La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Nabuchodonosor roi d’Assyrie. - Destruction de Jérusalem et pillage de Tyr. - Cyrus, messie. - Les Hébreux revenus en Chaldée. - Asiatiques et Aryens. - La Babylone de Nabuchodonosor : enceinte, temples, palais.- Travaux publics. - Assyriens et Babyloniens. - La caste des Chaldéens. - Le peuple. - Le monarque d’Assyrie.

 

ROI d’Assyrie, oint d’huile par les prêtres de Chaldée, incapable de braver les Perses à l’est, et cependant forcé de vaincre, Nabuchodonosor avait envoyé Nabuzardam vers l’ouest de Babylone, en Israël, pour y détruire la ville sainte des Juifs.

La chute de Jérusalem, prise de nuit, fut pour les peuples un signal de fête : Sur la destruction du sanctuaire, dit Ézéchiel, Ammon cria le éah joyeux, ainsi que Moab ; toute la Philistie se réjouit. Lâchement, Jérémie avait fui vers l’Égypte après avoir proclamé la toute-puissance de Babel.

Sous le joug babylonien, la tête basse, mais plus délivrés que captifs, les prophètes d’Israël, songeant à la revanche, préparaient déjà leur apothéose. Ils regardaient du côté de l’orient et voyaient venir, comme dans l’aube d’un jour de gloire, le libérateur promis : Cyrus avance pour son œuvre, dit le deuxième Isaïe. — Les Juifs transportés à Babylone, l’oreille ouverte, écoutaient, attendant l’élu de Jéhovah, Cyrus, le sauveur, le messie.

Le grand rêve d’Abraham s’était donc achevé dans la défaite. Les Hébreux, les hommes de l’au-delà du fleuve, partis de Our jadis avec d’incommensurables convoitises, rêvant la domination du monde connu, revenaient à leur point de départ, en Chaldée, convaincus d’impuissance et saturés d’immoralités.

Tombées sous le mépris universel, Jérusalem et Samarie n’existaient plus ; les ignominies du peuple de Dieu étaient publiquement criées par les prophètes eux-mêmes, maîtres enfin des lévites, des prêtres et des rois. Les nabis n’avaient que l’idée de reprendre en sous œuvre toute la constitution du peuple juif et l’outrecuidance d’y réussir.

Bien qu’isolée, maintenant qu’elle représentait à elle seule toute l’Assyrie, Babylone reçut dans ses murs le peuple vaincu, sans s’émouvoir de son insolence, sans se préoccuper de son ambition. Tout à fait stupide, Nabuchodonosor, qui avait abandonné Ninive ravagée par les Mèdes de Cyaxare (606) à des hordes de Touraniens mélangés de Mongols, livrait son propre gouvernement aux juifs, qu’il croyait dociles.

La Babylone de Nabuchodonosor, améliorée au contact des Égyptiens si tolérants et des Iraniens de la Perse si justes, retombait dans la boue chaldéenne. Cyrus, ce grand Aryen, trop bon, démoralisé, deviendra sans courage, et ses successeurs, et les chefs de l’Asie reconstituée, toute en armes, très forte, marcheront contre l’Europe aryenne en formation.

L’Asiatique de Chaldée, — Hébreu, Israélite, Juif, — mis en échec partout, et qu’il eût été si facile alors d’écraser définitivement, va se relever, exalter sa confiance, renouer ses intrigues, s’enivrer de ses prétentions, continuer son œuvre détestable.

 

Ayant détruit Jérusalem, pillé Tyr la splendide et soumis le Liban, Nabuchodonosor était revenu, glorieux, avec la volonté d’avoir une Ville plus monumentale que Thèbes, plus universelle que Jérusalem. Les captifs innombrables du roi de Babel firent de Babylone, d’abord un camp retranché, fastueux, que deux enceintes protégeaient, et lorsque le maître eut dessiné, avec une vanité prudente, l’emplacement de la ville royale, il y accumula des monuments, nouveaux, réédifiés ou embellis.

Daniel célèbre les œuvres de Nabuchodonosor ; Hérodote en parle avec admiration ; Rawlinson, après vingt-quatre siècles, en vante encore l’énormité. La grande muraille de protection avait cent portes de bronze. Deux quartiers principaux constituaient la ville que l’Euphrate traversait, rapide et profond. Les maisons, hautes de trois et quatre étages, formaient des îlots coupés de rues droites, allant au fleuve ou suivant son cours en un parallélisme correct. L’enceinte fermée se développait au delà des quartiers bâtis, parce qu’elle insérait de vastes espaces cultivés en vue des sièges à soutenir.

Le palais du roi, dont les fondations avaient été jetées en un terrain mou par Nabopolassar, l’époux de l’égyptienne Nitacris, fut achevé par Nabuchodonosor, solidement, avec du bitume et des briques, de grosses poutres de cèdre et des armatures de fer. Des briques vernissées et des pierres précieuses ornementaient la construction lourde, d’un gris sombre, triste à voir.

La ville était un camp ; le palais, une caserne en même temps qu’un entrepôt fortifié : J’y ai amassé, dit une inscription dictée par le roi, de l’argent, de l’or, des métaux, des pierres précieuses de tout genre et de toute valeur, une collection d’objets de prix, des trésors immenses ; j’y ai établi une vaillante cohorte, la garnison de la royauté.

Au bord du fleuve, mais dans l’enceinte, Nabuchodonosor fit ériger pour la reine Amytis qui était Mède d’origine, une sorte de montagne de terre largement étagée, avec sa rampe audacieuse, et que l’on planta d’arbres. Les bosquets du sommet, fleuris, encore éclairés par les dernières lueurs du couchant alors que l’ombre estompait la base de l’édifice, apparaissaient aux yeux que le brouillard des crépuscules troublait, comme des jardins suspendus.

Le roi fit restaurer pour le dieu Bel-Mérodach, dont l’oracle était devenu fameux, la pyramide à degrés cachant sa tombe. La tour de l’antique Babel, qui se trouvait à Borsippa, devint l’un des monuments principaux de la ville nouvelle, et ce fut désormais le Temple de Bel, la tour des sept sphères célestes, la tour à sept étages. — Les hommes, dit une inscription, l’avaient abandonnée depuis les jours du déluge, proférant leurs paroles en désordre ; le tremblement de terre et la foudre avaient fendu la brique cuite des revêtements ; la brique crue des massifs s’était éboulée en formant des collines. Chacun des sept étages menant à la chapelle des dieux avait un revêtement de couleur différente : noir, blanc, pourpre, bleu, vermillon, argent et or. A rebâtir le temple, dit l’inscription de Borsippa, je n’ai pas touché à l’emplacement, je n’ai pas attaqué les fondations, j’ai ceint les étages par des galeries, j’ai renouvelé la rampe circulaire ; jadis, ainsi qu’ils avaient conçu le plan, ainsi j’ai rétabli l’édifice.

L’enceinte englobait trois villes : Babel, Borsippa et Cutha. Les divinités locales, annexées, furent satisfaites. Nabuchodonosor multiplia les temples. Le lion Nergal, dieu de Cutha, eut son sanctuaire ainsi que Bilit Zarpanit, la déesse de la cité des montagnes, cœur de Babylone ; et Nébo, régent suprême, dieu donnant le sceptre ; et Sin, qui inspire le jugement ; Samas, juge du monde ; Bin, maître de l’abondance, dispensateur des orages, disposant de la foudre prophétique ; la déesse Nana, qui réjouit l’âme et la soutient ; Adar-Samdan, qui brise les armes des ennemis...

Pour l’enrichissement des Babyloniens trafiquants, Nabuchodonosor acheva la construction des quais endiguant l’Euphrate ; il rendit aux eaux le « canal royal » d’Hammourabi qui était obstrué ; il fit creuser un immense lac près de Sippara, pour assurer et régulariser l’arrosement des plaines ; il dessina de nombreux canaux d’irrigation et créa le port de Térédon (Kar Dounyas), plus particulièrement assigné aux juifs, à l’embouchure du fleuve.

La longue lutte historique entre Ninive et Babylone, terminée, avait détruit ou du moins troublé le particularisme des deux grandes villes asiatiques ; il en était résulté comme une civilisation générale, assyrienne, suffisamment caractérisée.

Cette civilisation, très savante, allait recevoir un élément nouveau : l’esprit juif.

Du golfe Persique à l’Arménie, de la Basse-Chaldée jusqu’au plus haut nord de la Mésopotamie, les choses fondamentales et essentielles de la vie humaine s’étaient confondues, égalisées ; les races différentes les plus disparates, en plein contact tout le long de la double vallée, entraient en communauté de langue, de religion, de mœurs, de littérature et de beaux-arts.

La populace de la Basse-Assyrie s’était divisée d’elle-même en castes : marchands, artisans, agriculteurs et pêcheurs. Ces derniers, vivant sur les boues qui sont le delta de Chaldée, jaunes et frileux, trop faibles, formaient un monde méprisé ; des bas-reliefs les représentent installés sur des radeaux couverts de terre, larges îles flottantes sur les eaux stagnantes du bas pays. A l’autre extrémité du rang social, en haut, il y avait « les Chaldéens », groupe fermé, ne se prévalant d’aucun droit d’origine.

La « caste » des Chaldéens, prépondérante, dominatrice, sacerdotale, par laquelle Nabuchodonosor avait été sacré roi, maîtresse des dieux, et des hommes par conséquent, ne tenait pas au sol ; elle vivait à Babylone comme au centre d’une université s’étendant au delà de toutes les frontières. Ces Chaldéens étonnamment instruits, d’une habileté extraordinaire, plus charmeurs que despotes, avaient fondé de grandes écoles, célèbres déjà, et qui persistèrent à travers les siècles malgré tous les bouleversements.

L’Assyrien du temps de Nabuchodonosor, généralement vu, était plutôt petit de taille avec des membres courts, vigoureux et musclés. Dans l’armée dominait ce type, ayant en lui la superbe pesante du Touranien et l’infatigable cruauté de l’Asiatique. Du côté de Ninive vivait alors l’Assyrien dangereux, beaucoup plus Asiatique, au nez fort et busqué, intrépide, féroce, amoureux du sang et du pillage, mais fidèle à ses princes, actif, tenace et très intelligent. Le Babylonien, d’une civilisation plus exigeante, très cultivé, avait laissé les ruines de Ninive aux Asiatiques ignobles, attirant à lui l’Araméen, qui vint donner sa langue, — le dialecte syrien, — aux hommes d’Israël et de Juda. A Babylone s’étaient organisés des maîtres aptes à gouverner, à conduire, à contenir les populaces, de beaux hommes, tous satrapes et seigneurs, chevaliers et conseillers, dit Ezéchiel.

Cette aristocratie se considérait à ce point supérieure, alors, qu’elle ne voyait plus hors d’elle que des serviteurs en révolte à dompter, et utilisables.

Les ruines de Jérusalem étaient encore fumantes, que Nabuchodonosor, sans hésiter, prenait pour ministre le prophète Daniel et confiait à trois autres juifs l’intendance des constructions de la cité royale. Tobie, sous Assarahaddon, avait été le fournisseur voyageant du monarque assyrien.

Le Babylonien, l’homme de la cité royale, essentiellement infatué, affichait le sentiment de sa noblesse, marchait tenant en main son bâton de commandement, ayant à sa ceinture son cachet cylindrique disant, en fine gravure, son nom, le nom de son père et le nom de son dieu : c’étaient des armoiries. Le peuple échappait à l’exploitation du noble par le droit qu’il avait de s’adresser au souverain, de pétitionner, de réclamer la justice. Le roi, despote, mais homme seulement, ne participant donc pas comme en Égypte aux choses de la divinité, s’imposait par l’exercice de ses bontés impitoyables. Tout était à redouter lorsque le monarque entrait en courroux, et tout était permis au monarque courroucé, parce qu’il n’avait en vue que le bien des hommes. Le roi priait les dieux, comme tous, humblement ; mais tous, devant le roi magnifique, assis sur son trône ou debout sur son char, coiffé de la tiare conique, revêtu de sa longue robe frangée, lourde d’or et de pierreries, cousue de perles sonnantes, énormes, orné de bijoux étincelants, portant des boucles d’oreille et des bracelets, tous devaient s’humilier : Il baise les pieds de ma royauté, dit une inscription d’Assourbanipal, et de sa barbe il balaye la terre.

Il importait peu au roi d’Assyrie qu’il régnât sur des Chaldéens, des Babyloniens ou des Ninivites, pourvu qu’il eût des hommes à sa gouverne, des guerriers à ses ordres et des esclaves attentifs à la satisfaction de ses désirs. Vicaire des dieux sur la terre, revêtu, en théorie au moins depuis Assourbanipal, du double pouvoir temporel et spirituel, il ne semble pas que le monarque, à Babel, ait eu jamais foi en son omnipotence. La caste sacerdotale des Chaldéens dominait le roi, puisque Assourbanipal lui-même se reconnaît sujet au péché : Que mon manquement, dit une inscription royale, et mes péchés soient effacés, et que je me trouve réconcilié avec Dieu, car je suis l’esclave de sa puissance. Or la puissance du Dieu était entièrement à la disposition des antiques prêtres de Bel.

Le séjour de la splendeur royale, le palais, véritable citadelle, était plein d’eunuques gardant les nombreuses femmes du roi et participant aux actes du pouvoir. Un peuple de fonctionnaires rigoureusement hiérarchisés gênait considérablement le monarque. Des scribes innombrables formaient, dans la ville en temps de paix, au camp pendant la guerre, une bureaucratie savante et compliquée. La nécessité de parler clairement aux peuples divers de l’empire Assyrien avait conduit à la création de chancelleries différentes. En trois langues principales s’édictaient les arrêts, se transmettaient les ordres. Les archives administratives, encombrantes, s’accumulaient. La correspondance avec les satrapes pour le gouvernement des provinces et les administrations locales, variées, la levée des impôts, l’envoi des tributs et des contingents, obligeaient à des réglementations ayant force de loi et dans lesquelles le monarque se trouvait pris ; de telle sorte qu’en réalité, le roi des rois siégeant à Babylone, à qui les grands et les petits prodiguaient les marques de la soumission la plus absolue, était l’esclave d’une bureaucratie jalouse, qui le surveillait, interprétant ses volontés écrites, résistant parfois aux ordres du souverain.

Le roi ne maintenait son autorité, son influence, que par les fastes éblouissants de son règne et l’épouvantable rigueur de ses arrêts. Grand juge, il procédait à ses jugements avec une effroyable rapidité ; et les bourreaux n’exécutaient ses sentences qu’avec des raffinements de tortures. La peine de mort, fréquemment prononcée, visait le crucifiement, le pal, ou l’arrachement de la peau. La décapitation était une faveur. On livrait les cadavres des suppliciés, privés de sépulture, aux animaux errants. Les mutilations, d’un ou de plusieurs membres, à titre de châtiment partiel, étaient une peine ordinaire. Le monarque faisait volontiers crever les yeux à ses ennemis personnels. Ces atrocités tenaient en épouvante les guerriers, les nobles et les prêtres.

Le peuple, trop mélangé de races diverses pour obéir à quelque élan de résistance spontanée, acceptait cette maîtrise, qui le protégeait d’ailleurs contre les abus de l’aristocratie chaldéenne.

Au moment de la chute de Jérusalem, les despotes de Babel, malgré les prêtres et malgré les guerriers, régnaient presque sans inquiétude.