Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE V

 

 

Histoire. - Documents. - Villes et nécropoles. - Temples et tombeaux. - La liste royale de Manéthon. - Les tables d’Abydos et de Saqqarah. - Dynasties. - Monuments et papyrus. - Chroniques. - Chronologie et synchronismes. - Astronomie. - Fondation de la monarchie. - L’Égypte païenne, chrétienne et musulmane. - Les trois empires. - Les Égyptes. - L’empire avant Ménès.

 

C’EST la mort, en Égypte, qui raconte la vie ; les nécropoles y sont les documents principaux. Comme des livres grands ouverts, les temples et les tombes nous disent l’histoire et les mœurs de ce lointain passé. Les temples célèbrent surtout la gloire des pharaons qui les construisirent ; sur les immenses panneaux de pierre des hauts murs, intérieurement et extérieurement, sur les parois des longues galeries sombres et des escaliers obscurs, sur le plat fuyant des colonnes, partout enfin, les maîtres de l’Égypte ont fait illustrer leurs victoires, imager leurs prouesses, graver et enluminer l’apothéose de leur divinisation. Ce sont là de véritables documents historiques, mais suspects, parfois, à cause de la destination de l’édifice et de la courtisanerie des graveurs récitants, des conteurs ayant sculpté la chronique.

Les obélisques, les colosses, les stèles, les murs des temples et des palais, parlent constamment des souverains. Mais à mesure que le temps va, que les dynasties se succèdent, l’imitation, même grossière, de ce que firent ses prédécesseurs tente le pharaon régnant, et voici qu’avec une naïveté charmante, — le cas est fréquent, — le pharaon fait simplement graver sur le temple qu’il vient à peine d’édifier à sa propre mémoire, le récit textuel d’une victoire remportée par un autre pharaon, ou bien tel passage d’un poème disant les mérites d’un aïeul. On voit avec quels scrupules ces documents historiques doivent être consultés.

Les nécropoles, tout aussi bavardes, exigent moins de précautions. La mort y est véridique, généralement, un peu exagérée quelquefois, mais toujours sincère. C’est sa propre vie que la momie raconte, ou encore la vie qu’elle voudrait vivre au delà de ce monde, et qui ne serait, et qui ne doit être que la continuation de sa première vie vécue sur les bords du Nil. Car les tombes ont cela de remarquable en Égypte, qu’alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités, les désirs des Égyptiens ne s’écartant jamais de la possibilité des choses, leurs rêves de bonheur les plus excessifs n’étant, presque sans exception, que la continuation idéale, heureuse, de leur existence actuelle.

Les villes des morts étaient nécessairement plus étendues que les villes des vivants. A Gizeh, les monuments funéraires, symétriquement bâtis, formaient des rues ; à Saqqarah il y avait moins d’ordre : des vides et des entassements, avec des pyramides isolées ou groupées, de hauteurs diverses, les unes de sept ou huit mètres, d’autres de cent cinquante. Les nécropoles de Memphis, d’Abydos et de Thèbes ont livré à l’histoire des quantités de documents. C’est par la lecture de ces documents bâtis qu’il a été possible d’apprendre, de constituer, d’écrire une histoire de l’Égypte.

On savait exactement que l’Égypte avait toujours été gouvernée par un pharaon, et le but principal des historiens, des archéologues, avait été, en conséquence, de dresser la liste de ces souverains. L’antiquité nous avait légué une liste dressée par Manéthon, grand prêtre instruit, scribe sacré, contemporain du Ptolémée Philadelphe, et qui avait écrit une histoire de l’Égypte d’après les archives officielles conservées dans les temples. On suppose que ce grand ouvrage, divisé en trois parties, donnait l’histoire des Égyptiens jusqu’à la conquête d’Alexandre. Il ne nous est parvenu de cet ouvrage que quelques fragments recueillis par jules l’Africain et par Eusèbe. Le recueil de jules l’Africain est perdu ; mais George le Syncelle avait précisément reproduit de jules le passage emprunté par ce dernier à Manéthon ; c’est en combinant cette reproduction de troisième main avec la reproduction d’Eusèbe, qu’il a été possible d’avoir la liste de Manéthon, sinon complète, au moins sérieusement rétablie dans les parties reconstituées. Cette nomenclature de souverains faisait reculer l’Égypte, et sans calcul, par la seule impression logique d’une lecture, jusques à trente siècles au delà du temps que la bible hébraïque fixait, dans sa genèse, comme date de la création ; cela n’était pas sans troubler les consciences autant que les esprits. Manéthon fut donc considéré comme une sorte de fabuliste endoctriné.

Sur les parois d’un monument de Karnak, le pharaon Thoutmès III, qui appartient à la XVIIIe dynastie (1703 à 1680), est représenté faisant des offrandes à soixante et un de ses prédécesseurs. C’était beaucoup, mais pas assez, les prédécesseurs ne figurant pas sur le tableau en série régulière, en ordre chronologique, et douze noms étant illisibles. Dans la grande vallée de Thèbes, à Biban-el-Molouk, des tombes royales, creusées dans le roc, abondamment illustrées, semblaient devoir apporter à l’historien de précieux éléments d’information chronologique. On reconnut vite que les pharaons avaient désigné l’emplacement de leurs tombeaux sans se préoccuper d’un ordre quelconque, et que parmi ces grands morts se trouvaient des fonctionnaires traités comme des souverains.

Ces incertitudes impatientaient les chercheurs, lorsque l’on mit à jour, dans le temple d’Abydos, une liste de rois, une sorte de table dressée par ordre de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, rendant hommage aux souverains qui l’avaient précédé. Pour la première fois, la concordance de la table de Sésostris avec la liste de Manéthon fit profondément réfléchir ceux qui dédaignaient Manéthon de parti pris. Cette table n’était pas complète, de grandes lacunes s’y étalaient, toutes nues, des noms nouveaux y figuraient, et l’on y pressentait un choix plutôt qu’un ordre rigoureux. Une seconde table fut découverte, à Abydos encore, qui copiait presque la première, avec quelques noms nouveaux cependant, et un classement correct, au moins en quelques parties. A Saqqarah, enfin, dans la tombe d’un prêtre du temps de Ramsès II, nommé Tounar-i, cinquante-huit rois étaient désignés, en désordre encore ; mais, — et ce fut un événement, — les six premières dynasties y figuraient presque aussi complètes que dans Manéthon. Manéthon devint définitivement le premier, le meilleur des guides. Par les stèles, par les papyrus, par les monuments, surtout par les monuments funéraires, on voulut éclaircir, critiquer, compléter la liste de Manéthon.

Les Égyptiens avaient eu, de tout temps, la préoccupation constante de la conservation de leur dépouille ; il n’est pas de précaution qu’ils ne prissent pour demeurer éternellement dans leurs tombes. Ces documents funèbres, retrouvés intacts, furent ardemment questionnés, ainsi que les temples. Malheureusement, d’importantes périodes de la vie historique des Égyptiens se sont écoulées sans nous laisser un seul témoin monumental, et parmi les édifices encore debout, le seul caractère artistique ne permet pas toujours de leur assigner une date certaine.

Les papyrus livrent de précieuses indications ; mais le temps a dévoré ces preuves écrites, et ce n’est qu’avec une extrême difficulté que l’on parvient, souvent, à en rapprocher les débris. Un papyrus du temps de Ramsès II, et dont on possède 164 fragments, donne une liste de tous les personnages, mythiques et historiques, qui ont régné sur l’Égypte. La fin du papyrus manquant, on ne peut le lire qu’avec précaution. L’extrême rareté des papyrus, des livres égyptiens, complique singulièrement les recherches, désole à juste titre les historiens.

Aux monuments pieux et aux papyrus, il faut ajouter les milliers de statuettes funéraires, les stèles, les bijoux, que collectionnent les musées. Ces témoignages se divisent en religieux, funéraires, civils et historiques. Tout ce qu’ils disent est vrai, mais l’absence de dates y est une grande déception.

L’Égyptien n’appréciait pas l’intérêt de la chronologie ; il écrivait pour le plaisir d’écrire. Les scribes ne comptaient le temps historique, d’ailleurs, que par les années du pharaon régnant, et ces années elles-mêmes étaient sans point de départ fixe. La date de la mort du dernier pharaon ou celle du couronnement du pharaon régnant étaient indifféremment employées. Le scribe, quelquefois, indiquait le lieu où il écrivait sa chronique, et c’était tout. Peut-être faut-il voir dans ce dédain de la chronologie un instinct de mystère, les scribes étant généralement des prêtres aimant l’obscurité. On a essayé de déterminer certaines dates par les phénomènes célestes, notamment le lever héliaque de Sirius, que les Égyptiens notaient. Ici encore la base est incertaine, car les Égyptiens, ne possédant pas d’instruments astronomiques, ne pouvaient pas constater avec précision le lever d’une étoile.

Les écrivains par lesquels les dires de Manéthon nous ont été transmis ont probablement altéré sa nomenclature, soit en défigurant des noms, soit en les transposant. Les chiffres varient suivant le transmetteur ; les additions dynastiques n’y sont pas définitives. Il y a de longues lacunes, notamment après la VIe dynastie, où s’ouvre un vide de quatre cent trente-six années. Les systèmes historiques déduits de cette liste devaient donc se ressentir de toutes ces incertitudes. Parmi les écrivains qui voulurent reconstituer ce passé, les uns imaginèrent des commencements mythologiques fabuleux ; d’autres, timorés, ne virent partout que des exagérations, des erreurs. Ces contradictions ne sont pas à dédaigner ; certaines affirmations invraisemblables sont devenues des réalités.

Lorsque les découvertes archéologiques eurent rendu à Manéthon l’importance qu’il a, les chronologistes ne se permirent plus de critiquer sa liste royale ; et si quelques-uns persistèrent à le combattre, ce ne fut plus qu’avec un bienveillant respect. On chercha avec beaucoup de zèle à expliquer les erreurs évidentes du chroniqueur, et l’on arriva, avec une merveilleuse sagacité, à en corriger les invraisemblances. On supposa que Manéthon avait indiqué comme ayant régné successivement, des pharaons dont les règnes avaient été simultanés, et qu’en conséquence sa liste, très sérieuse, cessait d’effrayer par le total des siècles qui résultait de la nomenclature des rois.

Strictement, ce n’est qu’à partir du vite siècle avant notre ère qu’une chronologie égyptienne positive, incontestable, peut s’établir ; les difficultés s’accroissent, naturellement, à mesure que, remontant dans le lointain, on veut assigner à chaque dynastie sa place chronologique exacte. Il ne faudrait pas en conclure que l’histoire de l’Égypte n’est, avant Psammétichus, qu’une longue incertitude ; les hésitations ne portent en réalité que sur les détails ; pour l’ensemble de l’histoire, la succession des dynasties, et surtout l’affectation des monuments historiques, l’accord est suffisant. On peut discourir sur l’importance de Ménès, rechercher s’il fut le premier souverain de l’Égypte, l’organisateur du pays nouveau, ou s’il ne fut que le continuateur d’une série déjà longue de souverains ; mais on ne nie pas le règne de Ménès. Depuis Ménès jusqu’aux Romains, l’histoire générale de l’Égypte, sauf quelques divergences de détail, est fixée.

L’histoire générale de l’Égypte depuis Ménès, c’est-à-dire depuis l’an 5ooo environ avant notre ère, est tellement fixée, que divers systèmes existent déjà de la classification de ce passé. Pour faciliter les recherches, pour obtenir des points de repère ingénieux, on a d’abord admis trois grandes périodes : la période païenne, la période chrétienne et la période musulmane. Ce sont bien là, en effet, les divisions importantes, frappantes, de la destinée politique de l’Égypte. La période païenne se termine en l’an 381 de notre ère, au moment oit l’empereur Théodose, proscrivant les anciens dieux, décrète la religion chrétienne.

La véritable division locale se base sur les dynasties de Manéthon, qui sont au nombre de trente-deux, et auxquelles on a ajouté deux « dynasties romaines », ce qui donne, en tout, trente-quatre dynasties. La division en trois périodes étant beaucoup trop restreinte, la division par dynasties se trouvant, au contraire, trop compliquée, cinq divisions nouvelles furent faites : il y eut l’Ancien-Empire (5004-3064 avant Jésus), comprenant les dix premières dynasties ; il y eut le Moyen-Empire (3064-1703), allant de la XIe dynastie, régnant à Thèbes, jusqu’à la XVIIe dynastie, qui fut une occupation étrangère très grave ; et il y eut le Nouvel-Empire (1703-332), qui s’inaugura par un pharaon rendant l’Égypte aux Égyptiens. Cette dernière période, très glorieuse d’abord, mais qui subit l’invasion des Perses, se termine au moment où commence l’Égypte des Grecs (332-30), donnant deux dynasties, — la XXXIIe et la XXXIIIe, — et à laquelle succède l’Égypte des Romains (30 avant Jésus à 381 de notre ère), comprenant une dynastie, la XXXIVe.

Il est une autre division, ou, pour dire mieux, il a été adopté des désignations spéciales qui caractérisent, dans le langage historique, chaque dynastie par un qualificatif géographique. Les dynasties sont dites memphites, thébaines, éléphantines, ou tanites, suivant que les souverains leur appartenant régnèrent à Memphis (Myt-Rahynet), Thèbes (Médinet-Abou), Éléphantine (Gézireh, Assouan), ou Tanis (San). Les dynasties étrangères sont dites Éthiopiennes, Persanes, Grecques ou Romaines.

En dehors de l’occupation persane, grecque et romaine, les dynasties memphites, thébaines et éthiopiennes furent celles qui se disputèrent la possession de la vallée du Nil. Au commencement Memphis règne, puis Thèbes, ensuite Napata ; c’est donc du nord au sud que, successivement, le gouvernement des Égyptiens fut déplacé. Lorsque Thèbes l’emporte sur Memphis, et lorsque Napata l’emporte sur Thèbes, une révolution profonde se produit ; c’est comme un changement radical, un autre monde qui s’inaugure. Le génie de l’Égypte des Memphites diffère du génie de l’Égypte des Thébains, et le génie de l’Égypte éthiopienne a également son originalité. L’Égypte du nord ou Basse-Égypte, l’Égypte du centre ou Moyenne-Égypte, l’Égypte du sud ou Haute-Égypte, ont chacune leur caractère religieux, social, politique. Ce ne sont pas trois nations ennemies ; mais ce sont trois Égyptes différentes, absolument ; et lorsque des dynasties régneront séparément, en Basse-Égypte, en Moyenne-Égypte et en Haute-Égypte, il ne faudra pas y voir, historiquement, un peuple divisé par des ambitions souveraines, rechercher où se trouve la légitimité ; il conviendra de constater simplement, qu’à ce moment de l’histoire les trois Égyptes ont cessé d’obéir à un unique pharaon. Considérer autrement la vallée du Nil, admettre une unité qui n’existe pas, concevoir une Égypte allant de la mer Méditerranée jusques au fond de l’Éthiopie, ce serait s’exposer à ne rien comprendre aux événements qui, dans le temps, vont se succéder.

Les Égyptiens se doivent donc diviser en Memphites, Thébains et Éthiopiens ; et des subdivisions viendront encore rompre la relative cohésion de chacune de ces trois Égyptes. L’Égypte memphite surtout, avec son delta et le voisinage de la Syrie, de la Libye et de la mer Méditerranée, perdra de plus en plus son caractère, s’éloignera de plus en plus du type thébain. Cette division de la vallée du Nil en Nord, Centre et Sud, s’impose aux hommes, quoi qu’ils fassent, par les différences de climat, de cultures, d’existence en un mot. Elle s’impose même à l’Éthiopie, qui, lorsqu’elle gouvernera les Égyptes, se divisera d’elle-même en deux.

Thinis, en pleine Égypte centrale, un peu au nord de Thèbes, prés d’Abydos, fut le siège de la première dynastie de Manéthon. Là, Ménès, 5.000 ans avant notre ère, détruit une domination, s’illustre par l’exécution de grands travaux. Il existait donc avant Ménès, dans la vallée du Nil-Nouveau, une organisation égyptienne, une civilisation spéciale ? Il y avait déjà, certainement, sur les bords du fleuve, de vastes cités, des constructions importantes. L’avenir nous livrera ce passé que Platon voyait tout organisé dix mille ans avant lui. On a trouvé sur le plateau rocheux qui domine Thèbes, des témoignages de l’âge de pierre, des pointes de flèches, des couteaux, des grattoirs, des percuteurs, des hachettes et des nucleis, ou noyaux, blocs-matrices d’où les ouvriers des temps préhistoriques extrayaient leurs silex ouvragés. L’usage de ces silex, par les Égyptiens, ne leur donne pas nécessairement une antiquité préhistorique, mais des faits démontrent qu’à l’avènement de Ménès l’Égypte avait déjà vécu tout une civilisation.

Le premier souverain de Manéthon a-t-il inauguré son règne en réunissant sous son sceptre des groupes épars ? a-t-il réellement renversé un pouvoir théocratique que les Égyptiens détestaient ? Il y a du militarisme dans les agissements de ce maître. L’art de bâtir était complètement connu à cette époque ; les pyramidés de Saqqarah ne vont pas tarder à témoigner de la puissance de ce peuple enfin gouverné, et l’étonnant temple d’Armachis, avec son sphinx formidable, à Gizeh, ne permet guère de faire commencer la civilisation égyptienne à Ménès. Les mânes d’Eusèbe, les serviteurs d’Horus, ont précédé le fondateur de l’unité nationale. Sur les listes royales de Thèbes, le dieu Ammon est à la tête des dynasties, comme premier roi.

Les légendes sont les seuls échos qui nous arrivent de ces lointaines époques ; il faut les écouter avec soin. Râ, Osiris, Horus, Ammon, ne sont plus que des dieux pour les Égyptiens des empires organisés ; mais, Ammon, qui est devenu le Jupiter de Thèbes ; Râ, dont il est dit qu’il détruisit les premiers hommes dans un accès de fureur ; Osiris, enfin, dont la légende fut pendant des siècles comme l’émotion continuelle des Égyptiens, pourraient bien, un jour, représenter distinctement une ou plusieurs dynasties antérieures à l’Ancien-Empire, et qu’il faudrait appeler, alors, Premier-Empire ou Empire-antérieur. Les Égyptiens auraient divinisé leurs premiers rois : Ammon, Osiris, Horus...