Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVIII

 

 

DE 1462 A 715 Av. J.-C. - Les divinités. - Religiosité. - Râ-Ammon, Indra, Adonaî. - Osiris, dieu principal. - Dogme. - Péchés. - Le nouveau rituel, guide de l’âme. - La vie des dieux. - Triades. - L’Olympe égyptien. - Animaux sacrés. - Apis. - Le jugement après la mort. - Corps et âmes. - Formation de la lumière, de la terre, des eaux. - L’homme. - La vie et la mort. - Morale.

 

EN Égypte, les divinités ne supplantèrent pas les pharaons sans qu’il en résultât des querelles. La rivalité des temples divers, c’est-à-dire des prêtres, fut très vive, et l’on pourrait dire que, dans un même temple, il y eut de violentes disputes, souvent. Le corps sacerdotal de Tanis n’était pas organisé comme l’était le corps sacerdotal de Ouadi-Halfa, à la deuxième cataracte, et les prêtres de Thèbes ne ressemblaient pas, assurément, aux prêtres de Memphis. L’influence de la Méditerranée, de la côte syrienne, pour mieux dire, était venue jusqu’à Thèbes, où les divinités asiatiques tendaient à prévaloir. Au delà de Thèbes, à Éléphantine déjà, après la première cataracte, à Ouadi-Haifa sûrement, les divinités syriennes et assyriennes ne pouvaient vivre que si elles prenaient le caractère éthiopien, arabe un peu, iranien, indien peut-être.

Les expéditions de la régente Hatasou au pays de Pount, en mer Rouge ; l’invasion des Pasteurs, du delta à Thèbes, générale ; les victoires de Thoutmès III sur l’Euphrate, et la politique de Ramsès II en Syrie, avaient fait qu’à la chute de la XIXe dynastie (1288 av. J.-C.) et pendant le gouvernement des Ramessides (1288-1110 av. J.-C.), l’Égypte était dépossédée, momentanément si l’on veut, mais absolument, de son caractère spécial. Il n’y a presque plus rien d’égyptien dans la vallée du Nil. C’est un amalgame de mysticisme syrien, d’effronterie chaldéenne, de dévergondage assyrien, de magisme touranien, de sorcellerie éthiopienne et de lubricité nègre. Chacun a appelé sa divinité, son culte, sa croyance, avec son art, ses pratiques et ses conventions.

L’Égyptien, plus que tolérant, subit cette invasion bien autrement redoutable que ne le fut celle des hordes étrangères. On dirait que, ne pouvant croire aux divinités, telles que les Asiatiques les avaient conçues, les Égyptiens consentaient, avec indifférence, à rendre hommage, pour avoir la paix, à tous les dieux qui leur seraient offerts. Lorsque Ramsès H va guerroyer contre les Syriens, ses légions sont consacrées aux dieux de l’Égypte et aux dieux des Hyksos : Ammon, Phra, Phtah et Soutekh. L’Assyrie, la Phénicie et l’Égypte ont mélangé leurs divinités. Soutekh, arrivée avec les Pasteurs, introduite par l’invasion, est devenue une forme de Typhon, de Set, le vainqueur, et non plus le meurtrier d’Osiris, et c’est le dieu de la force. Le Baal des Assyriens et l’Astarté des Phéniciens sont honorés à Thèbes sous le nom d’Atesh et d’Anata. Le Phtah de Memphis prend des attitudes iraniennes, devient Feu. Phra, ou Râ, la divinité principale, soleil resplendissant, se divise, comme dans l’Inde, en Toum, soleil d’avant l’aurore ; Harmakhou, soleil levant ; Kheper, soleil paru, réchauffant, créateur ; Schou, soleil continuel, toujours renaissant. Comme l’Indra du Sapta-Sindhou, ce dieu détruit l’orage, illumine la tempête, frappe l’impie.

Râ, qui devient Ammon-Râ à Thèbes, dès la XIe dynastie, subit toutes les transformations. Il est Égyptien lorsqu’il repousse le crocodile, lorsqu’il souffle sur la barque, lorsqu’il massacre les Asiatiques ; il est Indien lorsqu’il commande aux ouragans, — que l’Égypte ignore, — et lorsqu’il frappe l’impie ; il est Éthiopien enfin par sa forme ithyphallique, par ses œuvres d’amour. S’engendrant lui-même, ayant été son propre auteur, devenant son propre fils, il engendre Schou, qui est le soleil visible, roi de la Haute et de la Basse Égypte, le plus grand des dieux. L’idée de Schou, purement indoustanique, s’entache de dravidisme, ne vient à l’Égypte qu’influencée au passage par les Dravidiens, les Dasyous, qui tiennent l’Inde méridionale, des monts Vindhya jusqu’à Ceylan. Dieu des évocations et des exorcismes, Schou est adoré par les singes, qui sont les hommes de l’Inde du Sud. L’Ammon-Râ, générateur, régnant à Thèbes, concentre en soi toutes ces fantaisies. C’est bien le dieu de l’Égypte centrale, conciliante. Il y a l’Ammon ithyphallique, — Khem, — père, fils et mari de sa mère, que les Éthiopiens et les Nègres trouvent fort, simple et charmant ; il y a l’Ammon à tête de bélier, — Noum, — aimé dés Nubiens, et compréhensible au delta, qui a son bélier de Mendès, très puissant ; et il y a enfin l’Ammon à tête d’épervier, — Mentou, — véritable dieu de Thèbes, divinité guerrière, dominante, et que doivent consulter les pharaons.

En apportant à l’Égypte des formes de divinités diverses, les étrangers y introduisirent en même temps des œuvres divines de toutes sortes. En se mélangeant, les dieux de toutes races produisirent des monstruosités, comme, en se combinant, les croyances importées formèrent des dogmes inattendus. La religiosité, jusqu’alors presque inconnue aux Égyptiens, devint, par la peur, un élément nouveau de la vie intellectuelle sur les bords du Nil. L’idée de l’enfer est entièrement nuée sur le tombeau de Séti Ier. Parmi des serpents hideux et rampants, des damnés, décapités, sont précipités dans les flammes. Que cela est loin de la deuxième vie, si heureuse, à l’ouest du Nil, continuant la première vie de l’Égyptien, et à laquelle tout homme avait droit ! La privation de cette seconde existence, la mort définitive, était la seule punition qui menaçât les coupables au commencement. Les prêtres, maintenant, jettent l’épouvante dans les esprits ; et c’est sur le tombeau du pharaon que la leçon terrible est donnée. Le roi lui-même devra triompher de ces épreuves, avant de mériter la félicité éternelle.

Râ-Harmakhou, — Har-em-khou-ti, l’Horus des deux horizons, — divinité solaire, soleil diurne faisant le jour, est la forme qui répond le mieux à l’idée égyptienne, généralisatrice, simplificatrice. Râ-Harmakhou, dieu-soleil, bon, régulier, resplendissant, apparaît chaque matin à l’horizon, vogue sur les eaux bleues d’en haut, ascendantes, culmine, s’arrête au zénith, magnifique, et reprend sa navigation descendante, qu’il va terminer à l’occident, du côté de l’amenti. Sa mère, — Noun, — c’est le ciel, d’où il sort à chaque aurore. Sa vie quotidienne ressemble à la vie ordinaire de tous les humains ; il naît, il vit, il meurt. Râ-Harmakhou est un être adorable, un mortel, joie du ciel, de la terre, des hommes vivants, et ayant vécu ; c’est l’idée égyptienne toute pure. Mais voici que, d’une part, cette personnalité mystérieuse s’accuse trop, devient homme, fait de chair vivante, tandis que, d’autre part, les étrangers venus en Égypte prétendent démontrer aux Égyptiens comment le soleil, comment Râ-Harmakhou est un dieu, rien qu’un dieu, terrible, dont il faut connaître les œuvres, qu’il est nécessaire de craindre, de redouter, d’adorer.

L’Indou raconte que le Dieu-Soleil a dompté le serpent Mehen, — l’Ahi védique, — et l’aspic Aara, — l’Uræus, — et qu’il renouvelle son triomphe chaque matin. L’hymne à Râ-Harmakhou naissant, mis au monde par Noun, à l’horizon, est en effet comme un texte des derniers temps védiques. La crudité de l’expression disant le fait fut dictée par un brahmane. C’est en naissant que le dieu solaire détruit son ennemi serpent. L’invocation de l’auteur de l’hymne est encore védique d’intention

Râ-Harmakhou est supplié de détruire les impies ; mais la forme de l’imprécation est asiatique, il y a parallélisme soutenu entre la gloire de Râ et les ignominies de ceux qui ne le veulent pas servir : Il frappera le serpent avec son glaive ; il accordera une longue vie au pharaon. Les singes sacrés l’adorent, chantant et dansant. Faiseur d’aurores, il donne la lumière et rend les morts à la vie ; il est le seigneur des formes ; il a fait le ciel de ses mains ; il a élargi la terre en allongeant ses bras ; épervier auguste, oiseau divin, lion terrible, disque, mâle, taureau. — C’est l’Indra védique, absolument, mais importé dans la vallée du Nil par un brahmane de race asiatique. En effet, l’Indra d’Égypte cesse d’être bon, devient impérieux, guerrier, irascible, dominateur, cruel, dictant sa volonté aux hommes, menant les rois, ordonnant le massacre des ennemis, impitoyable, destructeur de tout ce qui n’est pas sa propre gloire, unique. C’est l’Ammon de Ramsès II ; c’est l’Indra védique absorbé par le Jéhovah d’Israël.

L’adoration du soleil ne pouvait pas être une œuvre égyptienne, car en Égypte le soleil n’est qu’un ami ; c’est le Nil qui y est la puissance adorable. La domination de Râ, et l’adoration du disque le représentant, dénonceraient l’influence indienne, si le texte même des hymnes à Râ-Harmakhou ne montrait pas nettement la main d’un plagiaire des derniers hymnes védiques. Il en sera de même de l’apparition du feu signalant l’idée iranienne. Le Râ-Harmakhou, égyptien, transformé en Indra védique d’abord, puis devenu méchant, prendra les allures de l’Adonaï redoutable, despote, vengeur. C’est que les Israélites demeurés sur les bords du Nil, après l’exode, — et ils furent nombreux ceux qui doutèrent de Moïse, — prévaudront.

Cependant, au fond, le peuple reste fidèle au grand ancêtre, à Osiris, dont l’histoire est devenue légendaire, touchante ; le dieu bon, bien que dénaturé, fortement modifié par l’influence étrangère, l’emportera finalement sur toutes les autres divinités. Le fils d’Osiris, — Horus, — continuellement incarné, se survit pour venger son père. En réalité, quel que soit le nom des divinités devant lesquelles le peuple s’incline, c’est toujours Osiris qu’il voit, voguant sur la bari, sur le navire de Râ, dont les rameurs sont des dieux. Osiris est à lui seul tous les dieux : Il est Ammon-Râ quand il parle, et il est Thoth quand il écrit. Tout est lui, tout est par lui, tout va à lui. C’est Osiris qui règne à l’ouest, à l’amenti, où tous les hommes vont vivre leur deuxième existence. Il est Tout.

Les prêtres comprirent qu’ils ne gouverneraient les âmes que par Osiris, par l’Osiris de l’amenti. Ils s’en emparèrent, et devinrent les conseillers des Égyptiens, les scribes des devoirs à remplir pour mériter la béatitude dispensée par Osiris au seuil de la deuxième vie. Il y eut des énumérations des fautes à éviter, des devoirs à remplir, des formules à réciter, des rites à accomplir. Ô Osiris, je n’ai pas péché... accorde-moi d’être lumineux dans le ciel... que mon âme prospère ! formule où se rencontrent l’idée iranienne du péché, l’idée brahmanique de l’âme lumineuse, l’idée égyptienne de, la prospérité dans l’autre monde. Le dogme arrêté, c’est qu’il faut mériter la seconde vie.

L’Éthiopien, Nègre, qui n’apporte aucune idée, a sa part importante dans le développement de la civilisation égyptienne ; c’est lui qui donne des formes aux croyances : la luxure est un bouc ; la paresse, une tortue ; la voracité, un crocodile. Le mazdéisme se montre avec sa confession des péchés et son code de morale. E faut s’accuser, lorsqu’on est coupable de méchanceté, de blasphème, d’ivresse, de paresse, de vol au temple ; — correction asiatique, car l’Iranien condamnait le vol partout, — de mensonge, de libertinage, d’impureté, de mépris des choses saintes, et de prolixité. L’âme arrivant dans l’amenti est jugée par Osiris, assisté de quarante-deux conseillers. Les élus vivront dans la société des rois. On obtient cette vie en aimant les dieux, en secourant les hommes. Un mort admis au jugement dira : Je me suis attaché Dieu par amour ; j’ai donné du pain à celui qui avait faim, de l’eau à celui qui avait soif, des vêtements à celui qui était nu ; j’ai donné un lieu d’asile à l’abandonné.

La mort est toujours la préoccupation dominante des Égyptiens. Jadis, sous l’Ancien-Empire, elle ne causait aucune appréhension ; maintenant, elle terrifie. Des rites sévères président aux funérailles. Tous les dieux sont invoqués, comme par précaution ; chaque divinité protège une partie de l’homme. L’Égyptien recommande ses oreilles à Aperou, ses cheveux à Net, sa face à Râ, son œil à Hathor. Pour amalgamer toutes ces incohérences, pour fixer ce chaos, envelopper de mystérieux ce qui inquiéterait, le Rituel, cet ancien livre des espérances et des vœux, devient un code définitif, absolu. C’est le guide de l’âme, en ce monde et dans l’autre. Aux anciennes époques, il existait plusieurs rituels, plusieurs livres des morts, que les scribes imaginaient et dont ils vendaient des copies.

La trame de l’ancien rituel était simple. De même que le soleil, traversant le ciel dans sa barque lumineuse, passait à l’occident noir pour renaître, ainsi l’homme traversait la vie, et passait, pour revivre, dans l’amenti. Le rituel des temps nouveaux, compliqué, obscurci, mystérieux, est incompréhensible ; les prêtres seuls peuvent l’expliquer. Les hommes, épouvantés, vont aux prêtres, nécessairement.

Selon les promesses du rituel, l’âme repoussera les monstres qui seront les obstacles de son voyage d’outre-tombe. Assistée d’Osiris, elle triomphera de ces dures épreuves, elle conquerra l’immortalité ; sinon, une seconde mort, définitive, la frappera. Le paradis promis, c’est une immense lumière, c’est le soleil, tout or, beau comme l’Arabie ! Le ciel est solide, comme la terre ; mais il y a le ker-neter, lieu inconnu, vaste champ, qu’il faut cultiver, où il faut vivre avant de passer au séjour définitif, parmi les dieux.

Le code religieux, contenu dans le rituel, est d’une morale suffisante, élevée même, bien que la préoccupation de l’existence des prêtres y soit la principale. L’Égyptien ne devra pas tourmenter la veuve, mentir, manquer à la loi, abuser des hommes soumis au travail de corvée ; être négligent, oisif, faible ; desservir l’esclave près de son maître ; affamer, faire couler des pleurs, tuer ni faire tuer ; détourner les offrandes de la voie des temples ; enlever les offrandes apportées ; dépouiller les morts de leurs bandelettes ; se procurer des gains frauduleux ; fausser les poids, les mesures et les balances ; voler de la terre ; refuser de la nourriture à l’enfant ; chasser les animaux sacrés, au pacage ou dans les marais ; endommager les canaux d’irrigation ; éteindre le feu sacré ; manquer de respect aux divinités ; tourmenter les bœufs des prêtres ; troubler une procession.

L’histoire navrante d’Osiris, devenue mythique, est le pivot du rituel. L’influence chaldéenne est dominante dans cette transformation. La religion qui en résulte était entièrement inconnue des anciens Égyptiens. Le tribunal d’Osiris, solennel, est gardé par des génies à têtes de rat et de serpent. Des singes surveillent le bassin mystique où brille le feu épurant. Un hippopotame à mâchoire de crocodile est le gardien principal. Les juges qui siègent autour d’Osiris couronné ont des têtes de lion, de singe, d’hippopotame, de chacal, d’ibis, d’épervier, de bélier, d’aspic et de crocodile. Thoth enregistre le mal et le bien, qui viennent d’être pesés dans une balance énorme. L’âme coupable, chassée, prend la forme d’une truie grasse que fouaillent des cynocéphales excités. L’allégorie envahit tout, le mythe triomphe ; les amulettes et les talismans se sont multipliés. L’Olympe égyptien est encombré ; des dieux nouveaux, bizarres, s’y introduisent à chaque instant. Certaines divinités, poussées jusqu’aux dernières limites de l’absurde, reviennent, comme par réaction, à une formule purement humaine ; et voici qu’elles règnent, qu’elles gouvernent, comme des pharaons, avec une cour, des conseillers, des serviteurs, une armée, une flotte. — Thoth est premier ministre ; Horus, régnant, est de chair, fils de chair. — Les ancêtres étant devenus des dieux, les dieux deviennent des hommes, dans le ciel.

Sur la terre, les Égyptiens avaient moins peur, et ils choisissaient, dans l’ensemble, les divinités qui leur convenaient. Ce fut comme une féodalité religieuse. Chaque nome eut son dieu préféré. L’Égyptien ne saisissant pas tous les mystères importés, concevant ses dieux à sa propre image, faisait des familles divines, des triades. Chaque temple avait un dieu père, une déesse mère et un dieu fils. Cependant, la formule asiatique du dieu éternel, unique, sans commencement ni fin, étant une difficulté, il en résulta cette croyance, que le dieu principal s’était fait lui-même, et qu’il était en même temps son père et son fils ; la mère n’étant intervenue que comme un moyen. Chaque ville eut sa triade : Ammon père, Mout mère et Chons fils, à Thèbes ; Phtah, Pascht et Phré à Memphis ; Chnouphis, Neith et Haké à Esneh ; Osiris, Isis et Horus à Abydos ; Thoth, Anouké et Horus en Nubie.

L’esprit des Égyptes diverses se manifestait par la diversité des conceptions mythiques. L’Ammon de Thèbes, victorieux, soleil, créateur et vivificateur, comprend tout, englobe tout ; il se cache dans sa pupille ; il est œil, et lutte contre le mal, contre les ténèbres. Il porte deux cornes à son front, parce qu’il est le grand taureau, auteur des dieux. — A Memphis, Phtah, roi de sagesse, a créé matériellement ce qui existe ; sa femelle, sa grande amante, est bonne ou mauvaise ; elle fut la nuit dans laquelle son amant engendra tout ce qui est, elle est l’énorme matrice noire ; le fils, Phré, a coordonné et écrit les lois du monde ; enfant, incubé par Pascht, il était difforme, aux jambes torses, au ventre gonflé, et pourtant c’est de lui que tout viendra, pur et beau. — Le Chnouphis d’Esneh, dieu de la cataracte, bruyant, fort, bélier, soutient les mondes ; sa déesse, Neith, femme et mère, antérieure à lui, personnifiant la nature, a enfanté et enfantera en demeurant vierge. S’intéressant au mal, elle le change en bien ; on la représente osant allaiter des crocodiles. — Osiris, à Abydos, dieu réellement national, est en possession de son histoire. Set, Typhon, génie du mal, a tué Osiris, a dispersé les membres de sa victime. Les sœurs d’Osiris — Isis et Nephthys — ont recueilli ces débris, ont ressuscité l’Osiris par le charme de leurs voix, et Horus est né de l’amour d’Osiris et d’Isis, pour venger le meurtre de son père. Fils aîné de l’éternité, Osiris devient le Temps sans bornes des Iraniens ; il réside à l’occident, il détient le soleil chaque soir, il le délivre chaque matin ; il est donc antérieur et supérieur à Ammon-Râ. Isis ayant Horus en elle, comme la vache a son petit, se nomme Hathor, et c’est une idée asiatique. Horus, c’est Osiris renaissant, triomphateur. Osiris, par lui-même, et par Horus qui le continue, qu’il a envoyé, est un Sauveur, le Sauveur des hommes ; il demeure comme l’intermédiaire entre la divinité et l’humanité, parce qu’il est bon, et le sang qu’il a répandu, le sang qui coule de son cœur intarissable, est la nourriture suprême des hommes et des animaux. On communie de ce divin seigneur.

Thoth, écrivain, secrétaire des dieux, sagesse et raison, conseiller d’Osiris, a assisté Horus dans son combat contre Set ; c’est lui qui a saisi Typhon et qui l’a émasculé, suivant la coutume éthiopienne. Inventeur des lettres et des lois, non créateur, mais régulateur par excellence, il règne en Nubie. Au nord, sa légende se cristallise, devient un fait, et on lui attribue tous les livres qui ont été écrits. C’est par Thoth que les dieux ont révélé leurs volontés aux hommes. Il sait, et il apprend à l’humanité, qui veut s’instruire, le langage, l’écriture, la morale, les rites, l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, l’usage des mesures et des poids, la musique, l’architecture, la sculpture, la peinture et la gymnastique.

Des milliers de divinités surgissent : — le chacal Anubis, qui a assisté Isis lors de sa recherche ; — Seb, personnification de la terre, que Nout (le ciel), courbée en voûte sur lui, caresse et féconde ; — Souvan, la déesse à tête de vautour, la mère par excellence, reine du midi, en opposition à Ouat’i, reine du nord ; — Bès le grotesque, monstrueux, dieu des querelles et des plaisirs, maître des excès. — Chaque idée se divinise. La nomenclature des dieux égyptiens, au moment de la décadence, serait interminable : car chacun conçoit, chacun exécute sa divinité, suivant son caprice ou sa fantaisie. Les éléments, les abstractions, les phénomènes, les emblèmes, les symboles, les allégories, tout revêt la forme divine. Il y a des animaux sacrés, des dieux moitié hommes et moitié bêtes, des singes géants.

Dieu s’incarne dans des corps d’hommes, et ce sont des dynasties divines ; puis, pour mieux servir l’humanité, ils s’incarnent ensuite dans des corps d’animaux. Osiris se manifeste en bœuf, que des signes mystérieux font reconnaître : c’est Apis. — L’Apis est noir, avec une tache blanche, triangulaire, au front et des marques au dos ; il a l’image d’un scarabée sur la langue, des poils doubles à la queue. Les prêtres seuls sont capables de voir ces signes. La vache prédestinée à recevoir le Messie-veau, l’Apis attendu, c’est Neith, qui conçoit et enfante sans perdre sa virginité. Le Phtah de Memphis, se faisant chaleur, féconde Neith. La nécropole des Apis, — Sérapeum, — souterraine, cachée, contenait les sarcophages de granit où reposaient les corps du dieu-bœuf.

Les divinités se divisent et se subdivisent à l’infini ; leurs attributs les supplantent parfois ; ou bien ils se dédoublent, et il en résulte des divinités accouplées. Une collection d’attributs, d’emblèmes, de symboles, réunis, bloqués, forme un dieu auquel on attribue une puissance multipliée par la quantité des formes divines combinées en lui. Il y a enfin des accouplements de divinités bonnes ou mauvaises, comme Sebek et Horus à Ombos, Set et Râ à Tanis.

Sans les incertitudes de la seconde existence, les Égyptiens eussent été indifférents à ce panthéisme. Chaque ville a son dieu, mais accueille volontiers le dieu de la ville voisine. C’est une tolérance qui ne se peut comparer qu’à la liberté conservée par chacun de choisir sa divinité. Au fond, pour l’Égyptien, les divinités ne sont que des pharaons ayant régné ou régnant quelque part, et qu’il importe d’honorer, de respecter au moins, en prévision d’une éventualité inconnue, mais possible. Qui sait à quel monarque on devra obéir, à l’ouest ? et si l’on ne retrouvera pas, vivant, gouvernant le nome de l’amenti, ou Ménès, ou Chéops, ou Thoutmès, ou Ramsès ? Les statues des temples représentent indifféremment des dieux et des rois. Dans ce chaos, les croyances demeurent simples, en somme. Le jugement de l’homme après la mort est l’arme des prêtres, et elle leur suffit. Aucunes pratiques religieuses, proprement dites, assujettissantes, ne sont ordonnées. On ne peut pas dire qu’il y ait eu jamais une véritable religion sur les bords du Nil.

La vie du corps dépend du cœur, confondu avec les poumons, et donnant le souffle ; le cœur de l’âme, c’est la conscience qui se dressera au jour du jugement, pour parler : Ô cœur, cœur qui me viens de ma mère, mon cœur de quand j’étais sur terre, ne te dresse pas comme témoin, ne lutte pas contre moi en chef divin, ne me charge point devant le dieu grand. L’âme jugée vient reprendre le corps, traversant l’espace sous la forme d’un oiseau ou d’une fleur. Le mal poursuit l’âme, sous la forme d’une bête méchante et immonde. L’âme récompensée vivra avec son corps, et éternellement, dans un ciel où mûrissent des fruits savoureux, où se cultivent facilement des champs superbes, où les offrandes et les libations ne coûtent aucun sacrifice, où l’on joue des jeux charmants, où l’on prend des bains frais, parfumés, délicieux. L’âme coupable, jetée avec son corps dans l’hémisphère inférieur, livrée au dieu infernal, noir, franchira soixante-quinze cercles douloureux, peuplés de monstres tourmenteurs armés de glaives, et elle finira par se précipiter dans un enfer où des supplices de toutes sortes attendent le corps : — suspension par les pieds, ligatures abominables, décapitations perpétuelles, cœurs traînés à vif sur le sol, corps jetés dans des chaudières pleines d’une eau toujours bouillante. — L’imagination des prêtres s’épuise dans ce sujet.

La Foi, vague, eût exigé, pour se former dans l’esprit de l’Égyptien, le labeur de longues pensées, ce dont il était incapable. S’il rêvait, c’était de l’avenir. Il y a cependant dans le rituel, et sur les monuments, une série de données, desquelles on peut extraire une idée générale. Du chaos primordial une volonté quelconque tira ce qui est. Cette volonté voulut la lumière, et la lumière fut, le soleil resplendit. La terre étant aplanie, les eaux furent séparées : — il y eut l’eau terrestre et l’eau céleste ; le firmament était liquide pour l’Égyptien. — L’homme créé ignorant, sans langage, imita le cri des animaux. Dieu vint lui-même apprendre à l’homme ce qu’il devait savoir.

Avant de naître, l’enfant a vécu, et la mort ne termine rien. La vie est un devenir, khepraou ; elle passe, semblable au jour solaire, qui recommence. L’homme se compose d’intelligence, khou, et de matière, khat. L’intelligence est lumineuse, et elle se revêt, pour habiter le corps, d’une substance qui est l’âme, ba. Les bêtes ont une âme, un ba, mais un ba privé d’intelligence de khou. La vie est un souffle, niwou. Lorsque le souffle se retire en ba, l’homme meurt. Cette première mort se manifeste matériellement, par la coagulation des liquides, la viduité des veines et des artères, la dissolution de la matière composant le corps. Par l’embaumement, toutes les matières sont conservées, y compris le sang, que ba reviendra vivifier après le jugement d’Osiris. Le souffle est au service de l’âme.

La morale des premiers temps, de l’Ancien-Empire, découlait de l’appréciation traditionnelle, de la longue expérience de la vie. La quiétude était le but ; la sagesse, le moyen d’y parvenir. La docilité est dominante sous les premiers pharaons ; les leçons des anciens, très écoutées, semblent constituer toute la loi. Un sage, — Ptah-Hotep, — après avoir énuméré les principes de la docilité et de la piété filiale, ajoute en concluant : Pour ceux à qui il arrive de les garder véritablement, ces préceptes sont leurs trésors, et leur réputation se répand dans la bouche des hommes, à cause de l’excellence de ce qu’ils embrassent. Ce sont là des paroles d’ancêtre, et non des commandements. C’est la parole des sars (anciens) pour instruire l’homme, en lui disant que, lorsqu’il a écouté cela, il devient un homme habile, et dans une circonstance heureuse on le choisit pour être un supérieur. L’indiscipliné n’arrive à rien, sinon au tourment ; la société l’écarte, elle s’éloigne chaque jour de lui. Tout dépend de l’éducation de l’homme par son père : Fais tout ce que te dit ton maître ; c’est pour l’homme l’instruction de son père, de celui de qui il est sorti, dans les membres duquel il était ; déjà il lui parlait lorsqu’il était encore dans le sein maternel. La récompense principale, c’est une vie saine, longue et heureuse : C’est ainsi que tu acquerras la santé du corps, l’approbation du roi en toute circonstance, et que tu prolongeras ta vie jusqu’à cent dix ans.