement ornées, apparaissent à Atossa, l’une vêtue de la robe perse, l’autre portant le costume des femmes de l’Hellénie : c’étaient deux sœurs d’une même race dit le poète, dit le voyant ; l’une habitait la terre d’Hellas, qui était son partage, l’autre, la terre des barbares, l’Asie, et elles se querellaient... Xerxès, dans le rêve d’Atossa, retient et apaise les deux sœurs, mais une force supérieure à sa volonté le pousse, et il les met toutes deux sous le même joug, et il lie leur cou des mêmes courroies. L’Asie acceptait l’esclavage, le harnais et le mors ; la Hellade, l’Europe, rompait de ses mains le lien du char, et, débarrassée des rênes, brisait le joug par le milieu...

Après cent quatre-vingts journées de discussion, la guerre fut décidée. Xerxès, aussitôt, se mit en marche vers l’Hellénie. Ayant traversé toute l’Asie-Mineure, il s’arrêta au bord du Scamandre, soucieux. Devant les ruines du palais de Priam, il offrit un sacrifice à la Minerve de l’Iliade, aux héros immortels qui avaient défendu la sainte Troie.

A Abydos, sur la rive de l’Hellespont, l’armée se concentra. Une voie, formée de navires lourds que liaient des câbles énormes, envoyés d’Égypte et de Phénicie, avait été jeté sur la mer. Une tempête soudaine détruisit ce premier ouvrage. Xerxès, disent les poètes, ordonna de fustiger à coups de fouet la mer étroite, le fleuve inutile et trompeur. Un deuxième pont, plus solide, fait d’un double rang de navires, supportant un plancher couvert de terre battue, — route fixée par mille clous et mise sur le cou de la mer, — donna passage à l’armée de Xerxès, horde pressée, bruyante comme un essaim d’abeilles.