La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVI

 

 

La poésie. - Aèdes et nabis. - Les rhapsodes. - Naissance d’Homère. - Le patriotisme troyen. - Avènement d’Apollon. - La lyre. - Hésiode. - L’âge d’or. - Orphée, le père de la poésie sacrée. - Dionysos-Bacchus. - Retour des Achéens en Grèce. - Confusion psychique. - La civilisation hellénique succède à la civilisation grecque.

 

LE retentissement de la chute de Troie fut tel, qu’il n’y eut plus d’autre spectacle devant les yeux des hommes, d’autre préoccupation dans les esprits. Et le poème de ce grand forfait devint l’épopée des Hellènes, comme si le monument impérissable ne devait pas être la honte vivante, perpétuée, de ceux-là mêmes qui l’adoptaient comme national.

Beaucoup de poètes durent chanter la catastrophe ; nous ne connaissons que l’Iliade, où dominent la colère d’Achille, la mort de Patrocle et d’Hector, et l’Odyssée, disant les longues aventures d’Ulysse, la constance de Pénélope et la mort des prétendants.

La poésie héroïque, didactique, et religieuse si l’on veut, qui surgit aussitôt après la chute de Troie, vers l’an 1000, toute spontanée, fut l’inévitable résultat du resserrement des Aryens vaincus, dépossédés, découragés, dans un milieu déplaisant. Écrasé en Asie-Mineure sous l’effondrement de Troie, le monde Aryen, en Grèce, s’était trouvé pris, étouffé, entre les deux invasions, du sud d’abord, du nord ensuite. Or, c’est le propre de l’Aryen emprisonné de se façonner à sa geôle, de vivre sa propre vie intérieurement, en entier, par le cerveau et par le cœur. Sa souffrance et ses aspirations, il s’en repaît, songeant et croyant à la délivrance, et lorsque sa douleur, trop vive, l’émeut jusqu’au cri, alors il lance sa plainte en strophes, il dit son désespoir en beaux et grands vers, il chante magnifiquement ses angoisses.

La différence entre l’Asiatique tout imagination et l’Aryen tout harmonie, entre le prophète et le chantre, c’est que le nabi d’Israël, utilisant sa poésie, l’adapte à sa convoitise personnelle, tandis que l’aède chantant se délivre, n’ayant que le besoin de faire partager à autrui son émotion, de l’intéresser à sa délivrance, de l’associer à la joie douce qu’il ressent. Être écouté, être applaudi, tel est le vœu de l’aède passant ; impressionner, dominer, tel est le but du nabi toujours à demeure. C’est parce qu’il fut un aède, un aède passant, tout à fait Aryen, qu’Homère a disparu, ne laissant aux hommes que son œuvre, sans dire d’où il venait, où il allait.

Il n’y avait alors ni sophistes, ni rhéteurs, ni philosophes, pas un Asiatique, pas un spéculateur, et le chantre immortel avait le droit de dire : Les aèdes ne sont responsables de rien, Zeus dispense ses dons aux poètes comme il lui plaît ; ou encore : Démodokhos charme quand son âme le pousse à chanter.

Dans l’Odyssée, — par interpolation ou par influence, — la spontanéité primitive, l’inspiration purement aryenne est moins évidente que dans l’Iliade. On dirait qu’ainsi que le firent les brahmanes dans l’Aryavarta, des poètes nouveaux, venus d’Asie, instruits des œuvres étrangères, apportèrent et introduisirent dans le second poème homérique, des formes et des pensées anaryennes. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais il est difficile de ne pas rapprocher la lutte biblique de Jacob contre l’ange, de la victoire d’Ulysse sur Iros : Quelles cuisses montre ce vieillard en retirant ses haillons, disent les prétendants témoins de la lutte. L’immolation d’Iphigénie est un acte inhumain semblable aux sacrifices chaldéens d’Abraham et de Jephté.

Des rhapsodes colportaient les chants d’Homère. Pisistrate fit rechercher et réunir les rhapsodies qui nous ont été conservées. C’est de la même façon que les hymnes védiques, les Védas, nous sont parvenus, intacts. Incapables de création, les rhapsodes charmaient leurs auditeurs en récitant, avec une respectueuse exactitude, les textes transmis.

L’unité de l’œuvre homérique, extraordinaire, tissue de fables et de réalités, tient à l’âme du sujet même. L’intervention personnelle des divinités ; l’immortalité des chevaux d’Achille et l’arrivée glorieuse de Thétis, aux pieds d’argent, venue pour consoler le héros, veillant sur le cadavre de Patrocle assailli de mouches, qu’elle embaume à l’égyptienne, avec du nectar rouge et de l’ambroisie ; Pallas debout sur le char de Diomède, conduisant les chevaux, détournant la lance d’Hector ; Vénus blessée par Pallas, voyant couler son sang subtil ; Pallas, très violente et très audacieuse chienne, menaçant Jupiter ; Phœbus combattant pour les Troyens, ostensiblement ; en un mot, suivant l’énergique expression d’Homère, les discordes mutuelles des Ouraniens racontées, mises en action, ne sont que l’exposition imagée, personnifiée, des actes inconscients et des faits imprévus constituant la trame des batailles. Mais dans cette trame ornementée, pas un incident qui ne soit réel, et dans ce tableau, pas un homme qui n’ait vécu, pas une blessure montrée qui ne soit une irréprochable description.

Par la perfection du détail et l’ampleur méthodique de l’ensemble, par son abnégation personnelle et la conception qu’il a de l’humanité vaste, Homère s’affirme comme un incontestable Aryen, tandis que la Bible hébraïque, quelque grands qu’aient été ses auteurs, n’est écrite que pour une tribu, un groupe, une ville. Je chanterai, dit un hymne homérique, la race des hommes qui ont une voix articulée. Et quel accent aryen dans ce cri d’Homère pour la paix : Il est sans intelligence, sans justice et sans foyer domestique, celui qui aime les discordes. Et quelle indépendance clairvoyante dans ce dédain des divinités sources des maux.

L’éloquence caractérise l’œuvre homérique. La splendeur du poème est dans son unité ; pensées, images, accent des syllabes et son des mots, tout tient au monument. Toutefois, l’Iliade et l’Odyssée sont des livres distincts. La naïveté puissante du premier livre, avec ses formes éoliques, fait remarquer l’art plus savant du second, voisin de l’ionien. La langue employée est un achéen intermédiaire entre la langue éolique et l’ionienne. L’Iliade, pathétique et simple, passionne, enthousiasme ; l’Odyssée, plus complexe, avec ses intentions de morale réfléchie, sondant les replis du cœur, intéresse autant mais émeut moins, inquiète parfois ; le fantastique oriental, féerique, s’y heurte à des incidents égyptiens, à des mensonges asiatiques, à des impossibilités, comme la tuerie des prétendants par Ulysse, dans une salle, à coups de flèche, et cette monstruosité anaryenne, étalée, de Pénélope et Télémaque, riches, laissant vivre misérablement Laërte dans son verger, fautes qui prouvent des additions, des corrections à l’Odyssée.

On peut reculer jusqu’à l’an 3000 ou 3200 avant notre ère, les mœurs décrites dans les livres homériques. Il n’est pas permis d’affirmer que l’Iliade fut l’œuvre spontanée d’un seul homme. Il y avait certainement alors, dans le monde aryen qui vivait, qui se mourait à l’ouest de l’Asie-Mineure, dans les îles, en Thrace et en Macédoine, une quantité de voyants qui, pressentant la fin des choses, remontaient aux origines pour s’en repaître, s’en rajeunir. Renouvelant les joies perdues, faisant revivre les légendes éteintes, exaltant les gloires oubliées, et les revêtant de poésie, cet ornement immortel, des poètes obscurs, nombreux, préparaient Homère. Ces éléments confus, disparates, incohérents, ces legs d’un autre âge, Homère les prit, les mit au creuset, morceaux et débris, ors et cuivres, pour en extraire un bronze inaltérable, pur, parfait, un. Le goût, c’est-à-dire la mesure et l’ordre, avaient été les outils du grand ouvrier, du grand Aryen ; le feu, était en lui.

On peut entrevoir, par comparaison, l’inaccessible sommet où sut atteindre Homère, en entendant Pindare le vanter : Homère a pris soin de sa gloire, lui dont les vers divins, chantés par toutes les bouches et dans tous les âges, feront passer à nos derniers neveux l’histoire de ses vertus. Les accents du génie retentissent dans l’éternité ; leur son se prolonge sur le sein fécond de la terre ; il se soutient sur la surface des mers ; c’est un rayon du feu céleste, qui répand sur nos vertus l’éclat de sa lumière inextinguible... Homère ignorait ces hyperboles ; il eût souffert de ces flatteries excessives.

Représenté sous les traits d’un vieillard vénérable, les yeux éteints, mais le front rayonnant de pensée, Homère, — dont le nom signifiait Otage, — que Simonide nommait l’homme de Chios, — la rocheuse Chios des hymnes, — est réclamé par Smyrne, Chios, Colophon, Salamine, Ios, Argos et Athènes. Quel que fut le lieu de sa naissance, le premier il comprit et il définit la Patrie, sans limitation étroite de frontière, sans désignation mesquine de lieu. Un Achéen, le Gérénien Nestor, excitant ses guerriers, ignorant le patriotisme, s’exprime ainsi dans l’Iliade : Ô amis, soyez des hommes ! Craignez la honte en face des autres. Souvenez-vous de vos fils, de vos femmes, de vos domaines, de vos parents qui vivent encore ou qui sont morts. Je vous adjure en leur nom de tenir ferme et de ne pas fuir. Mais voici qu’un Troyen doit à son tour exciter à la victoire ; écoutons Homère, le patriote, qui le fait parler : Si l’un de vous est blessé et meurt, qu’il meure sans regret, car il est glorieux de mourir pour la patrie, car il sauvera sa femme, ses enfants et tout son patrimoine, si les Achéens retournent sur leurs nefs, dans la chère terre de leurs aïeux. Le patriotisme d’Homère, de l’Homère troyen, de l’Homère aryen, n’est pas exclusif ; il s’étend sur toute l’humanité, et c’est avec une tendresse pieuse, à la veille même de la bataille, acceptant la mort pour les siens, qu’il fait parler à un héros troyen de la chère terre des ennemis.

Des hymnes attribués à Homère, — dits hymnes homériques, — formant un recueil précieux, ont été placés à côté de l’Iliade et de l’Odyssée. La plupart de ces morceaux datent seulement du sixième siècle avant notre ère ; il en est qui sont évidemment antérieurs à cette date ; tous, anciens ou nouveaux, ont en eux des impressions, sinon des passages, intercalés, contemporains d’Homère. Ce sont des litanies de divinités, des oraisons jaculatoires, des essais où les poètes cherchaient à donner, semble-t-il, à de vagues esquisses, un tour fini, une ligne correcte, arrêtée, ainsi que le faisaient les sculpteurs des bords du Nil sur les hauts murs des temples.

Ces arrangements, dont quelques-uns ont un but positif, dénoncent généralement leur modernité relative. C’est, par exemple, en vue de diviniser la famille d’Énée, pendant la guerre du Péloponnèse, que Vénus y est qualifiée de déesse douce comme le miel, modeste, couronnée de violettes, et qu’un récit bizarre veut expliquer Hermès (Mercure) au moyen de plaisanteries rappelant les Védas, avec une nomenclature d’attributions. En ces hymnes, l’important c’est la réaction qu’elles indiquent contre les dieux-héros d’Homère. Les Hellènes se préparent une théogonie. On entend venir les prêtres ayant choisi leur divinité, l’Apollon roi de Lycie et de Délos, que Pindare chantera. L’hymne du recueil qui exalte le dieu, est postérieur à l’installation des temples de Delphes et de Crissa, puisqu’il en célèbre la fondation, et qu’il est écrit pour justifier le rituel d’un culte, dans un temple dont les Crétois seront les gardiens.

L’avènement d’Apollon est un fait considérable. Il apparaît en Crète d’abord, dans la Krèté belle et fertile, la terre qui s’élève au milieu de la sombre mer. La grande île aryenne, berceau des Philistins « admirables d’ordre », est maintenant peuplée d’étrangers ; on y parle des langages différents, dit Homère, on y trouve des Achéens, de magnanimes Crétois indigènes, trois tribus de Doriens et les divins Pélasges. C’est là qu’arrive Apollon, venant d’Asie, instruit et conseillé par Hermès plein de ruses et revêtu d’impudence, chargé de séduire et de dompter les Crétois qui ont coutume de chanter le paian... Apollon vient, superbe, admirable, nu, lumineux, se donnant comme la divinité de l’harmonie.

Homère dit les paroles et les actes d’Hermès : Et là, avec un burin de fer brillant, il arracha la vie à une tortue montagnarde. Et de même qu’une rapide pensée traverse l’esprit d’un homme agité par de nombreuses inquiétudes, ou que des rayons jaillissent des yeux, de même l’illustre Hermès parla et agit en même temps. Il fixa des tiges de roseaux coupées à diverses longueurs, et il les fit passer à travers le dos de la tortue ; puis il tendit, autour, avec adresse, une peau de bœuf ; et il adapta les deux bras et le chevalet, et il tendit ensuite sept cordes harmoniques en boyaux de brebis. La lyre fut l’arme d’Apollon, chargé de renverser l’Hélios troyen, le Jupiter pélasgique de Dodone, de vaincre définitivement, c’est-à-dire de corrompre les derniers Aryens.

Hésiode, qui parle presque comme parlait Homère, employant les mêmes expressions proverbiales, accolant les mêmes qualificatifs aux noms, n’est cependant pas un imitateur. Les deux grands poètes puisent à un fonds commun, et c’est tout. Mais là où le chantre de l’Iliade, absolument humain, s’élève et plane, Hésiode, l’auteur des Travaux et des jours, comme retenu en bas, préoccupé de l’homme plus que de l’humanité, ne conçoit et ne laisse qu’une œuvre radicalement contraire à l’œuvre homérique.

Hésiode s’empare des fables pour en extraire une théogonie ; il divinise des héros de la guerre de Troie, afin d’amener à ses vues le sentiment public surexcité. Un mélange d’observations heureuses, justes, précisées, et de superstitions obscures dites avec gravité, sentencieusement formulées, exclut toute unité, toute grandeur de la composition hésiodique. Des bizarreries, des ridicules même déparent l’œuvre, mécontentent l’esprit. On y trouve un parallélisme de réglementation solennelle pour la fixation alternée des jours heureux et des jours malheureux, pour la plantation des arbres et pour l’accroissement des familles, en mâles et filles.

Mais dans ce désordre littéraire, dans cette anarchie de propos, on devine les fermes intentions d’un législateur. Comme l’avait fait Zoroastre, Hésiode rédige des lois, une morale, des prescriptions. Ne concevant pas la grande humanité, il en diminue le rôle ; il parle bas, s’adressant à son frère Persès et non au peuple : Pour moi, dit-il, j’enseignerai à Persès des choses vraies.

La parole d’Hésiode est triste, revêche a-t-on écrit, obscure, brumeuse. La forme de ses conseils trahit sa laborieuse préoccupation, et sa littérature manque de facilité, d’harmonie. Ses descriptions au contraire, faites d’un esprit libre, bien que d’un coloris inégal, délicates ou vigoureuses suivant les sujets, sont rehaussées de paroles fortes, hardies, rapides, suppléant à la justesse du ton par la vigueur de l’impression donnée, suffisante. Sa description du bouclier d’Hercule, imitée de la description du bouclier d’Achille qu’Homère donna si simple, si nette, si égyptienne, est tourmentée dans Hésiode, qui va jusqu’à y étaler des détails grossiers.

On ne sait si Hésiode vécut avant, pendant ou après Homère. Les archaïsmes de sa langue, — un ionien épique mêlé d’éolismes, — sont plus nombreux dans son œuvre que dans l’œuvre homérique. L’influence de la prononciation éolienne, dans le mètre hésiodien, est évidente. Hésiode aurait été un Éolien ayant chanté en Béotie ; ainsi s’expliquerait sa langue. Il mourut très âgé. La vieillesse hésiodienne devint un proverbe grec. Il fut probablement le contemporain d’Homère, dont il connut les œuvres et pressentit l’influence, avant d’intervenir personnellement dans la civilisation hellénique en formation.

Hésiode se donne comme le descendant direct d’un navigateur, en même temps qu’il proclame son horreur de la mer mouvante. Son idée, petite, serait de réunir et de tenir le peuple dans un val, pour le gouverner à sa fantaisie. Il sait très bien la bible hébraïque et le livre perse, le Zend-Avesta. Il y a en lui du Moïse et du Zoroastre, mais c’est surtout un Samuel, un prophète, un nabi d’origine phénicienne, un Asiatique instruit des choses en Égypte, très habile, trop personnel, s’égarant dans ses amalgames.

Sa morale est toute judaïque : L’homme, pour jouir d’une vie heureuse, doit avoir une maison, une femme, un bœuf laboureur et une servante non mariée. — La servante qui a des enfants, dit-il, est importune. Comme Zoroastre, il prêche le soin du corps, il ordonne de se bien nourrir, mais il mélange ses prescriptions excellentes de personnalismes effrayants. Hésiode, c’est l’Ecclésiaste des Hellènes. Il avoue qu’il sait mentir. Sa poétique est un effort ; sa muse est le contraire de l’enthousiasme ; son œuvre ne résulte pas d’un besoin de chanter. Il sait ce qu’il veut, ce qu’il faut, et pourquoi, et comment il intervient, préparant avec soin ses effets, dont à a prévu les conséquences, par l’emploi de moyens expérimentés. Ses muses, il le dit, sont des filles ceintes de mitres d’or, à qui la musique plaît, et qui ont dans leur sein un cœur tranquille.

Hésiode est un sacerdotal ; son œuvre comprend un culte avec ses sacrifices, ses mystères et ses offrandes. Absolument comme le Jéhovah d’Israël parlait aux Juifs, ainsi, et dans des termes identiques, Hésiode fait de l’enrichissement aux dépens du voisin, la récompense suprême du dévot : Afin que sans vendre ton héritage, tu puisses au contraire acheter celui d’autrui. La punition, après la mort, c’est la souffrance perpétuelle dans le Tartare, gouffre énorme, sans issue, menant aux sombres profondeurs de la terre spacieuse, à l’enfer froid, large et glacé.

Mais ce qui caractérise Hésiode et rompt toute tradition aryenne, ce qui creuse un abîme infranchissable entre les deux mondes, — l’hellénique et l’aryen, — c’est l’horreur de la femme que le poète manifeste, brutalement. Hésiode admet le mariage, mais seulement à cause des soins que la vieillesse exige, et encore ne faut-il épouser, sagement, qu’une voisine connue. La femme, pour cet aède d’Hellénie, n’est qu’une calamité. Il affirme d’ailleurs que Jupiter n’a donné à l’homme la race des femmes femelles, que pour se venger de Prométhée. L’amour, œuvre pernicieuse et inévitable, est un vol. Éros n’est qu’un dieu détestable rompant les forces.

La crainte des divinités mise à la base de sa morale, le mépris de la femme impudemment conseillé, Hésiode, ainsi qu’Isaïe rêvant d’une Jérusalem imaginaire, prévoit et annonce un âge d’or. Il y a plusieurs âges prévus, — quatre, — dans le développement total des mondes animés : L’âge d’airain, passé, où les hommes étaient féroces, où le fer noir n’existait pas ; l’âge d’argent, fini, déplorable, où Ies mères nourrissaient leurs enfants pendant cent années, pour les voir mourir lentement, souffreteux, stupides ; c’est maintenant l’âge de fer, mauvais, justifiant les vociférations d’Hésiode, vrai nabi. L’un, dit-il, saccagera la ville de l’autre et il n’y aura nulle pitié, nulle justice, nulle bonne action. Et comme Isaïe, comme Ézéchiel, le prophète hellénique annonce l’âge d’or prochain. Les hommes seront des dieux ; ils iront par la terre, vêtus d’air, observant les actions bonnes et mauvaises, doués d’un esprit tranquille, ne connaissant ni la douleur, ni le travail, ni la vieillesse... et mourant comme on s’endort. Tout Hésiode est dans cette promesse : la pleine quiétude en toutes choses, le sommeil de l’esprit et des sens, la suppression de toute obligation gênante, de tout sentiment subjectif, l’anéantissement de l’être dans sa propre individualité.

Trop asiatique pour être la dupe de sa prédication, Hésiode se tourne vers les rois, comme Samuel, et il les invective, affirmant, dans l’intérêt des prêtres, la supériorité des dieux : Considérez ceci, ô rois dévastateurs de présents ! Corrigez vos sentences et oubliez l’iniquité. — La justice, vierge fille de Zeus, est au-dessus des rois, et les rois ne sont que les représentants de la divinité. Les honneurs dont les monarques jouissaient et les fêtes dont ils étaient le but, iront désormais aux sanctuaires : C’est aux muses et c’est à l’archer Apollon que sont dus, sur la terre, les chants et la musique (les aoides et les kitharistes) ; les rois viennent de Jupiter.

Les conseils pratiques d’Hésiode, dont quelques-uns semblent extraits de la Bible hébraïque, sont durement exprimés. Il veut que, par prudence, chacun dissimule ses sentiments, que les visages ne révèlent point les pensées ; il éloigne les pauvres de la vie publique, de l’agora ; il fait du travail un simple moyen d’enrichissement, et de la richesse, le but principal de la vie ; il vante les familles nombreuses, mais parce qu’elles sont une source de produits ; il met l’utile amitié au-dessus de, tout lien de famille, et il écrit enfin cette sentence, plus froidement correcte qu’une balance au repos : Ne donne rien à qui ne te donne rien.

La politique d’Hésiode, nécessairement utilitaire, condamne la navigation parce qu’elle disperse les citoyens, et elle admet en conséquence les étrangers, qui viennent grossir la cité, oubliant que le sol hellénique est incapable de nourrir trop d’hommes, préparant ainsi, pour le plaisir d’avoir un auditoire nombreux, tous les maux sous lesquels l’Hellénie succombera.

Fils d’Apollon, l’Asiatique par excellence, corrompu, hautain, méprisant les Aryas, flagornant les princes, trompant les peuples, Hésiode eût peut-être, au détriment d’Homère, fait de son œuvre la Bible hellénique, si le Thrace Orphée n’avait été là, avec son influence active, conservant au cœur des Aryens demeurés en Hellénie, la répulsion de l’utilitarisme oriental. Sauveur, sauvé, homme-dieu, dans son nymbe légendaire, Orphée demeure debout, doucement lumineux, devant Apollon. Sa mort déplorable l’avait fait immortel. La belle tête d’Orphée, détachée de son corps, bercée par les vagues, était allée vers Lesbos, où les rossignols chantaient dans les bosquets, patrie de la poésie lyrique.

L’œuvre du poète de Thrace subit l’outrage des interpolations, mais elle conserva, ainsi qu’un viatique, en ses formes que tourmentèrent les rhéteurs alexandrins, le grand charme des hymnes védiques. Les filles de la mémoire, aux mille dons, génératrices de l’irréprochable vertu, chastes déesses donnant les droites pensées, maîtresses des âmes, avaient été les inspiratrices d’Orphée. Quels cris aryens dans ces ouvres : Ô Hestia... que ceux qui initient à tes mystères soient toujours forts, riches, joyeux et chastes. Comme venu des bords de l’Indus, Orphée chante la réjouissance de la lumière » ; il célèbre, en pur Arya, les charmes de la belle puberté. La mort, pour lui, ainsi que pour les chantres védiques, inévitable, c’est la fin de tout, l’au delà d’où nul ne revient ; mais la vie c’est l’amour, le renouveau perpétuel, la gaieté de la sève universelle, le printemps indestructible de la nature et des cœurs. Adonis, l’Ambroisies, apporte chaque année les fruits de la terre.

Cité par Ibycus, Pindare, Eschyle, Euripide, Aristophane et Platon, Orphée sera nié par Aristote. Qu’il ait été avant Hésiode (1400-1300), ou après lui (1300-1200), ou qu’il n’ait vécu que peu avant Onomacrite, vers 600, les œuvres d’Orphée existent, et les Éoliens de Lesbos émigrés de Béotie, le pays des muses et des aèdes piériens ou thraces, devaient nous les conserver. Mais ainsi que les brahmanes de l’Inde venus de l’Afghanistan, sinon de Chaldée, s’emparèrent des hymnes védiques et les utilisèrent en les appropriant à leur domination, ainsi des aventuriers, — les Orphéotélestes, — vinrent, jouant de la lyre d’Apollon, avec les mœurs du Bacchus phénicien, chantant, buvant et dansant, exploiter la parole orphique.

Le phénomène qui s’était produit entre le Gange et l’Indus, se renouvela en terre hellénique ; Orphée dénaturé, corrigé, devint le père de la poésie sacrée des Hellènes, le fondateur des initiations saintes. On ne demanda presque plus aux divinités, comme en Aryavarta, une longue vie, mais une vie active, plus jouissante que joyeuse, et surexcitée. La cithare que Mercure avait construite pour Apollon, compliquée, eut ses cordes graves et ses cordes aiguës, et elle servit à accompagner les hymnes orphiques chantés sur le mode dorien ; et l’on vit les aèdes et les citharistes, fils sur terre des filles de mémoire et de l’archer divin, préparer les orgies sacrées d’Éleusis.

Accouru de Béryte, en Phénicie, couronné de lierre, le glorieux fils de Zeus et de Sémélé, Dionysos-Bacchus, qui aimait les femmes avec fureur, trôna, vivant, au temple parfumé où, dans l’omber, les caresses asiatiques, religieuses, molles et chaudes, étouffèrent le rire clair et bon des Aryens séduits. Ce furent les grands mystères, qu’il n’était permis ni de négliger, ni de sonder, ni de révéler, car le respect des dieux réprimait la voix.

Orphée supplantait Hésiode. La victoire du poète de Thrace préparait la prépondérance d’Homère, le relèvement des Hellènes communiant des souvenirs antiques, acceptant de succéder aux Troyens. Bientôt, — et Pindare le dit en termes expressifs, — les muses helléniques ne s’occupèrent plus que des combats de la Grèce. La guerre de Troie, dans le texte homérique, devint le grand acte national, presque une apothéose.

Une période caractéristique de l’histoire des Grecs est terminée (1180) ; une autre période, racontée par Archiloque, Alcman, Alcée, Sapho, Mimnerme, Théognis, Simonide de Cos et Pindare, va nous conduire jusqu’à l’année 600 avant notre ère, date à partir de laquelle des précisions sont enfin permises à l’historien.

De la chute de Troie à l’an 600, les Doriens conquerront le Péloponnèse, une large émigration de Grecs et d’Hellènes se dirigera vers l’Asie-Mineure, Lycurgue donnera ses lois, les guerres de Messénie mettront aux prises, chez eux, les Grecs nouveaux.

La guerre de Thèbes et la guerre de Troie ont clos sur ce point du monde, en Grèce, tout un passé : Il ne reste, a dit Homère, que des lâches, des menteurs, des sauteurs qui ne sont habiles qu’aux danses, des voleurs publics d’agneaux et de chevaux . Les nouveaux maîtres, les Achéens omnipotents, on commence à les apprécier. Ce sont des gloutons et des pillards, ces hommes venus du Nord, par le Danube. Eschyle a dit l’émotion des Grecs, lorsqu’ils assistèrent au retour des destructeurs de Troie : Et une douleur haineuse s’éleva sourdement contre les princes atréides. Mais c’est fini, le mélange psychique est consommé ; les langues et les sentiments se sont confondus ; et c’est l’Hellénie. Il y aura, désormais, le caractère hellénique, insaisissable, fluctuant, quelquefois incompréhensible, et nul, à la veille d’un événement, ne pourra prévoir les effets de l’instinct public, compliqué.

Avant la chute de Troie, on distinguait encore, séparés, les Hellènes et les Argiens, l’Hellas et Argos. Je garde ce souvenir éternel de l’homme dont la gloire emplit Hellas et Argos, lit-on dans l’Odyssée. — Le retour des Achéens, en Grèce, malgré leur dispersion momentanée après la victoire, — emportant avec leur butin des femmes aux ceintures dénouées, — malgré la querelle de Ménélas et d’Agamemnon, malgré la haine sourde des anciens Grecs, fit l’unité de l’Hellénie sous la domination achéenne, lourde, incontestée.

Une grande civilisation aryenne, la civilisation grecque est achevée : Troie fut sa dernière ville, Homère son dernier chantre. La civilisation hellénique, spéciale, commence avec le retour des Achéens, très forts, victorieux.