Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

DE 5000 A 3064 Av. J.-C. - Civilisation de l’Ancien-Empire. - Fêtes. - Réunions. - Armée. - Société. - Agrandissement des domaines et accroissement des villes. - Emploi du fer. - Navigation. - Transports. - Commerce. - Importation du dieu Bès. - Morale. - Bibliothèques. - Philosophie. - Cosmographie. - Astronomie. - Les années. - Le corps et l’âme. - Fin de l’Ancien-Empire.

 

JOUISSANT de nombreux loisirs, les Égyptiens de l’Ancien-Empire avaient institué des fêtes qui se célébraient avec une certaine ostentation. Les principales étaient le premier et le seizième jour du mois, le premier jour de l’année civile, le premier jour de l’année sacrée et le premier jour de chaque saison. Ces fêtes intéressaient la population tout entière. Chaque famille avait, en outre, ses fêtes spéciales, commémoratives, parmi lesquelles, et obligatoires, se distinguait, autant par son caractère que par son universalité, la fête de la réunion des parents d’un mort, dans la mastaba. Ce culte spécial se perpétuant, de génération en génération, les fêtes funèbres devaient absorber une grande partie de l’année. D’autre part, les mariages augmentant les familles, ces réunions devenaient de plus en plus nombreuses, et le repas sacré finissait par exiger de véritables hécatombes de bêtes. Ces assemblées modifiaient peu à peu la vie sociale des Égyptiens, en groupant des hommes qui échangeaient leurs vues, formulaient leurs plaintes, exerçaient une influence.

Déjà les pharaons avaient dû, soit pour maintenir leur autorité gouvernementale, soit pour se procurer des avantages matériels, soit enfin pour se défendre contre des convoitises avouées, occuper militairement des points stratégiques, infliger des défaites éclatantes à des ennemis organisés. L’Égypte a donc, dès cette époque, ses stratèges, ses intendants militaires, ses généraux, ses capitaines et ses soldats ; mais, la guerre étant terminée, il semble que l’armée était comme dissoute, et que chacun reprenait, bien qu’en conservant son titre, ses occupations civiles antérieures, dans l’ensemble de la société. Le guerrier proprement dit, l’homme voué au combat, ne sachant pas autre chose que la bataille, type déterminé du groupe social, n’existe pas ; il n’est pas représenté une seule fois sur les monuments. Pour l’Égyptien de l’Ancien-Empire, la guerre n’est qu’un accident.

La manie d’ordre administratif et de prévoyance inquiète qui caractérise l’Égyptien, l’enrichit vite ; les domaines, continuellement augmentés, deviennent de plus en plus grands ; les fermes s’étendent, les troupeaux s’accroissent, de grandes portions du territoire finissent par appartenir à un même individu. La bande de terre exploitable, habitable, qui se trouve de chaque côté du Nil étant relativement étroite, les possesseurs des petits domaines englobés dans des domaines plus grands, ne peuvent guère se créer une nouvelle propriété ; renonçant en quelque sorte à la vie rurale, ces expropriés vont aux villes, qui s’agrandissent ainsi proportionnellement à l’augmentation superficielle des domaines unifiés. Vers la IVe dynastie les villes sont déjà très peuplées, et il y a des domaines qui sont comme de véritables petits royaumes.

Les grands domaines s’accroissaient de deux façons par la munificence royale récompensant un serviteur et par héritages réguliers. Le droit de tester était absolu sur les bords du Nil. Par testament, le défunt assignait quelquefois une partie de ses domaines à la production des offrandes qui devaient être apportées dans son mastaba. L’aroure était l’unité de mesure qui servait à partager les héritages, à délimiter les propriétés ; car il existait un cadastre.

Bien que se suffisant à lui-même au point de vue de la vie matérielle, l’Égyptien ne tarda pas à jeter un regard au delà de sa longue vallée, de ses frontières naturelles ; non point avec un désir de conquête, mais pour se procurer des matières qu’il ne rencontrait pas chez lui. Remonter le Nil pour trouver, au Sud, les basaltes et les granits indestructibles des monuments funéraires, était chose simple, d’autant que le Sud, comme de lui-même, descendait le fleuve, venait au Nord avec facilité ; irais, soit pour travailler ces pierres, soit pur se procurer des métaux d’ornement, les Égyptiens devaient aller vers l’Est, au Sinaï par exemple, où gisaient des mines de cuivre ; en Syrie, d’où l’on tirait le fer ; à l’Orient asiatique, d’où provenait, alors, l’étain indispensable à la composition du bronze. Les charpentiers et les menuisiers qui sont si souvent représentés sur les tableaux de l’Ancien-Empire, travaillant, se servent d’outils divers, et surtout de haches parfaitement indiquées. Tantôt ces haches sont coloriées en noir, tantôt en rouge, tantôt en bleu ; on a pensé que ces colorations distinguaient des outils en silex, en cuivre, en fer ? Sans l’emploi du fer, on ne comprendrait pas comment l’auteur de la statue de Chéphren aurait pu tailler la roche plus dure que le porphyre qu’il mit en œuvre. On a trouvé d’ailleurs un morceau de barre de fer dans les maçonneries de la grande pyramide de Gizeh.

On a souvent remarqué la crainte superstitieuse qu’inspirait aux Égyptiens l’emploi du fer. C’est avec une arme de fer que Set avait frappé de mort, et avait ensuite dépecé Osiris ; la rouille était considérée comme le sang de la victime. Pour tailler les calcaires et les grès, les ouvriers se servaient de lourds marteaux de bois, et cela dès les commencements du Nouvel-Empire ; des coins de bois servirent également, plus tard, à détacher, dans les carrières, les blocs de granit monolithes, à forme pyramidale très allongée, et qui seront des obélisques. Mais pour creuser les entailles recevant les coins de bois, pouvait-on ne pas employer le fer ? L’oxydation puissante des bords du Nil a dû détruire ces outils. Les objets de bronze des premiers temps pharaoniques nous ont été seuls conservés.

Le bronze, par l’étain qui servit à sa composition, témoigne de relations extérieures, suivies, et s’étendant au moins jusqu’au Caucase. De véritables caravanes, traversant l’Asie antérieure encore sauvage, allaient prendre le métal précieux. Ouna, sous Papi Ier, en faisant tracer une route de Coptos à la mer Rouge, affirme l’existence des relations commerciales de l’Égypte avec l’Orient ; il est probable que des marins naviguaient sur la mer Rouge, déjà.

La navigation du Nil était très développée sous les premiers pharaons. C’est avec une véritable flotte qu’Ouna va chercher au sud le granit des sarcophages royaux, et les transporte. Les tableaux funéraires nous donnent des modèles de barques. Les unes sont toutes faites de planches courtes, épaisses, en bois d’acacia, sortes de briques superposées donnant au navire l’aspect d’un monument bâti ; les joints étaient calfatés avec de l’étoupe. — Un texte illustré fait parler ainsi un passant à un calfat : C’est bon ce que vous faites là, pour que le plancher du fond ne laisse point passer l’eau. — D’autres barques, d’ajoncs et roseaux bien liés, très légères, pouvaient être transportées à bras d’homme au delà des cataractes. Des rameurs, sur trois, quatre, ou cinq rangs, manœuvraient à la voix du pagayeur placé à l’arrière. Les voiles de cette époque étaient carrées. Quand l’air était calme, ou lorsque les rameurs étaient las, on remorquait la flottille à la corde. Des chalands plats, sorte de radeaux, recevaient les matières lourdes ou encombrantes destinées à l’édification des monuments. Lorsque ces chalands, chargés, étaient arrivés au droit de l’emplacement désigné pour la construction de l’édifice, on les amenait à terre avec leur chargement, on les plaçait sur des rouleaux mobiles, et des escouades d’Égyptiens, venus avec des cordes, s’attelant en grappes, les tiraient jusqu’à pied d’œuvre, sur une route bâtie exprès, ou par le moyen de plans inclinés, à longue pente.

Par les barques du Nil, et par les caravanes, les Égyptiens se procuraient des « marchandises » étrangères qui s’échangeaient contre les produits du pays. Voici de la liqueur douce, dit un Égyptien représenté sur un tableau, s’adressant à un cordonnier, qui répond : Voici des sandales, donne-moi en échange ta liqueur. Un autre achète un collier, un chasse-mouches, un éventail, en donnant des concombres, des poissons, des oignons et du blé. En outre du fer et de l’étain, des figurations ornant les tombes de l’Ancien-Empire témoignent des échanges qui se pratiquaient régulièrement entre Égyptiens et étrangers. La statuaire prouve, d’ailleurs, qu’à cette époque, il y avait en Égypte, sur les bords du Nil, des Africains et des Asiatiques mélangés. La présence de ces étrangers n’inquiétait pas l’Égyptien. Ils devaient avoir, cependant, une grande influence sur le développement de la civilisation égyptienne.

Les peintures des premiers tombeaux se caractérisent par l’absence de toute religiosité, de toute représentation divine. Voici que vers la VIe dynastie, apparaît un type bizarre, grotesque, un nain aux jambes courtes et torses, au ventre ballonné, aux muscles puissants, à la barbe large symétriquement frisée en rouleaux, aux oreilles bestiales, velues, et tirant la langue dans une grimace. Le panthéon égyptien, plus tard, acceptera cette divinité, sans dire si l’Égypte la reçut de l’Arabie, du pays de Pount ou de Phénicie. Sous l’Ancien-Empire, ce futur dieu Bès n’est encore qu’une curiosité dont les artistes s’emparent, dont ils sculptent l’étrangeté au manche d’un miroir. Accueilli comme une personnalité singulière, Bès finira par s’imposer, et bien qu’en riant on l’ait affublé de la peau de panthère que portent les fonctionnaires attachés au service des temples, ce nain ridicule ne sera bientôt qu’un original ; les Nègres, qui croient en lui, transfuseront leur croyance dans le cerveau de l’Égyptien. Bès fut peut-être la première divinité égyptienne ? le premier personnage redouté dans son étrange mystère ? Quand Osiris, l’être excellent tué par Set ou Typhon, deviendra dieu, Bès sera l’image de son meurtrier, le dieu mauvais, redoutable, craint, et par conséquent adoré.

Mais la civilisation égyptienne n’en est pas encore à sa période de terreur. Sa morale n’est pas d’origine céleste, et ce n’est point par l’ordre des dieux que l’Égyptien aime la sincérité, la justice et la bienveillance, respecte la vie d’autrui, pratique la charité, honore son père et sa mère, est doux à ses serviteurs, a l’horreur du mensonge, de la flatterie et de la calomnie. Les contrastes de la destinée humaine ne l’aigrissent point ; il sait que les hommes, au fond, se valent, sont égaux, et que si les circonstances font des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des maîtres et des serviteurs, d’autres circonstances abaisseront les grands et relèveront les petits ; qu’en somme, l’être humain, très noble, est unique. Pendant qu’un sculpteur de génie taille dans un bloc la statue d’un pharaon, Chéphren, un autre immortalise un cuisinier nommé Nem-Hotep. Et ce contemporain du pharaon pour qui fut érigée la grande pyramide, aura un magnifique tombeau à Saqqarah.

L’art d’alors, essentiellement égalitaire, témoigne des sentiments élevés des Égyptiens. Le pharaon a, sur cette terre, une mission différente de celle du fondeur à son creuset ; ruais ce sont deux hommes que leurs occupations diversifient et non des êtres appartenant à deux classes différentes. Cela est si vrai, que le peintre ou le sculpteur de ce temps appelé à représenter un Égyptien, n’a, pour dire à l’avenir ce qu’était son modèle, au point de vue social, que la ressource d’un emblème explicatif : le sceptre caractérise le souverain ; le bâton, le maître ; la peau de panthère, le prêtre ; l’écritoire, le scribe. Supprimer ces emblèmes, c’est rejeter aussitôt les quatre individualités dans la grande égalité humaine.

Pour l’Égyptien de l’Ancien-Empire, les destinées de l’homme ne sont pas l’œuvre d’un caprice mystérieux ; elles répondent à des nécessités universelles ; il faut en accepter les conditions. Ce n’est pas du fatalisme, car l’Égyptien ne manque pas de travailler à l’amélioration de son destin ; c’est de la résignation sage, avec la conception de l’inutilité des impatiences et le respect de la nature dans son ensemble admirablement coordonné. La destinée la plus cruelle de l’humanité, celle qui arme les hommes contre les hommes, les hommes contre les bêtes, n’émeut pas davantage l’Égyptien. Un artiste qui eût à représenter une grande chasse sur les parois d’une tombe à Saqqarah, développa son idée philosophique : sur le même panneau, un homme poursuit une bête, un lion attaque un bœuf sauvage, un hérisson sort de son trou pour saisir un lézard. La vie est comme une grande chasse justifiée.

La destruction, par le temps et par les hommes, des bibliothèques, des maisons de livres que les Égyptiens de l’Ancien-Empire possédaient, ne permet malheureusement pas de connaître toute la philosophie de cette époque. Ces bibliothèques étaient probablement formées de Rituels réglementant le service des temples, les cérémonies funéraires ; de Traités de géométrie, de médecine, d’astronomie ; de Manuels de philosophie et de morale. Les premiers pharaons se hantaient de leur science et de leur littérature. Téta se disait médecin et Ati scribe. Avant Ménès, Thoth aurait été un grand écrivain ?

Un papyrus de la XIIe dynastie nous a conservé des fragments d’une œuvre philosophique appartenant à l’Ancien-Empire. Le philosophe donne plutôt des conseils qu’il n’expose un système. D’après cette philosophie, la science est utile, parce qu’elle donne la connaissance du bien ; la douceur est bonne, parce qu’elle procure la tranquillité. C’est par les vieillards étalant leur expérience que les jeunes doivent être instruits ; l’observation de l’homme doit être l’occupation principale du chercheur. Reconnaître ses propres imperfections, pour les corriger ; constater les perfections d’autrui, dans le passé et dans le présent, pour se les approprier ; réagir contre les défaillances, se défier de ses passions et de ses habitudes, résister aux mauvaises tentations, telle est le mode d’amélioration qui conduira l’homme dans le chemin de l’éternité glorieuse.

Parmi les livres de l’Ancien-Empire, plusieurs traitaient de l’art de guérir. Des papyrus de dynasties postérieures ne laissent aucun doute sur l’origine des fragments qu’ils reproduisent, bien qu’en les modifiant. Le respect des morts interdisait aux Égyptiens toute recherche pratique, par la dissection, des effets de la maladie ; et comme ils croyaient à une seconde existence semblable à la première, par l’entière reviviscence du corps, ils ne devaient pas croire à la maladie résultant d’une altération des tissus. Le malade, pour eux, était un homme subissant une mauvaise influence ; et c’est pourquoi ils ne cherchaient à combattre le mal que par des moyens empiriques. La vie, pour l’Égyptien, c’était le souffle ; ils confondaient le poumon et le cœur. C’est par le cœur, dira le traité de Phtah-Hotep, que l’homme est maîtrisé ; le cœur est le maître absolu de l’homme. Les médecins vivaient en pleine liberté, ne venant chez le malade que lorsqu’on les appelait.

L’existence d’un cadastre, l’exécution du partage des propriétés ordonné par testament, l’affectation d’une portion des domaines agricoles à des redevances perpétuelles, impliquent des connaissances géométriques assez étendues ; sans parler de l’architecture pharaonique exigeant le mesurage exact des surfaces, le calcul précis du volume et du poids des corps. Il existait certainement des traités de géométrie pratique.

On a cru pouvoir déduire de certaines indications concordantes, que les Égyptiens assimilaient la terre aux planètes et lui attribuaient un mouvement de translation analogue à celui de Mars ou de Jupiter. Se préoccupaient-ils vraiment de la terre ? Et concevaient-ils, au delà des chaînes libyque et arabique, des terres semblables à la leur, très étendues ? La nier Méditerranée ne leur apparaissait-elle pas comme une fin, au nord ? Et vers le sud, s’imaginaient-ils tout un continent ? Les pharaons, les scribes, les prophètes, oui ; mais le peuple ! En plaçant l’amenti, le lieu de la seconde existence, à l’ouest, les Égyptiens dénonçaient, par ce fait même, leur ignorance de la géographie occidentale. Cet amenti ne se trouvait pas dans un ouest imaginaire, si loin que les bornes de la terre en fussent dépassées ; il était proche, au contraire : c’est en passant la montagne d’Abydos que l’on s’y rendait. L’Égypte suffisait à l’Égyptien ; le Nil, la vallée fécondée par ses eaux, et les deux montagnes limitant cette longue vallée, leur apparaissaient comme une unité, comme un tout, et ils ne regardaient pas au delà de ces horizons fermés.

Le ciel, au contraire, préoccupait beaucoup les Égyptiens, parce que les incidents célestes étaient en corrélation directe, non seulement avec leur existence, mais encore avec les phénomènes du Nil. Pour l’Égyptien de l’Ancien-Empire, le ciel est une immense nappe d’eau, mouvante, coulant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, — océan céleste, nou, — ou fleuve incommensurable, mystérieux. L’atmosphère soutient, ou retient, la masse liquide. Sur cet océan, navigue le soleil, effectuant son voyage quotidien, et la lune, capricieuse, mais avec de la régularité dans ses fantaisies, ne faisant que s’éteindre, que mourir, pour renaître. Les étoiles, c’étaient comme des luminaires, suspendus, — khàbesou, — ou des étincelles voyageuses ? Ceci quant au peuple, car les collèges d’Égyptiens instruits, près des rois, ou dans les temples, savaient questionner le ciel. Les étoiles étaient parfaitement divisées en fixes, qui ne bougent jamais, — akhimou-sekou, — et voyageuses, qui ne reposent jamais, — akhimou-ourdou. A Denderah, à Théni, à Memphis, à Héliopolis, des observateurs signalaient les phases des astres, dressaient les tables de leurs levers et de leurs couchers, les cataloguaient avec soin. Dans les débris venus jusqu’à nous de l’antique astronomie égyptienne, on a cru distinguer l’exacte dénomination des planètes Jupiter, Saturne, Mars, Mercure et Vénus, des Pléiades, des Hyades, etc. L’étoile Sirius était certainement la mieux observée, son lever héliaque coïncidant avec le commencement de l’inondation, inaugurant l’année civile. Toute la chronologie égyptienne se basait sur les incidents de l’étoile Sopt, ou Sirius, la Sothis des Grecs.

La plus ancienne année égyptienne connue se composait de douze mois de trente jours, soit en tout trois cent soixante journées. Trois saisons de quatre mois divisaient l’année : la première, saison des commencements, Shâ, période de l’inondation du Nil ; la seconde, Pro, saison des semailles, hiver ; la troisième, Shemou, saison des moissons, été. Le mois de trente jours comprenait trois décades, ou bien deux demi mois. Le jour et la nuit comptaient chacun douze heures. Le jour, du lever au coucher du soleil, se divisait en trois parties de quatre heures.

L’année de trois cent soixante jours, absolument incorrecte, ne pouvait pas suffire à un peuple qui, par la régularité démonstrative du Nil, et par l’observation des astres, devait arriver à une exacte notion du temps. Cinq jours complémentaires furent ajoutés à l’année ordinaire, et cette année vague fut en coïncidence suffisante avec les phénomènes du Nil. Il y eut un calendrier où cette coïncidence fut annotée, et c’est le plus ancien des monuments astronomiques. Cependant l’adjonction de ces cinq journées ne suffisait pas, l’écart véritable étant de cinq journées et un quart. Les astronomes se contentèrent de leur correction partielle, et il arriva que le lever héliaque de l’étoile Sirius, lequel, correctement, devait coïncider avec le commencement de l’année vraie, fut, chaque année, en retard d’un quart de jour ; ce retard était donc d’un jour entier tous les quatre ans, d’un mois tous les cent vingt ans, d’une année tous les mille quatre cent soixante et un ans. En conséquence, seulement tous les mille quatre cent soixante et un ans, le commencement de l’année vague coïncidait avec le commencement de l’année astronomique ; cette période de temps fut qualifiée de période sothique, du nom de l’étoile Sirius, Sopt, Sothis. Des fêtes extraordinaires célébraient cette coïncidence ; l’on a, de cette manifestation, des traces qui, antérieures aux dynasties de l’Ancien-Empire, appartiennent donc au temps où les Égyptiens étaient les sujets, les serviteurs d’Horus.

L’adjonction des cinq jours en sus, ou épagomènes, est un fait historique précédant l’avènement de Ménès ; mais le calendrier qui rendit publique, et fixée, la notation de cette année astronomique incomplète, ne peut être que postérieur à l’Ancien-Empire. Il n’est guère admissible, en effet, que les Égyptiens de l’Ancien-Empire, si nets, si sincères, si vrais, aient consenti à noter d’une façon définitive une année dont l’incorrection frappait pour ainsi dire chaque année les yeux de tous. Après l’Ancien-Empire, tous scrupules disparaissant, la science, comme la philosophie, comme tout ce qui comportait de la difficulté, du mystère, de l’inconnu, se contentera de l’à peu près, sanctionnera l’incorrection. Il en sera de même des croyances encore nébuleuses de l’Ancien-Empire, qui deviendront des dogmes, et d’un certain nombre d’usages répondant à des idées très simples, et qui prendront le caractère d’une abstraction.

Théoriquement, chaque Égyptien de l’Ancien-Empire, au commencement surtout, voulait être enterré à Abydos, prés du tombeau d’Osiris. La réalisation de ce vœu devint difficile pour ceux qui, habitant Memphis, ou Éléphantine, y mouraient. Alors, on déposait la momie dans la nécropole voisine, et l’ou envoyait à Abydos une stèle votive satisfaisant, au moins symboliquement, au vœu du mort. Mourir, ce fut donc faire le voyage d’Abydos ; et c’était d’Abydos que le défunt devait partir pour se rendre dans l’amenti. Cette locution du voyage à Abydos, complètement inexacte lorsque le corps demeurait à Éléphantine ou à Memphis, surtout lorsque aucune stèle votive n’était envoyée à Abydos, mit bientôt une confusion dans l’esprit des Égyptiens ; ils ne tardèrent pas à se figurer, en acceptant pour vraie la locution traditionnelle, que le mort comprenait deux parties, dont l’une demeurait inerte dans le sarcophage, tandis que l’autre se rendait effectivement à Abydos. Cette autre partie, ce fut celle qui, d’Abydos se rendait à l’amenti, y était jugée, et revivait dans le deuxième séjour. Cette partie qui passait de la tombe à Abydos, d’Abydos à l’amenti, et de l’amenti au deuxième et dernier séjour, se nommait khou, ou ka, et bientôt, cette idée bizarre se solidifiant, les deux parties de l’être humain devinrent incontestables, et ka devint comme une âme ; mais une âme spéciale, sans rapport avec l’âme des Aryas védiques, qui était l’homme vrai dans un corps enveloppe temporaire, ni avec l’âme des Iraniens, qui était un mécanisme.

L’âme des Égyptiens, — le ka, — est un corps, plus subtil peut-être que le corps terrestre, que le premier corps, mais corps réel, visible, palpable, et odorant. Ce corps second, ce double, avait exactement les mêmes besoins que le corps premier ; il fallait l’approvisionner de victuailles et de boissons pour le voyage d’outre-tombe qu’il devait accomplir. C’est pour assurer à ce corps second une enveloppe et des organes, des os et des muscles, que l’on momifiait le corps premier. Cette théorie, absolument illogique, incapable de satisfaire même la raison d’un enfant, n’a rien en soi d’Égyptien ; si elle a été émise en Égypte, et crue, c’est qu’un mystificateur est venu qui, voulant expliquer l’inexplicable, est tombé dans l’absurdité en y entraînant ses auditeurs. Il importe de dire que ces impudences sont postérieures à l’Ancien-Empire.

L’Ancien-Empire possédait des artistes qui sculptaient dans la pierre l’image du mort ; cette image, chef-d’œuvre souvent, immortalisait les traits de l’Égyptien dans son propre tombeau. Plus tard les tombes recevront plusieurs statues ; et plus tard encore, dans les vides du sarcophage, sur le sol, dans la terre qui entoure et presse le cadavre, on jettera des quantités de statuettes. Les Égyptiens en étaient arrivés à pousser jusqu’à l’extrême de l’absurde la théorie du double corps : Le premier corps, momifié, n’étant pas d’une conservation certaine, le double risquait, au jour de l’appel, de ne pas trouver une enveloppe digne de lui ; alors, imitant la nature, un sculpteur taillait dans le bois, ou dans la pierre, moulait en argile durcie, coulait en bronze, un corps indestructible, dont le ka, dont l’âme pouvait s’emparer à défaut du corps vrai détruit ? Or, qui sait ? le corps de pierre lui-même n’étant pas à l’abri d’un accident, il était sage d’en faire exécuter plusieurs, et d’assurer ainsi, par la quantité des corps solides mis à la disposition de l’âme, du ka, la durée de l’être. Ces spéculations, ces théories explicatives, acceptées peut-être par un peuple devenu dédaigneux de tout effort intellectuel, eussent été inacceptables aux Égyptiens de l’Ancien-Empire, qui croyaient simplement, et raisonnablement, à une seconde vie semblable à la première, en un lieu meilleur encore que les bords du Nil, et qui, par l’embaumement, conservaient les corps appelés à revivre, et par les offrandes, assuraient des provisions au voyageur allant vers l’amenti.

Les tombes, monumentales, avec leur salle de réunion ou mastaba, et leur puits menant au caveau bien fermé, et leur sarcophage de granit, opposaient une masse indestructible, un mystère impénétrable, à l’œuvre du temps et de la cupidité. Dans ces tombes, comme dans les temples, des statues reproduisaient non seulement la physionomie, mais encore le corps du défunt, et c’est à ces images des morts, comme si elles étaient les morts eux-mêmes, que s’adressait le cuite des vivants. C’était bien, dans ce cas, en réalité, le double du mort, honoré, comme dans les temples on honorait les statues, les doubles des grands ancêtres, Osiris, Horus, Chéops, Chéphren, etc.

L’idée d’une âme, ou ka, en même temps lumineuse et solide, immatérielle et assujettie à tous les besoins des corps matériels, ne pouvant vivre par elle-même, capable de se contenter, pour le vivifier, d’un corps de bois, de pierre ou de métal, est contradictoire avec la pensée égyptienne de l’Ancien-Empire, se manifestant dans son organisation sociale, dans sa politique, dans ses mœurs et dans ses arts, comme ayant, avec l’horreur profonde de l’obscur, le désir impatient du simple. En littérature, la phrase courte, nette, sèche ; en glyptique, le trait suffisant, fin, constamment reproduit ; en architecture, la base large, le monument s’élevant en diminutif, pour s’alléger, avec la ligne droite toujours ; en peinture, la fixation des tableaux, des scènes vues ; en sculpture, la reproduction vraie des êtres ; en administration, l’enregistrement des choses ; en politique, la défense du territoire et sa protection ; en gouvernement, l’autorité d’un pharaon nécessaire ; en tout la solution simplifiée, réduite à son expression la plus résumée.

Nos découvertes ne nous permettent pas de savoir encore comment la civilisation de l’Ancien-Empire disparut. Il y a, après la VIe dynastie, une lacune de quatre cent trente-six années, pendant laquelle, gouvernant d’Héracléopolis, les pharaons laissent l’Égypte se dissoudre comme dans une complète inutilité.

Toutes les races ont envahi la vallée du Nil. Des quantités de pharaons se succèdent, ou gouvernent à la fois. Chaque seigneur a des prétentions au gouvernement de l’Égypte, tente de s’approprier le pouvoir. Le plus habile, qui fut en même temps le plus cruel, Achthoès, réussit à refaire la monarchie. Il est trop tard. Le point culminant de la civilisation voulue par Ménès a été atteint ; la courbe revient fatalement à son point de départ, le cycle se ferme. Les rois ont voulu jouir, de leur vivant, du culte des morts, et les serviteurs des temples, devenus prêtres, allant à l’extrême de la courtisanerie sacerdotale, ont divinisé les pharaons. Les gardiens des pyramides et des temples se sont approprié le monopole de ce culte spécial. Instruits, infatués depuis le succès d’Ouna, un des leurs, c’est parmi eux qu’il faudra choisir, désormais, les scribes, les architectes, les généraux, les amis dorés, les prophètes et les gouverneurs. Le peuple, ignorant ces convoitises, vit sans dieux, sans prêtres et sans religion ; mais le Rituel se rédige dans les temples, et il ne tardera pas à venir troubler l’Égyptien. Il n’y a de réunions vraiment publiques qu’aux époques anniversaires, aux jours de fêtes, dans les mastabas ; c’est là précisément que les prêtres, ordonnateurs des cérémonies, viendront s’emparer du peuple, en le chapitrant.

La décadence est partout, dans le palais, dans le temple, dans le peuple. Les Nègres viennent d’importer les amulettes et les superstitions ; les Asiatiques ont envahi la cour pharaonique, par le salamlik et par le harem. Les chambellans et les pages parlent haut dans la demeure royale, tandis que les favorites, très séduisantes, aux caresses chaudes, amollissent le cœur des pharaons. Cette séduction se répand tout le long du Nil, et l’Égypte, ainsi pénétrée, s’abandonne, oscillante, tantôt asiatique, c’est-à-dire somnolente, jouisseuse, corrompue ; tantôt africaine, c’est-à-dire cruelle, superstitieuse, dévergondée.