Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

Les Égyptiens. - Le Copte. - Kenous, Barabras, Nubiens. - Éthiopiens. - Abyssiniens. - L’Égypto-Abyssin. - Bisharis. - Coloration des Africains. - Nahasou, Nigritiens, Négroïdes, Nègres. - Asiatiques. - Berbères, Libyens, Tamahou. - L’Égypto-Berbère. - La Bible et les fils de Misraïm. - L’Égypte, asile et institut.

 

JUSQU’A l’époque de l’expédition française, le type des Coptes habitant l’Égypte fut accepté comme représentant le type de l’ancien Égyptien ; et pour que l’exemple confirmât la théorie, on cherchait volontiers parmi les Coptes ceux dont le visage se rapprochait le mieux des plus anciennes statues découvertes. C’est ainsi que les Coptes croisés de Nègres, à face plate, aux joues gonflées, aux yeux ronds, globuleux, proéminents, aux lèvres épaisses, au nez court, furent donnés comme des exemplaires perpétués des Égyptiens des temps pharaoniques. C’était une erreur ; le Copte ne représente qu’un type en qui se mélangent, en qui se confondent, les traits de toutes les races venues en Égypte.

Le type définitif, scientifique, de l’ancien Égyptien, de l’Égyptien du temps des premiers pharaons, n’est pas encore exactement déterminé. Cette lacune est d’autant plus singulière, que les artistes égyptiens ont de très bonne heure dessiné, gravé, sculpté leurs contemporains, avec une exactitude, une recherche du réel, véritablement étonnantes. Sur les parois des hypogées, sur le plat des stèles, à la marge et dans le texte des papyrus, parmi les milliers de figurines retrouvées, dont un grand nombre sont de véritables portraits sculptés, et sans parler des merveilleuses statues que les musées ont recueillies, partout enfin de vieux Égyptiens nous sont montrés.

Il résulte bien de cet ensemble un type généralisé, et tel que, par exemple, en voyant un dessin, une gravure, une statue, on n’hésite pas un instant à y reconnaître l’Égyptien. Il semble qu’on devrait en extraire le type positif de cet Égyptien, et qu’un ethnographe pourrait déterminer, décrire, fixer ce type. Non, l’impression d’unité qui résulte d’une collection d’images égyptiennes s’explique par l’uniformité du procédé qu’employèrent les dessinateurs, les graveurs et les sculpteurs se répétant sans cesse, évidemment, pendant des siècles et des siècles, dans la disposition générale du sujet traité, la pose, l’attitude, le caractère ; mais à bien voir, à considérer de près ces œuvres d’apparence uniforme, l’esprit y découvre vite, et très nombreuses, d’importantes, de radicales oppositions.

De l’histoire même de l’ancienne Égypte ressortira la difficulté de la constitution d’un type ethnographique égyptien, et l’étude géologique de l’Égypte viendra compliquer de plus en plus ce problème. Il est certain que le delta, vite occupé, est de formation récente, qu’on n’y doit pas trouver les traces d’un peuple primitif original ; mais, la vallée du Nil elle-même, de la mer à la première cataracte, était-elle habitée avant l’époque géologique où le fleuve, franchissant la première cataracte, livra aux hommes ces vastes espaces qui, d’Assouan à Ouadi-Halfa, ne devaient être alors qu’un immense lac ?

Il est probable que la vallée du Bas-Nil, avant l’arrivée du fleuve, n’était pas absolument inhabitable, et de nombreux documents recueillis dans cette partie de l’Égypte, — à Thèbes notamment, — ont permis de poser sérieusement la question de l’existence, là, d’une humanité préhistorique. L’Égypte était encore boisée à cette époque, des traces de pluies torrentielles s’y rencontrent incontestablement, des cours d’eau devaient y exister au moins pendant une partie de l’année ; mais l’esprit a de la peine à concevoir, alors, dans cette vallée sans Nil, la réalité d’une agglomération humaine compacte, et suffisamment organisée pour constituer un groupe sinon national, au moins ethnographique.

A ce moment, l’Éthiopie, traversée par le grand Nil, existait. Les anciens n’hésitaient pas à faire de l’Éthiopie l’origine de l’Égypte ; ils considéraient les premiers Égyptiens comme une colonie éthiopienne ; l’étude des hiéroglyphes les plus anciens a fait qualifier d’injustifiable cette prétention.

Après la grande expédition française, les égyptologues admirent le type Égypto-abyssin comme dominant ; ce type avait de grands yeux à l’angle interne incliné, des pommettes saillantes donnant à la face, avec la proéminence de la mâchoire, la forme d’un triangle régulier, des lèvres charnues, mais franches, non molles et tombantes comme le sont celles des Nègres, de belles dents, un teint cuivré. Les Nubiens-Barabras s’éloignaient peu de ce type ainsi résumé.

Sur leurs monuments, les Égyptiens s’étant toujours coloriés en rouge, les partisans de l’origine méridionale ont dû relever un très grand nombre de particularités intéressantes, susceptibles de préparer la solution du problème ethnographique posé. Vers le Haut-Nil, actuellement, parmi les Foulbes, qui ont la peau d’un jaune très caractérisé, ceux que leurs contemporains considèrent comme de race pure sont plutôt rouges ; les Bisharis, eux, sont exactement de la couleur briquée que donnent les monuments égyptiens. Ces hommes rouges, seraient, pour d’autres ethnographes, des Éthiopiens modifiés par le temps et par le climat, des Nègres parvenus à la moitié de la période nécessaire pour que la peau d’un Nègre devienne blanche ? On a constaté que dans les pays calcaires le Nègre est moins noir que dans les pays granitiques et plutoniens ; on a cru remarquer même que le ton de la peau se modifiait suivant la saison. Les Nubiens, dans ce cas, ne seraient qu d’anciens Nègres, mais quant à la peau seulement, leur ostéologie étant restée absolument négritique.

Les Nègres figurés sur les peintures pharaoniques, et que les graveurs ont si nettement déterminés, que les hiéroglyphes nomment Nahasou, ou Nahasiou, sont sans affinité avec les Éthiopiens qui descendirent les premiers en Égypte. Ces derniers, donc, seraient des Nègres atténués, des Nubiens ? Le canon dit de Lepsius, et qui donne, mis au carreau, les proportions du corps de l’Égyptien parfait, à les bras courts, est négroïde ou nigritien. Au point de vue anthropologique, l’Égyptien vient après les Polynésiens, les Samoyèdes, les Européens, et il est immédiatement suivi des Nègres d’Afrique et des Tasmaniens. Il y a une tendance scientifique, d’ailleurs, à ne trouver en Afrique, au fond, dégagement fait bien entendu des influences étrangères, de la ruer Méditerranée au Cap, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien, que des Nègres ou Nigritiens diversement colorés ? Les anciens Égyptiens seraient des Nègres, mais des Nègres du dernier degré.

A la théorie ethnographique de l’Égypte colonisée par les Éthiopiens, — les Éthiopiens rouges, ou Nègres africains venant au blanc, — on a opposé la théorie historique voulant, au contraire, que non seulement l’Éthiopie n’ait pas colonisé l’Égypte, mais encore que l’Égypte ait colonisé l’Éthiopie, et cela sous la XIIe dynastie, c’est-à-dire vingt-cinq à trente siècles avant notre ère. A cette époque l’Égypte étant déjà très peuplée, il resterait à dire quelle race, avant la XIIe dynastie, avant les Éthiopiens, habitait la vallée du Nil. Ceux qui adoptent cette théorie pensent que le delta était tout formé avant la période historique que Ménès inaugura, — 5000 ans avant Jésus, — et ils se demandent même si la formation de ce delta n’était pas déjà complète lorsque la race égyptienne mit pour la première fois le pied dans la vallée qui devint sa demeure. Cette question, d’intérêt purement géographique ou géologique, montre que dans les deux camps, chez ceux qui font coloniser l’Égypte par l’Éthiopie au début, comme chez ceux qui font coloniser l’Éthiopie par l’Égypte plus tard, on admet la « venue » d’un groupe humain dans la vallée du Nil-Nouveau, ce qui exclut absolument l’existence d’une race égyptienne autochtone.

Si les premiers Égyptiens ne venaient pas du Nil, d’où vinrent-ils ? Était-ce des Asiatiques ? La parenté de Misraïm et de Chanaan, c’est-à-dire des Égyptiens et des Syro-Araméens, se présente d’abord à l’esprit. Venue d’Asie, la civilisation égyptienne aurait remonté le Nil du nord au sud ; c’est l’opinion formelle des principaux égyptologues. Comment le retrouver ; ce type asiatique, dans cette Égypte où vinrent, successivement, les Perses, les Assyriens, les Hébreux, les Araméens, les Syriens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Arabes et les Turcs, chacun de ces groupes se faisant de sa conquête une nouvelle patrie ?

Contre les partisans de l’origine asiatique, les partisans de l’origine africaine n’argumentent pas exclusivement d’une colonisation éthiopienne venue avec le Nil, à l’origine, jusqu’à la mer. S’il est démontré que la civilisation égyptienne s’est faite du nord au sud, de la Méditerranée à l’Éthiopie, successivement, il n’en résultera pas que cette civilisation soit asiatique ; elle peut être encore africaine, mais venue de l’ouest au lieu du sud. Ce sont les Berbers ou Berbères de l’Afrique septentrionale qui, dans ce cas, auraient civilisé l’Égypte.

Parmi les Berbères actuels, un bon nombre ont une ostéologie essentiellement égyptienne. L’ancien Berbère aurait été brun, et c’est à l’influence de la race européenne, à l’immigration des hommes du Nord qu’il faudrait attribuer cette description des Tamahou, des Libyens de la XIXe dynastie, à la face pâle, blanche ou rousse, avec des yeux bleus. Ces blancs, engagés par les pharaons comme mercenaires, ont fortement métissé l’Égyptien, et aussi le Libyen ; il faut donc en faire abstraction, et remonter au Libyen brun, au vrai Berbère, pour trouver le peuple qui aurait civilisé l’Égypte primitivement. C’est un grand labeur, car les Berbères africains disparaissent de plus en plus en Algérie ; en Égypte, le type berbère ne se rencontre que trop mélangé. D’après cette théorie, le Berbère africain de l’ouest, le Libyen brun, aurait peuplé la vallée du Nil-Nouveau ; mais, presque aussitôt, ou peu après, une invasion d’Européens ayant métissé le Libyen du nord de l’Afrique, ce Libyen métissé, à la peau blanche et aux yeux bleus, serait venu modifier l’Égyptien primitif. Cet Égyptien, par le sang venu d’Europe, tiendrait à la race indo-européenne, aurait en lui de l’Arya ?

Le Berbère brun était grand, bien proportionné, musculeux, un peu lourd, à peau blanche, aux cheveux noirs et droits, aux yeux sombres ; l’ovale de son visage, peu régulier, ne se caractérisait par aucun allongement ; une dépression transversale à la base du front, avec des crêtes sourcilières très accentuées, lui donnait sa physionomie spéciale ; le nez relevé à l’extrémité et des oreilles loin des yeux distinguaient le Berbère de l’Arabe. Plus tard, le Berbère subira l’influence des « blonds » du nord, des jaunes de l’Arabie et des noirs du centre africain ; de même qu’il viendra influencer, lui, les habitants des côtes méditerranéennes, à l’ouest, au nord et à l’est. L’application de la philologie à la recherche du type berbère l’a fait classer parmi les Indo Européens ? Par la même voie, on est arrivé, d’ailleurs, à trouver des Indo-Européens chez les Bedjarins ou Bisharis de la Haute-Nubie, et chez les Barabras ou Kenou de la Basse-Nubie ?

Africains ou Asiatiques, les civilisateurs de la vallée du Nil-Nouveau, de l’Égypte, trouvèrent-ils, en arrivant, et installé, un groupe d’hommes qu’ils durent refouler vers le sud ? A cette époque l’Égypte n’existait presque pas ; le Nil était hésitant, mal défini ; le delta se formait à peiné ; des marais couvraient de grands espaces. Les immigrants s’emparèrent de cette Égypte sortie des eaux, maîtrisèrent le fleuve, endiguèrent ses rives, utilisèrent ses générosités, civilisèrent, en un mot, la terre envahie. Il y a une clarté projetée par la bible hébraïque sur ces origines obscures. Il est probable que Moïse avait appris des prêtres égyptiens beaucoup de choses vraies qu’il utilisa avec une extrême habileté. Le chapitre X de la Genèse signale quatre tribus distinctes, représentées chacune par un fils de Misraïm, qui occupaient l’Égypte au commencement. Or l’auteur de la Genèse voulant diviser le monde entre les trois fils de Noé, — Sem, Cham et Japhet, — se trompe quand il en vient à donner sa place à l’Égypte dans le partage : il oublie que les Chananéens sont des Sémites, et il les confond avec les Koushites, qui sont des Chamites appartenant à Cham. Cette confusion devient une réalité. Il semble que les opinions diverses tendent à se concilier dans cette théorie acceptable, d’une population africaine, relativement barbare, occupant la vallée du Nil, — groupe chamite, suivant la division arbitraire de la bible hébraïque, — auquel se superposa un autre groupe, — sémite ou japhétique, — apportant avec lui les éléments de la civilisation. Ainsi se justifierait cette confusion de races que Moïse dut évidemment constater à Memphis pendant qu’il s’instruisait pour la réalisation de son entreprise.

Par les Éthiopiens du sud, par les Africains de l’ouest et par les Asiatiques de l’est, l’Égypte a donc reçu, dés ses origines, le sang des races principales occupant le monde. Son histoire ne sera que la continuation de cette destinée dominante ; en elle se fusionneront sans cesse les éléments de la vie humaine généralisée.

La civilisation, dans le plus haut sens du mot, partie de l’Inde et de l’Iran, ébranle l’Assyrie, stimule l’Asie Mineure, fait surgir la Grèce, crée Rome, jette en Gaule toute l’agitation de l’Europe septentrionale soulevée, descend en Espagne, traverse la Haute-Afrique, révolutionne l’Abyssinie, heurte les Arabes, va frapper les Hébreux, descend la mer Rouge, retourne à l’Inde après avoir exécuté son immense tourbillon, y trouve le Bouddha, c’est-à-dire la tradition de l’aryanisme, et revenant à l’Europe par le Golgotha, nous donne le Christ. Au centre de ce vaste cyclone, lent, formidable, qui a tout remué, tout bouleversé, tout entraîné, l’Égypte demeure calme, dédaigneuse de ses conquêtes malgré l’incommensurable orgueil de ses pharaons, ouverte à tous, bonne, excellente, aimant la paix et le doux vivre. Ennemi des ombres, des vues louches et des pensées tortueuses, bâtissant à angles droits, sculptant à ciseau résolu, exprimant le simple, laissant se manifester les religions et les philosophies, l’Égyptien voit passer les monarques et les divinités, sans élever la voix contre le despote, sans oser une moquerie contre le dieu. Et cette tolérance inouïe, qui ressemblerait à un suicide, qui devrait donner un peuple mou, lâche, indifférent, c’est, au contraire, la caractéristique d’un groupe d’hommes qui accomplit les merveilles de cet art patient devant lesquelles, encore stupéfaits, nos ingénieurs, nos architectes, nos graveurs, et nos orfèvres même sont bien forcés de se déclarer inhabiles ou impuissants.

Dès que nos ancêtres, — Européens, — préparés par les Aryas de l’Inde et les Iraniens de la Bactriane, inaugureront leur cycle historique, l’Égypte, ainsi qu’une véritable mère d’adoption, leur dira ce qu’est la vie et quelles consolations l’art peut donner en atténuation des maux inévitables. Il n’y aura plus d’événements historiques au monde où l’Égypte n’interviendra. Et elle recevra comme dans un asile, les gardant, les façonnant à son climat, à ses mœurs, les améliorant d’ordinaire, les instruisant comme dans un Institut, tous ceux que le destin jettera dans la vallée bénie. C’est ce mélange continuel, ce grand brassement d’hommes, qui rend si difficile, presque impossible, la fixation ethnographique du type égyptien proprement dit.