Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVII

 

 

DE 1703 A 1607 Av. J.-C. - Le Nouvel-Empire. - Dix-huitième dynastie (1703-1678). - Confédération des Asiatiques. - L’Alphabet. - Ahmès Ier. - Pharaons-dieux. - Les bijoux de la reine Aah-Hotep. - Amenhotep Ier (1678-1665). - Civilisation thébaine. - Féodalité militaire. - Thoutmès Ier (1665-1644). - Rotennou et Khétas. - Thoutmès II (1644-1622). - La régente Hatasou. - Expédition au pays de Pount. - Thoutmès III : régence d’Hatasou continuée (1622-1607).

 

DE même que l’invasion des Asiatiques avait provoqué l’unité égyptienne, préparé l’avènement du pharaon libérateur Ahmès Ier, ainsi les Asiatiques expulsés avaient ressenti la nécessité de s’unir, de se confédérer, pour résister aux attaques probables des Égyptiens. Au contact de l’Égypte, les Syriens avaient acquis des connaissances nouvelles, notamment l’art de gouverner royalement, d’entretenir et d’instruire une armée, d’écrire surtout. Ce furent les Asiatiques de la côte syrienne, ces Phéniciens de l’avenir, qui, pense-t-on, choisirent parmi les hiéroglyphes les vingt-deux signes dont se compose notre alphabet.

Le vainqueur des Asiatiques les poursuivit hors de l’Égypte, en Syrie, leur infligeant de rudes humiliations. Victorieux, fort, le pharaon Ahmès se montra plein de mansuétude, ne songeant pas à tourmenter les étrangers qui, venus avec les envahisseurs, s’étaient installés le long du Nil. Les Pasteurs proprement dits, les Hyksos, restèrent en nombre dans le delta, aux environs du lac Menzaleh ; les Israélites conservèrent la terre de Gessen, qui leur avait été en quelque sorte attribuée.

Toute l’ardeur du souverain national se voua, semble-t-il, au relèvement des ruines qui couvraient l’Égypte. Ce n’est pas que les Pasteurs eussent détruit des monuments ou saccagé des villes. L’incertitude de la paix, le découragement, la crainte, avaient paralysé l’activité ordinaire des Égyptiens ; et lorsque l’Égypte du nord fut délivrée, les temples délaissés et les villes, dont les maisons étaient toutes faites de briques crues, s’effondraient. Ahmès fit restaurer la demeure d’Ammon à Karnak, entreprit le relèvement de la demeure de Phtah à Memphis, ordonna l’édification de plusieurs temples nouveaux. Les carrières de Tourah et de Massarah reçurent de nombreux ouvriers, pour l’extraction des pierres. Le camp d’Avaris fut détruit complètement, et la forteresse de Tsal fut bâtie, menaçant tout projet d’invasion nouvelle. La capitale des rois pasteurs, Tanis, abandonnée, disparut de l’histoire. Les guerriers pasteurs qui avaient disputé l’Égypte à Ahmès, et qu’il avait battus en Syrie, ramenés comme prisonniers en Égypte, y furent employés au travail des carrières, à la reconstruction des monuments. Parmi les Asiatiques restés dans le pays, Syriens et Israélites, un bon nombre, considérés comme esclaves, traités comme tels, furent également utilisés par le pharaon.

Ahmès s’appliqua surtout à réorganiser l’administration égyptienne, à imposer sa royauté. Les grands vassaux qui l’avaient loyalement servi, avec lesquels il avait combattu pour la délivrance de l’Égypte, conservèrent leur titre de souten, roi ; mais ils ne furent plus que des gouverneurs héréditaires. Il se tourna ensuite vers le sud, pour replacer toutes les Égyptes sous son unique domination. Voulant que les Éthiopiens devinssent des sujets de la monarchie unifiée, il épousa l’Éthiopienne Nowertari, toute noire. L’horreur des Asiatiques faisait aimer les Nègres.

Un développement considérable de civilisation fut le résultat rapide de la politique du grand Ahmès Ier, très égyptienne, très nationale, mais influencée par l’Asie encore, et fortement, au moins dans ses manifestations extérieures. Le pharaon très brave et très sage qui venait de rendre l’Égypte à elle-même n’eut pas l’idée d’en chasser les exploiteurs d’origine asiatique qui l’infestaient, courtisans, scribes et prêtres. Sa cour fut pleinement asiatique, avec des serviteurs nombreux lui rendant les honneurs divins. L’un des prédécesseurs immédiats d’Ahmès Ier, un pharaon de la dynastie thébaine, Kamès, est représenté sur un monument, debout, casqué, tenant à sa main la croix ansée, avec l’allure d’un dieu insolent ; Ahmès Ier, roi libérateur, fut nettement divinisé.

Dans l’histoire des arts, le règne d’Ahmès Ier tient une large place, grâce aux merveilleux bijoux que le pharaon fit exécuter pour sa mère Aah-Hotep, femme d’un roi obscur de la XVIIe dynastie, nommé Kamès. L’influence asiatique est telle à cette époque, que cette reine, femme et mère de pharaon, morte, est momifiée, mise dans un sarcophage avec ses bijoux, simplement enterrée dans le sable, sans aucun monument. Du temps de l’Ancien-Empire aucun Égyptien n’eût osé commettre un pareil sacrilège. Le mépris de la mort, le dédain du cadavre, l’incertitude de l’au delà, sont une innovation.

Amenhotep Ier, qui succède à son père Ahmès, et qui est le fils de la reine noire Nowertari, continue la politique paternelle. Il entend conserver les Éthiopiens comme des sujets ; il n’hésite pas à marcher au sud avec une armée, pour soumettre les Nubiens qui s’agitent. En défensive prudente au nord, en offensive heureuse au sud, Amenhotep Ier consolide l’œuvre nationale d’Ahmès, qu’il étend au moins jusqu’à Napata, en face de Souakin, en pleine Éthiopie, colonisant le Nil sur toute sa longueur. Sa femme — Nofré-Ari — était probablement Éthiopienne, comme la mère du souverain. Son nom figure dans les litanies royales des papyrus ; elle est presque toujours associée aux honneurs rendus au pharaon. Elle est dite engendrée de la lune, tutrice des deux Égyptes, de la région d’en haut et de la région d’en bas, royale épouse d’Ammon. Le pharaon Amenhotep Ier prend le nom du dieu de Thèbes ; son image figure parmi celles des divinités ; sur les autels, il reçoit, en même temps qu’Osiris, les offrandes rituelles de fruits et de fleurs. Son nom et celui de la reine Nofré-Arj sont introduits dans les actes d’adoration. Ces flagorneries, pour le malheur de l’Égypte, maintiennent à la cour, et dans les temples, les prêtres et les courtisans, conservateurs de l’esprit asiatique.

La civilisation thébaine se répandait en Égypte, de la mer Méditerranée à Napata. Cette civilisation, très égyptienne, régulière, ordonnée, calme, avait cependant une tendance au militarisme. Le souvenir de la grande victoire d’Ahmès sur les Asiatiques du camp d’Avaris, la prépondérance rendue à Thèbes par ce coup de force, les faveurs accordées sans doute par le souverain aux princes vassaux qui lui avaient obéi, faisaient que dans toute la vallée du Nil l’idée de la guerre pour la guerre ne révoltait plus les esprits. Les grands vassaux, se protégeant, avaient des contingents armés, bien instruits, et les pharaons, de leur côté, par précaution contre leurs vassaux, s’étaient entourés d’une troupe de garde. Chaque temple avait également ses soldats. L’expédition contre les Asiatiques venait de donner de la cohésion à cette féodalité guerrière, et le pharaon pouvait craindre que par la dispersion des contingents et la formation nouvelle des principautés indépendantes, l’unité royale, obtenue par de si grands efforts, ne disparût encore une fois.

Thoutmès Ier venait à peine de succéder à Amenhotep Ier, qu’une expédition vigoureuse en Éthiopie faisait valoir ses qualités guerrières personnelles. Victorieux, il traça les frontières du sud à l’extrémité de la Nubie, et se tourna vers l’Asie, qu’il voulait battre plutôt que conquérir. L’ensemble du pays à l’orient du delta se nommait Khar, Shar, — d’où vint le mot Sar, Sir, Syrie. — La désignation du peuple occupant la Syrie, les vastes plaines s’étendant de la terre de Chanaan jusqu’en Mésopotamie, n’était pas encore absolument fixée. Les Asiatiques ignobles échappaient, par leur organisation variable, à toute classification.

Au moment de Thoutmès Ier, lorsque pour la première fois un pur esprit belliqueux pousse les troupes égyptiennes vers l’Asie, une agglomération de peuples divers tient tout le pays à l’orient de la Palestine, jusqu’en Mésopotamie. Les hiéroglyphes désignent ce groupe sous le nom de Rotennou, Routennou, ou Retennou. On avait cru que ces Rotennou occupaient alors toute l’Assyrie, avec Babylone et Ninive. Non, la Mésopotamie, avec ses villes déjà puissantes, appartenait aux Assyriens ; mais ces Assyriens étaient alliés aux Rotennou, faisaient partie de la grande alliance. Les vrais Rotennou, c’étaient les Araméens du nord de la Syrie, dont la supériorité s’imposait aux peuples confédérés, les dominant. La défaite des Pasteurs, et leur expulsion d’Égypte surtout, avaient épouvanté toutes les tribus asiatiques ; une immense confédération défensive s’était aussitôt formée, dans laquelle les Assyriens encore imparfaitement constitués durent entrer forcément. Cette confédération, très nombreuse, fut-elle pour Thoutmès Ier une inquiétude, et le retour possible des Asiatiques explique-t-il seul l’attitude guerrière du pharaon ?

Thoutmès quitta l’Égypte avec son armée, — celle qui venait de soumettre les Éthiopiens, — prit tout le pays de Chanaan, traversa le désert de Syrie jusqu’au nord, battit les Rotennou en pleine Mésopotamie. Ayant ainsi montré sa force, il revint en Égypte, ordonnant, ainsi qu’il l’avait fait en Éthiopie, que des stèles commémoratives fussent dressées au sud de l’Euphrate pour perpétuer le souvenir de sa victoire. Il fallait que le pharaon méprisât bien profondément ses ennemis, pour s’imaginer que ces pierres plates, témoignages de sa gloire, seraient respectées. Thoutmès revint en Égypte sans rien conserver de sa conquête, satisfait d’avoir étalé sa puissance, ayant tracé la route militaire par laquelle les armées égyptiennes iraient désormais imposer la paix aux Asiatiques remuants, aux ignobles Rotennou.

Parmi les Rotennou, qui désignaient l’ensemble des Asiatiques vaincus par Thoutmès Ier, les Égyptiens distinguaient déjà un groupe, une tribu spéciale, importante, qui occupait une partie de la Syrie septentrionale : les Hatti, ou Khétas.

Pendant qu’il vivait, Thoutmès Ier associa sa fille Hatasou, — Hatshepou, — au gouvernement de l’Égypte, la donnant comme femme, suivant l’usage, à son jeune fils, qui fut Thoutmès II. Lorsque Thoutmès II succéda à son père, des mouvements de révolte se produisirent en Éthiopie, et quelques tribus asiatiques, impatientées, se soulevèrent. Le nouveau pharaon dut immédiatement frapper de ses armes les Éthiopiens et les Syriens. Ce ne furent que de rapides expéditions, semble-t-il, et dont le pharaon n’eut pas à s’enorgueillir. L’Éthiopie vaincue tomba dans une vice-royauté qui s’étendit de la deuxième cataracte aux montagnes d’Abyssinie. Le prince héritier du pharaon régnant fut le vice-roi traditionnel de cette partie de l’empire, qu’il devait gouverner avec le titre de prince de Kousch. Ce gouvernement ne fut pas toujours effectif ; le plus souvent, le vice-roi, demeurant à la cour, près de son père, délégua ses pouvoirs à un mandataire spécial.

La femme de Thoutmès II, la reine Hatasou, tenait de sa mère Ahmès et de sa grand’mère Ahmès Nowertari des droits que la tradition égyptienne considérait comme supérieurs à ceux de son mari régnant. Elle représentait plus directement que le pharaon, aux yeux du peuple, l’antique race pharaonique. Lorsque Thoutmès II mourut sans fils, laissant le sceptre à son jeune frère, la reine Hatasou prit résolument le pouvoir comme régente, et l’histoire de l’Égypte reçut de son gouvernement énergique, audacieux, un très grand éclat. Depuis les Pasteurs, l’idée d’empire, essentiellement asiatique, dominait la politique des souverains égyptiens. Ils ne rêvaient pas de conquêtes définitives, d’annexions violentes ; mais ils eussent voulu que tout autour de l’Égypte les populations se reconnussent comme liées au pouvoir pharaonique. Un peu de convoitise et beaucoup de curiosité s’adjoignirent à ce sentiment dans l’esprit de la régente Hatasou ; et elle ne résista pas à sa passion.

Au sud de l’Égypte, vers le Haut-Nil, tout ce qu’il était possible de désirer, humainement, avait été réalisé : l’Éthiopie faisait partie du vice-royaume de Kousch, appartenait bien à l’Empire ; — au nord, la grande verte, la mer Méditerranée, était une frontière définitive ; — à l’est, les Asiatiques, ayant senti le poids des armes égyptiennes, se tenaient en crainte ; — à l’ouest, il y avait l’inconnu, cette montagne de l’occident au delà de laquelle on avait placé l’amenti, l’enfer ténébreux, le mystère. — Mais, du sud-est, et par la route reliant Thèbes à Coptos et à Qocêyr, par la vallée de Hammamât, arrivaient des merveilles, qu’apportaient des barques de la mer Rouge, venant du sud. Cette riche terre, d’où les Thébains recevaient des aromates, de l’encens, des bois et des pierres précieuses, cette région où naissait le soleil chaque matin, la reine Hatasou voulait la connaître. Vaguement, on savait qu’il existait, de l’autre côté de la mer Rouge, un pays de Pount que le ciel favorisait, et que ce pays de Pount appartenait au To-nouter, à la Terre divine. C’est vers le soleil que veut aller Hatasou, s’imaginant que toutes les richesses dont Thèbes se réjouit sont l’œuvre matérielle de l’astre ardent. Cette tentation est la même qu’éprouvèrent les Aryas de l’Inde védique marchant vers l’est ; mais avec cette différence, qu’ici l’Égyptien curieux est mû par sa convoitise, tandis que l’Arya du Pendjâb, mal à l’aise dans son pays d’origine devenu trop étroit, trompé par les brahmanes, devient guerrier et conquérant alors qu’il ne voulait être qu’un émigrant pacifique.

La régente Hatasou veut connaître le pays de Pount, la terre divine, les échelles de l’encens. Avec solennité, elle se rend au temple d’Ammon, et les Égyptiens apprennent qu’Ammon lui-même, en personne, conseille l’expédition à la régente. J’entendis un ordre dans le sanctuaire, un conseil du dieu lui-même. Cette intervention de la divinité parlante, justifiant la volonté royale aux oreilles du peuple, est une innovation que l’effronterie asiatique seule put concevoir, car elle répond à deux buts également hypocrites : plaire au monarque en sanctionnant son despotisme au nom de Dieu ; faire du prêtre parlant au nom du dieu le maître du monarque. Les inscriptions égyptiennes donnent souvent des conversations entre hommes et dieux ; ici il y a plus, il y a mieux : Ammon donne l’ordre à Hatasou, positivement, d’exécuter le grand désir.

La régente fit aussitôt construire une flotte de guerre, cinq grands navires, qu’elle conduisit elle-même au sud de la mer Rouge, au pays de Pount. Le débarquement des troupes se fit sans combat ; et la régente en fut à ce point heureuse, qu’elle arrêta l’expédition, renonçant à aller jusqu’aux extrémités, inconnues d’ailleurs, de la terre divine, du To-nouter. Elle trouva aux échelles de l’encens une quantité de produits admirables, venus de l’Inde, de la Chaldée, de l’Arabie, et elle rapporta à Thèbes, avec ce butin facilement obtenu, des plantes aromatiques de diverses espèces qu’elle espérait acclimater dans ses jardins.

Le pays de Pount, où qu’il fut, était certainement l’entrepôt des marchandises qui s’échangeaient entre les Thébains, par le port de Coptos sur la mer Rouge, les Indiens, par les ports du Dekkan, les Assyriens, par le golfe Persique, les Asiatiques des bords de la Méditerranée, par le golfe d’Akaba et la vallée du Jourdain. Existait-il un port spécial où s’entreposaient ces produits ? Il est probable que les intermédiaires, Chaldéens sans doute, n’avaient pas encore adopté un « port », et que non seulement ces entrepôts s’échelonnaient le long de la côte orientale de la mer Rouge, mais encore le long de la côte occidentale de cette mer. La désignation générale de pays de Pount s’appliquerait donc aux deux côtes ; comprendrait, avec la pointe méridionale de la péninsule arabique, l’Yemen et l’Hadramaut, toute la pointe africaine s’avançant au nord-est dans l’océan Indien, formant le golfe d’Aden, soit le pays des Somalis. L’absence d’un port spécial, d’un point déterminé d’entrepôt, est presque démontrée par ce fait, que la régente opéra son débarquement non pas dans une ville ou proche d’une ville, mais sur le rivage d’un territoire boisé.

Revenue à Thèbes, la régente Hatasou choisit un emplacement dans la vallée de l’Assassif, pour y édifier un temple sur les murs duquel d’habiles sculpteurs devaient immortaliser le souvenir de la conquête. Dans la plaine de Thèbes, au fond d’un cirque naturel que dominent de hautes roches, en falaises, fut commencé le temple de Deir-el-Bahari, pour la gloire de la régente Hatasou. Une avenue de sphinx précédait le temple, avec de larges rampes d’accès. L’entrée, flanquée de deux obélisques, menait à des cours successives, graduellement étagées. Sur les parois de ce temple, la régente fit sculpter la représentation de son départ, de son voyage, de son triomphe ; et c’est, en même temps qu’une grande page d’histoire, une intéressante œuvre d’art.

La flotte, sortie, navigue sur des eaux vertes qu’animent, allant et venant, nullement effarouchés, des poissons de toutes sortes, bien vus, bien mouvementés. Les barques, à la poupe relevée, verticale, de fer peut-être, à la proue gracieuse dessinant un lotus épanoui, sont menées par trente rameurs vigoureux que commande un officier attentif. Le débarquement s’opère sur une plage boisée ; on voit la flotte comme échouée, amarrée à des troncs d’arbres. Des chaloupes légères portent à terre les soldats et les provisions. La victoire succède au débarquement. Un officier égyptien, se tenant debout devant l’armée rangée en bataille, reçoit du chef du pays, vaincu, les hommages et le butin dus aux vainqueurs. Ce sont des singes, des girafes, des bœufs, des ballots soigneusement liés avec des cordes, des arbres dont les racines sont dans des couffes pleines de terre, des peaux de bêtes, des jarres, des dents d’éléphants, des billots d’un bois précieux, des armes, — arcs, traits et casse-tête, — des tas de fruits rouges, des sacs de pierres rares, des anneaux d’or et d’argent.

Le chef du pays de Pount, qui s’est avancé, dont la peau est d’un rouge brun, est vêtu d’un morceau d’étoffe ceignant ses reins, tombant en double pointe devant ses cuisses ; à sa ceinture est un poignard. Son attitude est suppliante. Ses serviteurs, d’un brun foncé, sont presque noirs. Sa femme, qui le suit, presque nue, est à peine couverte d’une toile jaunâtre, s’arrêtant aux genoux, dessinant la proéminence d’une obésité maladive, d’un bassin caractéristique, projeté en arrière, difforme, lourd. Sa peau, ravagée d’une sorte de lèpre, soutient mal des masses de chairs molles, tombantes. Cette reine grotesque, repoussante, a les traits réguliers, quasi virils ; elle porte, avec une certaine coquetterie, une chevelure épaisse, soignée, liée proprement, tombant en large tresse sur la nuque. Des disques enfilés forment un beau collier sur sa grasse poitrine.

Des prisonniers se prosternent devant la régente Hatasou, et des indigènes viennent ensuite, menant au licol des ânes chargés, des fauves et des singes. La reine du pays de Pount, par ses difformités, serait plutôt Africaine ; ses serviteurs, s’ils représentent la race du pays, caractériseraient l’indigène par des épaules énormes, un cou court, des hanches plates, un pied long et solide, un aspect trapu. Un simple morceau d’étoffe noué aux reins est tout le vêtement de cet homme de Pount ; il porte des boucles aux oreilles, une enfilade de grosses perles au cou ; sa barbe, rasée, n’est qu’une touffe épointée au menton, assez longue ; son œil est vif, bien ouvert ; sa bouche est lippue.

Le tableau triomphal représente l’armée victorieuse entrant dans Thèbes, enseignes déployées, au son des trompettes, d’un pas que règlent les tambours. La troupe est divisée en deux. La première division, qualifiée de troupe d’Ammon, précédée de musiciens et de danseuses, est suivie de valets menant des panthères. La régente offre son butin à Ammon, dirige en personne le sacrifice royal, gouverne avec autorité, pleinement, et comme sans s’occuper du souverain réel, qui était un enfant et mourut vite.

La régente conserva la plénitude du pouvoir pendant les quinze premières années du règne de son second frère Thoutmès III. Elle sut tenir en obéissance le sud et le nord de l’Égypte, percevoir avec régularité le tribut imposé aux Asiatiques, aux Rotennou, développer le grand art égyptien dans des traditions respectées, édifier des monuments superbes, et notamment les obélisques de Karnak, gigantesques, mesurant trente mètres de hauteur, monolithes de granit extraits des carrières d’Assouan, gravés et dressés en sept mois, pesant trois cent soixante-dix mille kilogrammes. Le pyramidion qui couronnait ces obélisques était fait avec l’or enlevé aux chefs des nations. La régente Hatasou se qualifiait de fille chérie d’Ammon, de roi souverain du monde, de soleil dévoué à la vérité ; elle se fit représenter sous la figure d’un lion.