La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

La Grèce historique. - Afrique, Asie, Europe. - Les montagnes. - Les katavothres. - Golfes et caps. - Mer. - L’attrait de la Grèce. - Le Péloponnèse. - Faune. - Premiers immigrants. - Climats. - L’aristocratie artistique. - Les îles. - Asiatiques, Finnois et Aryens. - Influence de l’Égypte et de la Phénicie. - Origine des guerres médiques.

 

LA limite septentrionale que Strabon donne à la Grèce historique, répond assez bien à la réalité des choses : la ligne de partage va du golfe d’Arta à l’ouest, au cours du Pénée à l’est, prenant une partie de l’Épire et une partie de la Thessalie.

On peut reporter cette limite au nord, en conservant le même point de départ à l’ouest, — le golfe d’Arta ou d’Ambracie, — suivre le fleuve Arachthos jusqu’à ses sources, au versant du Lacmon, et les monts Tymphe et Lyncos, la chaîne se soudant, à l’est, aux monts Cambuniens qui sont la frontière de la Thessalie. Ce système met en Grèce la chaîne du Pinde et le mont Olympe, ce qui est nécessaire. Ainsi délimitée, la Grèce, après la chute de Troie, est bien le point central de l’activité du monde connu, vivant, définitivement divisé en Afrique, Asie et Europe.

Le grand cap européen qui est le territoire consacré de la Grèce historique, ou péninsule hellénique, tout calcaire, ne conserve pas les eaux tombées. Les grandes montagnes blanches d’Homère, si tourmentées, et que la chaîne du Pinde relie aux Balkans, ces Alpes orientales, en forment l’ossature. Les vallées étroites, les petites plaines, sont presque partout comme des bassins fermés. Bien qu’appartenant au même groupe, chaque montagne a son caractère spécial, donnant une physionomie propre au territoire qu’elle domine : Ce sont les monts escarpés de l’Acarnanie, boisés, le noir continent d’Ulysse ; les roches taillées et chaotiques de l’Œtolie au grave Othyrs, sourcilleux ; l’Œta aux pentes noires de sapins ; le Parnasse à la double tête, où les Athéniens viendront, voyant Delphes, agitant des torches, danser la chaude danse de Bacchus ; l’Hélicon fertile et riant, d’où s’échappent les douces eaux de l’Hippocrène ; le Cithéron à la longue croupe, reliant la Béotie à l’Attique ; le Géranion, forteresse de l’Attique contre les hommes de Pélops ; et en Péloponnèse, le Taygète aux cinq doigts, qui semble bâti.

Les forêts, diverses d’aspect également, faites de châtaigniers, de noyers, de cyprès et de chênes, déjà livrées du temps d’Homère au grand tumulte des bûcherons, et vite détruites, retenaient jadis les eaux venues du ciel, alimentaient en conséquence les fleuves courts, dont un seul, le Pénée, allait nettement à la mer par le val adorable de Tempé.

L’enchevêtrement tourmenté des collines et la succession capricieuse des bassins, opposaient aux fleuves des obstacles successifs, parfois infranchissables. Les eaux, continuellement retenues, formaient des lacs s’évaporant l’été, — marécages puants, — ou s’écoulaient par des voies souterraines, — les katavothres, — disparaissant pour réapparaître plus loin. Les Grecs s’imposaient de grands travaux afin de maintenir constamment libres ces exutoires, surtout en Béotie où les déversements des trop-pleins étaient des catastrophes.

Aucun fleuve, à son embouchure, n’offrait un accès aux terres grecques. Les côtes, extraordinairement découpées, favorisaient les unions de pirates, la mer y étant rude et les abordements dangereux. A l’est, sauf au détroit d’Artémision, une longue ligne rocheuse défendait la Grèce ; au sud, trois caps, parmi lesquels le cap Malée ou Matapan, le grand tueur d’hommes ; à l’ouest, nul abri jusqu’au golfe d’Arta, menant au grand lac maritime que les alluvions de l’Acheloüs ne cessent de combler, bassin empesté.

Secouée de feux souterrains, encore actifs d’ailleurs, la Grèce séduisait les hommes par l’incomparable limpidité de son atmosphère, la magie de ses colorations et les dimensions restreintes de ses territoires divers, presque toujours franchement délimités. Tout groupement d’hommes achevé, sur un point quelconque, y constituait un État dont le chef pouvait embrasser son domaine du regard. Rien, dans cette nature mesurée, charmante, ne pesait sur les esprits ; les rêves les plus vastes s’y prolongeaient sans trouble ; l’imagination des choses y pouvait dépasser aisément les réalités. L’homme, dans ce milieu, libre, surexcité, enthousiaste, sur ce théâtre où tout paraissait simple, en arrivait, par la puissance de sa foi et l’impétuosité de son élan, à réaliser son rêve. Sur ses lèvres venaient les mots d’une langue aryenne, admirable, presque complète, par laquelle il exprimait délicieusement son vœu, et sous sa main il avait les cuivres de Chalcis, la « ville d’airain » où l’on entendit le ronflement des premières forges, le fer de la Béotie, l’argent de l’Épire et de l’Attique, l’or de la Thrace et de la Thessalie, les porphyres du Taygète, les marbres du Pentélique et de Paros, et des bois de toutes sortes, chênes, pins et peupliers, pour la construction des nefs, et les figuiers servant à faire les chars, des ormes, des frênes, des hêtres.

Les belles campagnes de la Thessalie ne se retrouvaient plus au sud du Pénée. De moins en moins généreuse, la terre grecque allait finir en la stérile Attique, au sol pierreux, où, sans les plaines de Marathon et d’Éleusis, les hommes n’eussent peut-être pas connu l’agriculture. La Béotie, fertile grâce au Céphise débordant, ayant en elle Thisbé abondante en colombes et Orchomène riche en troupeaux, était comme une exception. L’Eubée, plus favorisée, grenier d’Athènes, vantait ses fruits et s’enorgueillissait de ses vignobles. Toute l’Hellénie, sauf quelques rares parties où s’étalait un peu de cette terre noire si désirée, attendait chaque année, avec la même impatience, le doux automne apportant les saintes pluies de Zeus.

Le gras Péloponnèse, plus favorable aux hommes, avait à l’est l’Argolide montueuse, toute trouée, baignée de trois mers, aux larges prairies nourrissant de forts chevaux ; à l’ouest, l’Élide bénie, territoire sacré ; au centre, la riante Arcadie, toute fraîche, bien arrosée, aux vallées verdoyantes où paissaient les brebis à la laine frisée ; au sud, la montueuse Messénie, avec son mont Ithome et la sablonneuse Pylos, et la Laconie riche de ses mûriers, de ses oliviers, de ses vignes, étalant avec gloire ses champs de maïs.

Sur cette terre, généralement crayeuse, plaquée d’argiles çà et là, par conséquent privée d’eau ou marécageuse, avaient vécu, jadis, le lion d’Afrique à la longue barbe, et des loups énormes, très forts. Dans l’air, alors, planaient, volant en cercles, les vautours agitant leurs ailes comme des avirons. Les déboisements, par le fer des bûcherons ou les flammes de l’incendie, chassèrent les grands fauves mangeurs de chair crue, les renards, les chacals, les panthères, les léopards rageurs, qui furent remplacés par les chevaux aux sabots massifs et les troupes de bœufs aux cornes recourbées, au front sinueux, aux pieds flexibles. Le Pinde conserva longtemps ses chamois, et l’Œta ses lièvres, qui avaient une âme. Dans les bas-fonds, grouillaient des tortues innombrables, des serpents dangereux ; dans les environs des taillis bourdonnait le taon, la mouche audacieuse d’Homère, si tourmentante, presque fléau.

Avec ses aurores blanches, fraîches, le matin, et son aither éblouissant, chaud, pendant le jour, ses continuels déplacements d’air, ses brises chantantes sous les ombrages lumineux, la Grèce exerçait sur les hommes une irrésistible séduction. Le doux vivre y répandait la gaieté, à ce point, que les cris joyeux de l’hirondelle et les trilles vibrants du fauve rossignol, ne furent, aux oreilles des Grecs, que comme des complaintes gémissantes.

Et ceux qui arrivaient, vainqueurs ou émigrants, noyés dans leur satisfaction, ne songeaient pas, alors qu’ils jouissaient du blanc printemps, aux feux redoutables de l’été, lorsque Zeus cuit le vin dans les grappes vertes, aux incertitudes des automnes, aux hivers rigoureux, durs aux hommes et aux troupeaux, ignorant le labeur qu’exigeait, pour en vivre, la terre hellénique tout à fait avare.

Venus de toutes parts, — de l’est à l’origine ; du nord ensuite, par le Danube ; de la Libye, de la Phénicie, de l’Égypte, par le grand fleuve Océanos, c’est-à-dire par la mer, qui n’était pour tous que la continuation du Nil entourant la terre, — les émigrants allaient de préférence au territoire les attirant le plus, convenant le mieux aux goûts, aux besoins de leur race.

Chaque coin choisi fut peuplé, fut organisé par un groupe d’hommes ignorant presque ses voisins immédiats, ayant ainsi, dès le début, un caractère déterminé, chacun conservant ses mœurs, ses préjugés, ses aspirations. Les Acarnaniens, qui connaissaient l’art de construire les voûtes, tenaient déjà plus à l’Italie qu’à la Grèce. L’Œtolie et la Phocide, destinées au délaissement, se localisaient. L’Achaïe, — l’Achaïa obscure, avec ses douze peuplades vivant à l’écart, — ne devait que beaucoup plus tard intervenir dans la vie grecque. Les habitants de l’Élide croyaient que leur fleuve, l’Alphée, continuant son cours sous la mer, allait arroser la Sicile, et ils regardaient du côté où Syracuse devait resplendir. Les Arcadiens à l’esprit belliqueux, mus par l’amour du gain, s’étaient groupés, dans les vallons, en bourgeoisie indépendante. Les gens de l’Argolide, occupant la terre des hommes Pélasgiens, aimant la richesse, aventureux, fondaient Sicyone, la rivale de Corinthe, et qui prétendit avoir mis à la mer la première trirème. Les Messéniens et les Laconiens, agriculteurs et guerriers, devaient exploiter les hommes mieux que la terre, répandre l’esprit de conquête et le dédain de la navigation dans tout le Péloponnèse qu’ils dominaient.

Remarquables, les Béotiens, ou très lents ou très actifs, sérieux, judicieux et pratiques, contenus dans leur territoire humide et clos, formaient un contraste, déjà, avec les habitants de l’Attique très remuants ou très alourdis, mal installés d’abord sur leur domaine ouvert de tous côtés, et très aride, sous un ciel trop pur, en face d’une mer trop bleue.

La diversité des climats et la diversité des hommes influençaient l’Hellénie dés ses commencements ; la mer, seule, faisait de l’unité dans ce désordre. Cependant la mer elle-même, autour de la péninsule hellénique, avait ses variétés : le flux et le reflux de l’Euripe, bizarre, inexpliqué ; les courants redoutables ; ici, les eaux tranquilles, là les eaux perfides, pleines de dauphins voraces ; d’un côté, les vents étésiens ou annuels ; de l’autre, les vents indécis, capricieux, terribles ; et les vents changeants de Corinthe, alternés, réguliers comme une respiration.

Nécessairement pauvre, peuplée de pâtres, de laboureurs, de mineurs et de marchands, la Grèce, poussée par le besoin de vivre, promptement ingénieuse, devait’ rechercher les querelles qui sont le prétexte de s’emparer du bien d’autrui, et se couvrir de guerriers. Ceux qui avaient l’horreur des batailles, les artistes devaient y mettre en exploitation leur propre esprit, se procurant d’abord, et distribuant ensuite, comme la moisson d’un champ réservé, les pures jouissances intellectuelles, et devenant ainsi, aux yeux de tous, les égaux des hommes de guerre, formant, parmi le peuple, un corps privilégié, une aristocratie.

Le fractionnement étant le trait distinctif de la Hellade, ces aristocrates, ces artistes, prêtres d’une religion sans dieu, furent seuls, — poètes d’abord, puis philosophes, architectes et sculpteurs, — le groupe grec par excellence, un, national, immortel, essentiellement aryen, conservant sa prépondérance alors même que des hommes d’une autre race, crurent les dominer. Les îles continuaient la Grèce, de tous côtés. A l’ouest, Zacynthe, l’île d’or, couverte de bois ; Céphalonie, au sol fissuré, ayant à sa droite l’Ithaque d’Ulysse ; Leucade, où croissent les dattiers, restes de l’ancien littoral rongé, séparé de l’Élide et de l’Acarnanie. Plus haut, Corcyre, le jardin où vivaient les Phéociens de l’Odyssée, et dont les blés étaient surprenants. A l’Est, Salamine et Égine, dans le golfe Saronique, et qui sont des fragments de l’Attique.

Les îles de la mer Égée continuent géologiquement le mont Pélion, jusqu’à Scyros. Les Cyclades, les îles de Minos, les vierges aux joues roses, — Céos, Andros, Ténos, Paros, toute de marbre, la ronde Naxos et la lumineuse Délos, rendez-vous des peuples que protège l’arc redoutable de Phœbus, — sont le prolongement de l’Eubée. Les autres îles, Sériphos, aux chaudes fontaines, Mélos, qui n’est qu’un cratère béant, appartiennent au Péloponnèse, qu’elles prolongent, sous l’eau, jusqu’à Cos, en Asie, ainsi que la Crète, où Cérès donna naissance à Plutos sur un lit de gerbes, Rhodes, Carpathos et Cythère. La mer de Crète, la seule profonde, n’est qu’un vallon largement coupé.

Les îles qui longent l’Asie-Mineure, — Lesbos, la bien bâtie, l’âpre et rocheuse Chios, Samos, abondante en olives, tiennent au sol ionien. Thasos, aux paysages verdoyants, aux pluies fécondes, aux eaux courantes, et dont les roches dénudées çà et là brillent comme des miroirs ; la Samothrace feuillue, dont les forêts de chênes étaient l’ornement du grand trône de Poséidon, et Lemnos l’isolée, la divine, l’inabordable, pleine de brebis et donnant de l’orge, appartiennent à la Thrace.

Aussi indépendantes l’une de l’autre que l’étaient, entre elles, les terres grecques continentales, les îles constituaient chacune un monde à part. L’histoire des Cyclades se séparera parfois complètement de l’histoire de la Grèce. La solution de toute querelle entre Grecs, désormais, sera comme l’issue d’une bataille où le vainqueur a le vaincu à sa discrétion. En Crète, dans la grande Krété où régna Minos, et qui était toute aryenne, où les hommes vivaient en communes libres, les Doriens conquérants traiteront les Crétois vaincus en étrangers, les enrôlant comme des mercenaires.

Pour les Asiatiques ambitieux de fortune, la Grèce était un merveilleux champ d’exploitation ; un enchantement pour les Finnois venus du nord, avides ; pour les Aryens si tourmentés, un adorable lieu de repos, où leur esprit se dilatait, où les pensées leur venaient librement, promptement, toutes fleuries. Refuge pour les hommes frappés de lassitude, paradis pour les poètes et les penseurs, trésor vierge pour les conquérants, la péninsule hellénique était une tentation irrésistible.

L’Égypte, voisine, offrait aux artistes les modèles de l’art le plus pur, et le contact des Phéniciens leur apprenait la valeur des choses artistiques.

Tandis que de toutes parts survenaient des hommes nouveaux, les Hellènes, incapables de vivre nombreux sur un point quelconque du continent, ou sur une île, se disposaient à émigrer, à s’approprier des territoires étrangers, à fonder partout des colonies, plus heureuses évidemment que ne l’avaient été les colonies phéniciennes, mais beaucoup moins solidement installées, ayant en elles le déplorable germe de division qui condamnait l’Hellénie dès ses commencements.

Darius, qui voulait avoir l’Europe dans son empire, — et toute l’Europe c’était la Grèce, alors, — prit prétexte d’une révolte de l’Ionie pour se mettre en campagne (506). Ce fut, dans l’histoire des Grecs nouveaux, dans l’histoire de la Hellade, l’origine des guerres médiques.