Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIX

 

 

Les Égyptiens. - Leur caractère. - L’art, unique expression du génie égyptien. - Optimisme. - Patrie restreinte. - Pas de nation. - L’Égypte devenue asiatique. - Races connues sous la dix-neuvième dynastie. - L’invasion des blonds. - Victoire inutile de Ménephtah. - Égypte et Syrie. - Conception sociale. - Les Éthiopiens conservateurs. - L’Égypte absorbe ses vainqueurs.

 

MÉTHODIQUES, graves, persévérants, les Égyptiens n’ont d’excessif que leur patience. Laborieux et moraux, ou, pour mieux dire, redoutant l’ennui qui résulte de l’oisiveté, n’ayant en eux aucune flamme passionnelle, nul travail ne les rebute, nulle fantaisie ne les distrait. Docilement, ils laissent leur vie s’écouler en ce monde, se contentant de ce qui leur vient, se consolant, au jour de l’épreuve, par la possibilité d’un lendemain parfaitement heureux. Il n’eût pas été possible de les séduire et de les entraîner hors de leur territoire, comme les brahmanes le firent des Aryas du nord-ouest de l’Indoustan. Zoroastre eût échoué à vouloir, sur les bords du Nil, révolutionner le monde antique, rédiger un code de lois et l’imposer. L’activité curieuse de l’Arya védique était un élément d’exploitation tout naturel que les brahmanes devaient puissamment utiliser ; la misère profonde des Iraniens de Balkh, — physique et morale, — les livrait d’avance au premier réformateur venant ; tandis que les Égyptiens, calmes, reposés, heureux, satisfaits de leur existence, ayant plutôt la crainte que le désir d’une vie améliorée, ne furent jamais, pour leurs maîtres, un peuple définitivement pris et tenu.

Il n’y avait en Égypte, pour le pharaon régnant, aucune satisfaction à gouverner des hommes, qui obéissaient toujours, évidemment, mais étaient toujours prêts à obéir à un autre maître. On pouvait impunément leur donner des princes, et des prêtres, et des dieux ; puis les changer, puis les reprendre, et les changer encore. Les Égyptiens pensaient que les pharaons, les prêtres et les divinités ne différaient entre eux que de peu de chose, et que l’important était de vivre en paix avec le maître nouveau, quel qu’il fût. C’est ainsi qu’au moment où, les grands ancêtres étant devenus des dieux, les prêtres organisèrent un culte, un rite, une religion, les Égyptiens se montrèrent à ce point dociles, qu’on a pu dire d’eux qu’ils étaient un peuple dévot. En réalité, l’Égypte a donné au monde ce spectacle unique, d’un groupe de sept millions d’hommes inaugurant et achevant plusieurs cycles historiques, sans se constituer en nation, sans laisser une formule de gouvernement, de patrie, de religion, de philosophie, de société enfin, que l’on puisse qualifier spécialement d’égyptienne.

La pluralité des phénomènes politiques, religieux, philosophiques et sociaux, qui se sont manifestés dans la vallée du Nil, simultanément et successivement, interdisent tout essai de délimitation de frontières, de définition de principes. L’art égyptien seul peut être qualifié, car il est l’unique expression du génie égyptien. S’il est vrai que l’humanité « vit de trois grands sentiments : le culte de la vérité, le culte de la vertu, le culte de la beauté », et que la Philosophie, la Morale et l’Art sont les grands moyens de progrès que l’homme possède, on peut dire que le recueil des hymnes védiques, le Rig-Vêda, — le livre de Zoroastre, le Zend-Avesta, — et les monuments des Égyptes, sont les trois sources auxquelles il faut demander les premières notions du Vrai, du Bien et du Beau.

Indifférents au jeu des ambitions humaines, calmes aux moments les plus critiques de leur histoire, les Égyptiens opposaient leur patience sereine, leur optimisme imperturbable, aux menaces les plus rudes du destin. On a remarqué qu’au moment même où Ramsès II jouait, en une bataille, le sort de l’Asie, un Égyptien de Thèbes s’inquiétait de la santé de ses chiens. Cet exemple est un entre mille. Il y a contraste continuel, en Égypte, entre la gravité extrême des événements et la parfaite quiétude de ceux qui doivent fatalement en supporter les conséquences. Lorsqu’il y a trouble, désordre, agitation, c’est que les étrangers dominent. L’Égyptien, lui, vaincu, subjugué, esclave même, ne se plaint pas, ne proteste pas ; il travaille, il bâtit surtout, et il attend. Il lui importe peu que le pharaon vienne du nord ou du sud, de l’est ou de l’ouest, pourvu que le maître assure à ses sujets la tranquillité de la vie.

La patrie de l’Égyptien, c’est l’enclos restreint où il a vécu. Rien au monde ne peut lui valoir ce coin du monde. Exilé, jeté hors de sa demeure par les nécessités de la guerre ou des échanges, l’Égyptien n’a pas la nostalgie de l’Égypte ; mais celle de sa maison, de sa ville tout au plus. Pour l’habitant de Memphis, Thèbes c’est l’exil ; pour l’habitant de Thèbes, Memphis c’est la terre étrangère. De la mer à la première cataracte, à Philae, on pourrait délimiter cinq ou six pays différents. L’idée de patrie ne pouvait pas se former dans l’esprit d’un tel peuple, et la notion de la grandeur par l’unité se fût-elle introduite dans le cerveau de quelques-uns, que les rivalités des grands centres eussent vite combattu cette illogique innovation.

Lorsque la mer venait jusqu’à Memphis, et que les chaînes arabique et libyque étaient à la droite et à la gauche du fleuve, comme des obstacles infranchis, déjà sans doute l’Égyptien du nord se distinguait de l’Égyptien du sud ; et Thèbes même pouvait se fonder, croître, devenir très grande, sans qu’Abydos, ni Memphis, eussent, pour ainsi dire à s’en inquiéter. Abydos, Thèbes, Memphis, étaient comme les capitales d’Égyptes différentes, bien que non organisées. Quand les peuples de l’Asie et de l’Afrique commencèrent à avoir le sentiment de leur existence ; quand les hommes de la grande verte, les habitants des îles de la mer Méditerranée et de quelques points du continent, connurent le Nil et ses merveilles, les montagnes longeant ale fleuve n’étaient plus des obstacles ; le delta, tout formé, s’étalait complaisamment comme une voie d’accès au cœur même des Égyptes. Le sud, enfin, eut à son tour ses velléités, ses convoitises. La placidité de l’Égyptien s’accommoda si naturellement de ces nouveautés, qu’avant les invasions par hordes, armées, brutales, il y eut de toutes parts, aux « quatre horizons », les invasions lentes, successives, individuelles, ou par petits groupes, dont l’influence profonde se manifesta par de grandes révolutions sociales. Et c’est ainsi que l’Égypte, par insinuation d’abord, et par violence ensuite, finit, avec la dynastie des Ramessides, par n’être plus qu’une partie de l’Asie. Son histoire se confondit avec l’histoire des Asiatiques.

Les tombeaux des rois, dans la grande vallée de Thèbes, — Biban-el-Molouk, — nous disent les races diverses connues des Égyptiens de la XIXe dynastie. On y distingue nettement le type africain, le type asiatique et le type européen. Des nuances de lignes, d’ornements et de coloris, permettent de reconnaître, dans la grande division, parmi les Africains, les Nègres à la tête ronde, aux cheveux lainés, et les Abyssins au nez droit, aux cheveux lisses ; parmi les Asiatiques, les Assyriens à la barbe noire, abondante, épointée, vêtus magnifiquement, et les Nomades de même type, — Hébreux et Bédouins, — presque nus ; parmi les Européens, les hommes de Libye, aux yeux bleus, parfois tatoués, et «les hommes de la grande verte », à la tête chevelue, très ornée, à la taille haute, élancée, portant aux épaules une peau de bœuf.

Les Asiatiques avaient tourmenté l’Égypte en la corrompant, en l’exploitant ; les Libyens, — parmi lesquels se confondent absolument les Européens, — allaient intervenir à leur tour, puissamment, ouvrir le Nil aux destinées occidentales. Après Ramsès II et son alliance avec les Syriens, après Ménephtah et ses victoires, une coalition formidable, refaite, plus générale, menaça un Ramsès, le troisième. Cette coalition, décrite sur les murs de Médinet-Abou, donne, au point de vue historique, l’« état des peuples» au moment où l’Égypte va entrer dans le grand cycle de l’histoire des Asiatiquês. Ce sont les Libou, ou Libyens, et les Mashouashs, groupe libyen spécial, qui sont à l’ouest du Nil, qui habitent les bords de la mer ; es Khétas de Syrie, les gens du pays d’Amaro, à l’occident de la mer Morte ; les Takkaris, les Shardanas de la mer, les Shasou touchant l’isthme de Suez ; les habitants de Toursha en Asie Mineure ; les Purosotus, les Sharkurschas, les Tanoaounas, que l’on a identifiés, vaguement, tantôt aux Pélasges, tantôt aux Philistins, et qui étaient à l’est de l’Égypte au moment où Ramsès III se sentit menacé. Cette coalition, dans tous les cas, comprenait les Libyens d’Afrique et s’étendait de l’Asie Mineure jusques à la frontière orientale du delta, en passant par la mer Morte. Ramsès III, après six années de guerre, revint à Thèbes, vainqueur ; mais l’Égypte, délivrée du danger qui la menaçait, n’y gagna rien.

L’Égypte n’existe plus sous Ménephtah Ier, car à l’avènement de ce pharaon toutes les races ont envahi la vallée du Nil, dévastant, pillant les campagnes et les villes, avec méthode, avec suite, et finissant par s’installer au cœur du pays conquis. Aujourd’hui, dit un papyrus, les étrangers arrivent nombreux comme des reptiles. Ne pourra-t-on pas les faire ramper en arrière, ces amis de la mort, ces haïsseurs de la vie ? Ils passent leur temps sur la terre à combattre pour remplir leur ventre, à satiété ; ils sont venus dans le pays d’Égypte pour y chercher leurs provisions de subsistance ; leur intention est de s’établir en Égypte ; mais la mienne est de les prendre comme des poissons sur leurs ventres ; leur chef est tout le portrait d’un chien. Le mépris de l’étranger qu’a ce scribe, tous les Égyptiens le ressentent au même degré ; mais tous les Égyptiens, las, sont prêts à subir la domination de ces ennemis, le gouvernement de leur chef, ce chien ! Ménephtah, écœuré, hésite. Alors, Sa Majesté vit en songe comme une statue de Phtah, qui lui ordonna de résister, et, lui remettant le khopesh, ce poignard pharaonique, dit : Éloigne de toi la déjection de ton cœur !

Ménephtah, décidé, occupa la Basse-Égypte, le delta, et vainquit les Libyens commandés par le roi Marmaïou, fils de Deid. La confédération libyenne comprenait, en outre des Libyens proprement dits, des Mashouashs et des Kahakas, des nations de l’Asie Mineure, peut-être les Lyciens, et des nations de la Méditerranée, peut-être des Sardiniens, des Sicules, des Étrusques et des Achéens ?

Au moment même, — quinze siècles avant notre ère, — où cette nuée de barbares blonds aux yeux bleus, venant du nord, passait la frontière occidentale de l’Égypte et se répandait le long du Nil, en Europe, des hordes envahissantes franchissaient les Pyrénées, rejetaient des Ligures et des Sicanes en Italie, et des Ibères au delà de l’Èbre, jusqu’en Afrique. L’Europe et l’Asie se heurtaient donc réellement pour la première fois, en Égypte, à l’occident du delta. Ménephtah sut battre les envahisseurs, fit incendier leur camp ; mais la brèche était ouverte, la route était tracée.

Ces ennemis nouveaux apparaissaient, menaçants, alors que l’Égypte était réconciliée avec l’Asie. Quels changements, depuis l’époque où le roi de Syrie Naharanna, ayant promis sa fille au héros qui accomplirait certaines merveilles, manque à sa parole parce que le héros est un officier égyptien, jusqu’à Ramsès II qui, pour cimenter son traité de paix avec la Syrie, épouse la fille aînée du prince des Khétas.

L’absence de ressort national qui caractérise l’Égyptien à l’avènement de Ménephtah est une réaction contre le souvenir des pharaons batailleurs et glorieux. L’écœurement du monarque a sa raison d’être. La décadence est une corruption sociale ; le fonctionarisme est insolent ; chaque intendant, chaque collecteur d’impôts, chaque scribe, est un despote. Ceux que le pharaon charge de réunir des hommes en corvées pour exécuter un travail public, forment les contingents, les groupent et les emploient à leur profit personnel ; les contrôleurs s’endorment dans leur paresse. Sous la XIXe dynastie, un scribe célèbre, — Roï, — maître, flambeau de l’administration des greniers, est un sujet de scandale : Il ne s’est pas remué, il n’a pas couru depuis sa naissance ; il a l’horreur de l’activité ; il ne la connaît pas. Le travail des champs, par qui l’Égypte prospère, est méprisé. On me dit que tu abandonnes les lettres... Regarde les travaux des champs et tu reviendras aux écritures ; et le scribe énumère tous les déboires du cultivateur, l’envahissement des vermines détruisant les grains, la destruction des récoltes par les pourceaux, les rats, les sauterelles, les bestiaux, les oiseaux et les voleurs ; la dureté des percepteurs de la dîme, les exigences des gardiens des portes, la cruauté des Nègres qui accompagnent les collecteurs. Celui qui n’échange pas les travaux manuels pour les études littéraires, ne fait jamais son profit, sache-le bien. Ce ne sont presque plus que des esclaves que l’on emploie aux travaux des champs, et la crainte de perdre ces travailleurs leur vaut l’attention de leurs maîtres : Mande-moi de tes nouvelles, des nouvelles de tes esclaves, et de tout ce qu’ils font, car mon cœur est après eux, beaucoup, beaucoup.

Les ouvriers et les artisans, appauvris, forment presque une caste dont l’infériorité s’impose : Il ne brille pas celui qui fait les travaux manuels des journaliers, il n’inspire pas le respect. Des travaux désagréables sont devant lui, et il n’y a point de serviteur qui lui apporte son eau, point de femme qui lui fasse du pain. Les oisifs pullulent, exploitant le peuple, vivant d’autrui : Je connais beaucoup de gens sans courage, des bras rompus, des accroupis, qui n’ont pas de cuisses ; ils abondent en leurs maisons de biens et de provisions ; on ne leur refuse rien. L’ivresse, enfin, abêtit, et la description des effets de l’ivrognerie nous vaut une page curieuse : On me dit que tu abandonnes les lettres, que tu cours de rue en rue, flairant la boisson fermentée. Toutes les fois qu’on abuse de la boisson fermentée, elle fait sortir un homme de soi-même ; c’est elle qui met ton âme en pièces. Tu es comme une rame arrachée de sa place et qui n’obéit plus d’aucun côté ; tu es comme un tabernacle sans divinité, comme une maison sans pain, dont le mur est vacillant et la porte branlante ; les gens fuient devant toi, car tu leur lances de la boue et des huées. Sachant que le vin est une abomination, abstiens-toi des outres, ne mets pas les cruches devant ton cœur, ignore les jarres. Instruit à chanter avec accompagnement de flûte, à réciter avec accompagnement de chalumeau, à moduler avec accompagnement de kinnor, à chanter avec accompagnement de lyre, tu es assis dans une chambre, entouré de vieilles femmes, et tu te mets à dodeliner du cou ; tu es assis en présence de jeunes filles, oint d’essence, ta guirlande de fleurs au cou, et tu te mets à te battre le ventre, tu te balances comme une oie, tu tombes sur le ventre, et tu te salis comme un crocodile.

La venue des femmes asiatiques en Égypte y avait considérablement troublé les mœurs. L’Égyptien, ignorant presque l’amour, n’éprouvait pas de scrupule à jouir librement des plaisirs nouveaux qui lui étaient offerts. La naïveté de sa joie en excluait toute l’immoralité, et ce n’est que peu à peu, mais avec toute la rigueur d’une loi fatale, que, par curiosité, par surexcitation, en voulant combattre sa lassitude, il tomba dans la corruption des sens, perdit sa dignité et détruisit les droits naturels de la femme, — fille, amante, épouse et mère, — dans toute la vallée du Nil. Dans les harems des pharaons, dans les harems des grands dignitaires, et sans doute dans la maison de plus d’un Égyptien, vécurent des esclaves enlevées par les guerriers, des étrangères surprises et emportées, ou venues d’elles-mêmes, ou livrées par leurs maris, leurs pères, leurs frères, leurs parents. Un romancier de la XIXe dynastie trouve naturel l’enlèvement d’une belle Égyptienne pour le gynécée du pharaon.

L’Égypte a perdu son individualité ; son histoire se mêle à l’histoire des Asiatiques. C’est d’Éthiopie que viendront les pharaons nouveaux, patriotes, conservateurs. L’Égypte est devenue sceptique ; elle n’a que la croyance du fatalisme ; elle nie les dieux, tout en les honorant d’un culte ; elle se rit de la vie future, tout en poussant à l’excès les pompes de ses funérailles ; elle doute enfin de la responsabilité de l’homme, tout en demeurant perplexe, inquiète, craintive. Dans un conte philosophique, le chacal symbolise cet état d’esprit.

Vouée au gouvernement des étrangers, — car, sauf Chéphren et Ousortèsen, on peut se demander s’il y eut jamais un pharaon de pure race égyptienne, — l’Égypte s’abandonne avec une extrême facilité, et c’est comme malgré elle qu’on la voit s’imposer à ses dominateurs, les modifier, les transformer, et continuer, elle, le développement de sa civilisation particulière. Cela s’explique par l’effet certain, quoique lent, du ciel d’Égypte, de la terre d’Égypte, du fleuve d’Égypte. On peut venir du sud ou du nord, de l’est ou de l’ouest, et s’installer en maître dans la longue vallée ; mais peut-on vivre à Thèbes si l’on n’a pas en soi de la chair et du sang thébains ? Le froid y gèlera l’Éthiopien, le chaud y brûlera l’Européen, non point à bref délai, certes, mais dans la progéniture de ceux qui auront pris possession de cette jalouse terre. Au Delta peuvent venir, en masse, tous les Méditerranéens ; en Nubie peuvent descendre tous les habitants de l’Afrique intérieure ; mais de Memphis à Éléphantine, du Caire à Assouan, le Nègre et le Blanc ne feront que passer ; le Rouge seul, c’est-à-dire l’Égyptien, persistera.