Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IV

 

 

Les influences étrangères. - Types divers : Libyens, Asiatiques, Éthiopiens, Grecs, Tatares, Hébreux. - La vie aux bords du Nil. - Le scribe. - L’écriture hiéroglyphique. - La pierre de Rosette. - Langue. - Dialectes. - Vocabulaires. - Littérature et correspondance. - Courriers. - Rhétorique. - Style. - Documents historiques positifs.

 

LA visite rapide des monuments égyptiens donne l’impression d’une persistante uniformité ; on dirait que tous les tombeaux sont les mêmes, que des tableaux identiques ornent les hauts murs de tous les temples. L’intensité de la lumière ne permet pas de saisir les éléments différentiels de l’art égyptien, et le regard, trompé, trompe l’examinateur hâtif. Le phénomène est semblable pour qui veut, sans approfondir son sujet, sans préparer son regard avant de le mettre en œuvre, voir l’Égyptien et le déterminer. Il faut ici, pour arriver à la vérité, plus que de l’observation ; une certaine érudition, une étude préalable très raisonnée, sont indispensables ; car ce n’est pas seulement la lumière qui trouble la pensée.

Si, brutalement, l’on rapprochait un fellah du Caire, ou des rives du lac Menzaleh, d’un fellah de Thèbes, d’Edfou, de la première cataracte, la différence des traits frapperait fortement l’observateur ; mais si le même observateur, quittant le delta, remontait le Nil à petites journées, le fellah lui apparaîtrait constamment le même ; et comparant ce fellah moderne aux figures qui, depuis tant de siècles, font l’ornement des hypogées, il s’émerveillerait de l’identité du type. Mais s’il détaille l’ensemble de ce merveilleux musée, des impressions nouvelles assailliront le voyageur, l’amèneront à suspendre son jugement.

Les différences continuelles qu’il constatera désormais détruiront le sentiment d’uniformité qu’il avait ressenti. C’est ainsi que par la succession des modifications partielles remarquées, il ne serait pas impossible de fixer ethnographiquement chaque période de l’histoire d’Égypte, et cela, sans que les mille types divers enregistrés cessassent de donner un ou plusieurs traits qualifiables d’égyptiens.

Fatalement, le sol aplatira le pied de l’émigrant, l’eau du Nil rougira sa peau si elle est blanche, l’éclaircira si elle est noire, pendant que la nourriture spéciale aux bords du Nil, excellente, jointe à la quiétude d’une vie facile, lui donnera, avec des joues pleines, des membres arrondis. Lorsque les pharaons imposeront au peuple des travaux de force, des générations à épaules larges en résulteront ; au contraire, les muscles pectoraux s’affaibliront, l’embonpoint se généralisera, lorsque le peuple sera laissé en repos. Ces modifications, nécessairement très lentes, seront délicates à définir ; il en sera autrement lorsque des invasions, ou des guerres intestines, viendront jeter en Égypte, en masse, des Libyens, des Asiatiques ou des Éthiopiens.

L’influence libyenne, l’influence asiatique et l’influence éthiopienne se distinguent facilement ; il n’en est pas de même de l’influence des autres races. On a le type ionien aux tombeaux de Béni-Hassan ; mais on ne trouve guère de traits grecs dans les physionomies égyptiennes ; les Tatares, auxquels les mamelouks appartenaient, ont occupé la vallée du Ni], mais sans y laisser une trace ethnographique de leur passage ; l’Hébreu, enfin, ne semble pas avoir fait une grande impression sur l’Égyptien.

Il faut, cependant, arrêter un ensemble des traits divers caractérisant plus spécialement l’Égyptien dans le mélange des traits divers qui le composent. C’est en s’impressionnant des sarcophages, des stèles, des momies, des statues, des gravures et des peintures de toutes les époques, que G. Maspero a pu dire : L’Égyptien était, en général, grand, maigre, élancé. Il avait les épaules larges et pleines, les pectoraux saillants, le bras nerveux et terminé par une main fine et longue, la hanche peu développée, la jambe sèche, les détails anatomiques du genou et les muscles du mollet assez fortement accusés, comme c’est le cas pour la plupart des peuples marcheurs ; les pieds longs, minces, aplatis à l’extrémité par l’habitude d’aller sans chaussure. La tête, souvent forte pour le corps, présente d’ordinaire un caractère de tristesse instinctive. Le front est carré, peut-être un peu bas, le nez court et rond ; les yeux sont grands et bien ouverts, les joues arrondies, les lèvres épaisses, mais non renversées ; la bouche, un peu longue, garde un sourire résigné et presque douloureux. Cette douleur résignée de l’Égyptien a souvent frappé les voyageurs ; c’est la lèvre supérieure, relevée, qui donne cette expression, purement sculpturale, à la physionomie du fellah. La résignation de l’Égyptien, souvent mise à l’épreuve, malheureusement, n’est pas endolorie ; elle est au contraire toute pleine d’espérance. Les tyrans passent, et le Nil reste ; or un seul sourire du Nil compense, et au delà, toutes les instabilités de la fortune humaine. L’Égyptien qui souffre, tyrannisé, attend la fin de la tyrannie, croit à cette fin, à la venue de jours meilleurs.

A toutes les époques, la vie aux bords du Nil fut considérée comme la meilleure des existences. Les Aryas védiques demandaient aux dieux, comme une faveur extrême, mais cependant possible, de vivre cent hivers ; les prêtres égyptiens, dans l’énumération de leurs vœux, ne croyaient pas formuler l’impossible en demandant une existence de cent dix années. La longévité des Égyptiens, non démontrée scientifiquement, à défaut de preuves positives, est cependant admise par de sérieux archéologues. Des inscriptions hiéroglyphiques semblent constater dans l’Égypte pharaonique une vie moyenne de trente ans, ce qui justifierait la prétention votive des prêtres.

L’Égypte semble faite pour la quiétude, pour le bonheur ; l’air qu’on y respire, si léger ; le soleil qui l’éclaire, si pur ; le Nil qui la forme et qui la traverse, si fécond, procurent à l’homme toutes les jouissances physiques et intellectuelles, comme naturellement, embaument ses palais, endorment sa souffrance, lui font supporter avec patience, non sans dignité, les outrages des hommes et du temps. L’Égyptien entreprend, et poursuit, et achève, avec une constante ténacité, des œuvres pour lesquelles il semblerait que l’existence de plusieurs générations fût indispensable. La température toujours uniforme de l’Égypte, a dit Bossuet, y faisait les esprits solides et constants.

La persévérance résolue, le respect, presque l’amour de la discipline, l’admiration reconnaissante des lois présidant aux œuvres de la nature, la crainte de l’inconnu, mais en même temps la pleine confiance en la bonté de cet inconnu, et, en conséquence, la vénération de tout ce qui, réellement ou apparemment, a de l’autorité, caractérisent l’esprit des groupes humains qui se succédèrent dans la vallée du Nil. Sobre, et facilement, l’Égyptien peut supporter toutes les avanies ; grave, et non pas triste, il sait, quand le Nil est bas par exemple, que les eaux fécondantes reviendront, très généreuses, à la date voulue ; il croit, quand le maître est dur, qu’un maître meilleur lui succédera, et il attend ; silencieux, et non muet, il a l’expérience des harmonies naturelles que l’Égypte chante continuellement, et il les écoute, quasi somnolent, tout à son plaisir.

L’Arya védique avait le concert bruyant des fauves dans ses forêts moites ; le grouillement des bêtes pullulantes et meurtrières, insupportables, dans ses jungles ; le crépitement des orages dans le ciel, le grondement des tempêtes à l’horizon, l’impétuosité des torrents venant des montagnes, la colère des cyclones venant de la mer, et son impuissance l’abîmait. — L’Iranien de la Bactriane, bien mal loti, né ou conduit sur une terre ingrate, désolée, traqué par des ennemis continuels, croyait au mal, et n’ayant vu la bonté, ni dans le cœur des hommes, ni dans les œuvres de la nature, ne sachant pas, faute d’exemple, se faire bon, cherchant en soi sa jouissance, se corrompait. — L’Égyptien, privilégié, avait le Nil, avec sa bienfaisance, avec sa poésie, et il l’aimait. Le désert menaçant, le Nil l’arrête ; le crocodile meurtrier, le Nil le garde ; les rongeurs qui détruisent tout, le Nil les noie ; les fauves, le Nil les épouvante ; les pharaons tyranniques, le Nil les inquiète et les améliore ; les magiciens, les prêtres, les dieux, le Nil les domine ; et s’il y a des superstitions dans la longue vallée, c’est encore le Nil mystérieux qui les explique : La marche des nuages, le vol des oiseaux, l’épanouissement des premières fleurs, le craquement des terres brunes ensoleillées, autant de signes qui annoncent l’importance de la crue et l’enrichissement du fellah.

Aménager les canaux d’irrigation une fois l’an, voir le Nil féconder les terres, jeter les semences, récolter les moissons, est peu de chose pour l’Égyptien ; son activité cérébrale se manifeste par la conception et l’exécution de monuments gigantesques, couverts de gravures, et s’il n’est ni architecte, ni sculpteur, ni graveur, il est scribe infatigable, écrivain perpétuel, administrateur, comptable, romancier, rhétoricien, homme de lettres dans l’acception la plus complète du mot. Et c’est ainsi que depuis Champollion jusqu’à Mariette les archéologues artistes furent les seuls qui comprirent sainement l’Égypte et l’Égyptien.

La hâte impatiente avec laquelle l’Égyptien veut écrire compliquera singulièrement son écriture. En même temps, l’écrivain représentera son idée, par idéographisme, et sa parole, le son des mots, par le phonétisme : le soleil, ce sera un disque ; la lune, un croissant. Ou bien, par des signes spéciaux, le scribe résumera toute sa pensée. Le symbolisme vint ainsi s’adjoindre à l’idéographisme : le disque-soleil signifia clarté, jour ; une flamme voulut dire feu ; puis, l’image d’un lion traduisit l’idée de force ; l’abeille, la guêpe, l’idée de royauté. Le génie d’un Français devait un jour éclairer ce chaos, faire le départ de ces écritures. Quelle était la langue que les Égyptiens parlaient et écrivaient ?

La langue dite copte est la langue des anciens pharaons. L’abbé Barthélemy fut le premier qui soupçonna un nom propre dans les encadrements légers, en forme de cartouche, dont les textes hiéroglyphiques sont parsemés. En creusant un retranchement près de Rosette, les soldats de l’expédition française mirent au soleil une pierre qui avait trois inscriptions, dont deux en langue égyptienne et la troisième en grec. Il était probable que le même texte se répétait en trois écritures différentes, et qu’en conséquence, par le texte grec on arriverait au déchiffrement des autres caractères. L’entreprise exigeait un grand courage, car des deux écritures égyptiennes, l’une, hiéroglyphique, était réservée aux prêtres, l’autre, cursive, était l’écriture du peuple. Champollion, le premier, lut ces inscriptions.

La langue copte, au moyen de laquelle la langue égyptienne fut lue, a sa période littéraire du IIe au VIIe siècle après Jésus. Son vocabulaire, enrichi par le temps, est nécessairement plus complet que ne l’était celui de l’égyptien antique. La langue égyptienne elle-même, â supposer qu’on la possédât complètement, dut se modifier suivant les époques, et c’est ce qui explique les divergences d’opinion qui divisent encore nos philologues. La forme grammaticale de la langue égyptienne la rapproche des langues dites sémitiques ; les racines hébrao-araméennes y sont en nombre. Il est vrai qu’il y a identité de racines entre les pronoms dits sémitiques et les pronoms dits chamitiques, et identité de procédé pour la formation du pluriel, par l’adjonction d’une terminaison. L’origine commune du copte et des dialectes sémitiques, si elle était démontrée, nécessiterait la détermination de l’époque â laquelle il y eut séparation, car l’identité absolue n’existe plus, et les langues dites chamitiques sont devenues un groupe spécial. C’est à ce groupe qu’appartiennent la langue égyptienne, la langue libyenne et la langue éthiopienne.

Si la langue égyptienne devait suivre toutes les vicissitudes de la formation du groupe ethnographique égyptien, il y aurait une réelle concordance de conclusion. De même que les Égyptiens, presque dés leur groupement dans la vallée du Nil-Nouveau, tenaient déjà de l’Asiatique, de l’Africain, et de l’Européen même, c’est-à-dire de l’Arya, par l’intervention du Libyen-Berbère, ainsi la langue égyptienne se serait formée d’éléments divers venus de races diverses, et différentes, vivant à l’est, au sud et à l’ouest du Nil. La grammaire égyptienne, très impressionnée de sémitisme, n’empêche pas le vocabulaire de contenir des mots où les éléments aryens se peuvent facilement noter. En écoutant parler les Berbères, dont la langue fut le principal sujet d’étude pour la constitution de leur individualité ethnique, on a sérieusement remarqué de nombreuses affinités avec l’égyptien. Il resterait à dire si le libyen-berbère est le débiteur de l’égyptien, ou si l’égyptien doit au libyen-berbère les mots signalés comme identiques dans les deux langues. Le type Libyen-Berbère et le type Égyptien, tel que ce dernier se résume, se ressemblent beaucoup ; à ce point que des observateurs ont noué un lien solide entre les Africains du Nord et les habitants de l’Égypte. D’un autre côté, on a relevé dans la langue berbère des affinités avec la langue des Gaëls, des Celtes et des Kymris. Mais les Berbères emploient autant de mots égyptiens que de mots africains, et, suivant le point de vue que l’on adopte, le fond en devient indo-européen, asiatique ou africain. Les langues libyques sont en effet africaines, et c’est par elles que les Ligures et les Sicules, venus en Europe de l’Afrique septentrionale, y auraient importé un langage africain, dont le basque serait un des représentants ?

Quelle que soit l’origine de la langue copte ou égyptienne, il faut reconnaître qu’elle a si admirablement soudé à son vocabulaire original, — asiatique ou africain, — les éléments hétérogènes qu’elle s’appropria, que cette langue a sa physionomie distincte. Le copte thébain, par les difficultés de ses tournures, l’ensemble de sa syntaxe et la claire énergie de ses expressions, a été comparé à la langue française parmi les langues modernes

Le copte se divise en trois dialectes : le dialecte de Thèbes, le dialecte de Memphis et le dialecte du Nord. Cette division n’est pas la seule difficulté que le traducteur ait à vaincre pour lire un document ; chaque groupe de la civilisation égyptienne, chaque corporation, pourrait-on dire, avait son vocabulaire spécial. Le prêtre n’écrivait pas comme écrivait l’agriculteur ; le scribe, le comptable, l’artisan, l’ouvrier, etc., avaient chacun sa manière de parler et d’écrire ; et c’était autant de langues introduites comme d’usage dans la langue mère.

L’Égypte étant le pays conservateur par excellence, tout scribe prenant le calam et le papyrus n’écrivait qu’avec le désir de la conservation de son écriture. Les papyrus étant rares, ou coûteux, tout devenait bon à l’écrivain ; innombrables sont les débris de poteries, les planchettes, les cubes de bois, les lambeaux de linge, les omoplates de mouton que l’on trouve couverts d’écritures. Ce sont des copies d’œuvres littéraires, des essais, des rapports, des correspondances. Les Égyptiens correspondaient surtout au moyen de papyrus roulés, que liaient des cordons de choix, que fermaient des sceaux d’argile.

Les correspondances se transmettaient tantôt par des courriers, dont les pharaons entretenaient les relais avec zèle, et tantôt par des amis qui partaient en voyage, ou se déplaçaient sur l’ordre exprès d’un grand. Celui qui recevait ainsi des lettres les collectionnait dans une cassette de bois, et cette bibliothèque portative, augmentée de divers morceaux littéraires ou liturgiques, était ensevelie avec son corps, dans son tombeau.

Ces collections, très délicates, n’ont presque pas résisté à l’œuvre destructive du temps. Le premier rouleau de papyrus ne fut trouvé qu’en 1780. C’était une liste d’ouvriers employés au creusement d’un canal. Cependant, à partir d’une certaine époque, il n’y eut pas d’Égyptien dont on osât étendre le cadavre dans un sarcophage sans placer auprès de lui un papyrus donnant le Rituel funéraire, ou Livre des morts.

Les scribes étaient des rhéteurs ; l’on voit constamment, dans leur style, la préoccupation de l’effet voulu sur le lecteur. Il n’est pas jusqu’aux nomenclatures les plus sèches, jusqu’aux documents les plus strictement administratifs, qui, par un rien, n’aient un tour littéraire. Mais cette préoccupation ne donne pas à l’écrivain l’art principal de toute rhétorique, c’est-à-dire la coordination des idées, la mise en suite logique des divers sujets exposés. Le scribe égyptien passe d’un sujet à l’autre, va, vient, retourne, revient, sans autre transition qu’un signe brutal, — le monosyllabe , — nettement dessiné, et qui veut dire : autre chose maintenant.

Heureusement pour l’histoire, la manie d’écrire de l’Égyptien ne s’est pas seulement exercée sur des papyrus, des linges, des os, des copeaux et des poteries. Sur les monuments, de merveilleux artistes ont gravé, ont sculpté les annales de leur temps. Les hymnes védiques nous sont parvenus intacts, grâce à l’admiration de ceux qui les entendirent improviser, et de ceux qui les transmirent avec un superstitieux respect ; mais encore peut-on craindre qu’une défaillance de mémoire, une intrigue sacerdotale, un intérêt national n’aient, à un moment, modifié le texte du recueil précieux. L’œuvre de Zoroastre — le Zend-Avesta — ne nous est arrivé que mutilé, détruit en partie, augmenté peut-être, interpolé certainement, et ce n’est qu’avec une critique consciencieuse qu’il faut lire cette bible des Iraniens. En Égypte, aucune crainte. Les traducteurs liront plus ou moins facilement tel ou tel passage, des signes hiéroglyphiques nouveaux viendront susciter de longues discussions de détail, mais une fois l’accord établi sur un point, quelque minime qu’il soit, c’est une conquête définitive. Et point d’intermédiaires ! Il n’y a pas là de brahmane récitant un hymne, de destour dictant un chapitre de l’Avesta ; les monuments sont les contemporains de l’époque qu’ils racontent ; ils sont eux-mêmes, par leurs propres ornements, par leur propre existence, un fait, un argument positif.