Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Inde, Iran et Égypte. - Le Nil. - Les grands lacs. - Affluents. - Le Nil-Blanc, le Nil-Bleu, le Nil-Vert, le Nil-Rouge. - L’inondation à Khartoum. - Le Nil décroissant. - Puissance du fleuve. - Le problème des sources. - Les cataractes. - Les variations du cours du Nil : obstacles de Philæ et de Silsileh. - Le delta. - Le Nil-dieu. - Le rôle de l’Égypte.

 

Au moment même où Zoroastre, voulant organiser l’Iran, inaugurait sa réforme en Bactriane, c’est-à-dire vers l’an 2200avant Jésus-Christ, — l’Égypte, soudainement envahie, se révélait à ses vainqueurs comme une étonnante merveille. La Chine seule semble pouvoir disputer aux Égyptiens l’antériorité d’une véritable vie historique. Pour nous, qui tâchons de dire simplement, avec les origines de la grande famille européenne, les influences qui ont pesé sur le développement de notre propre civilisation, l’Égypte n’existe qu’à dater du jour où elle intervient dans le conflit des races auxquelles nous appartenons.

Le résumé de la première civilisation européenne pourrait tenir dans un triangle dont l’Inde, l’Iran et l’Égypte seraient les côtés. Que l’esprit conçoive une sorte de poussée intellectuelle rompant ce cadre, et ce sera comme une diffusion de faits, une rupture de limites au delà desquelles l’esprit ne peut que s’égarer. Certes, l’humanité ne s’est pas contentée des leçons et des lois que donnèrent au monde les admirables poètes du Sapta-Sindhou, le législateur profond de l’Iran, les artistes merveilleux des temps pharaoniques ; mais peut-être serait-il difficile de trouver dans nos mœurs, comme dans nos pensées, beaucoup de fructifications heureuses dont les germes n’aient reçu, d’abord, jadis, le chaud baiser du ciel de l’Égypte, de l’Inde ou de l’Iran.

Dans l’Inde, et trop vite, les brahmanes livreront les Aryas du Sapta-Sindhou à la civilisation corrompue des hommes jaunes qui peuplent les bords du Gange, et la désolante loi de Manou, cruellement rédigée, sèche, impérieuse, cléricale, viendra fausser l’esprit aryen ; — en Iran, les successeurs de Zoroastre, destours ou magiciens, n’hésiteront pas, pour servir leurs intérêts personnels, à dénaturer l’œuvre toute saine du législateur de la Bactriane ; — de Ninive à Byblos, les Asiatiques, incohérents, capricieux, imagineront des divinités bizarres, des cultes révoltants ; — Jérusalem et Samarie, avec outrecuidance, feront un Jéhovah terrible, armant les hommes, régnant par le fer de h guerre, purifiant par le feu des incendies ; — l’Arabie, avec Mahomet, décrétera le poids du glaive ; - la Chine, avec les Mongols, enverra ses hordes outrager l’Aryen ; - Carthage, endoctrinée par la Phénicie, prêchera le mercantilisme ; — et l’Europe, tour à tour domptée ou séduite, vaincue ou charmée, s’abandonnera aux dieux de la force ou du plaisir ; — mais, continuellement, l’esprit aryen qui est en elle se révoltera, et d’immenses consolations viendront apaiser ses folies, combattre ses erreurs, la ramenant ainsi à ses origines délicieuses, à ses jouissances nobles, à ses glorieuses destinées.

C’est pendant ces périodes de renouveau, ces sortes de retours printaniers, que nos poètes chantent comme chantaient leurs aïeux du pays des sept rivières, que nos moralistes légifèrent comme légiférait Zoroastre, que nos artistes se complaisent dans leurs œuvres simples comme le faisaient les artistes égyptiens. Et c’est alors qu’apparaissent les consolateurs suprêmes, les simplificateurs résolus, les révolutionnaires impatientes ; les uns, comme jésus, nous rendant Zoroastre et Bouddha ; les autres, comme Raphaël, revenant à l’art vrai des dessinateurs de l’ancienne Égypte, ou, comme Voltaire, projetant l’éclat du bon sens aryen sur les obscurités du mensonge et de l’hypocrisie.

Les grandes sources de cet aryanisme, par lequel l’Europe est la meilleure des humanités, sont en Inde et en Iran, mais obstruées, corrompues, et telles que nos lèvres ne peuvent y boire qu’avec précaution. Les bibles de ces origines, — le Rig-Vêda et le Zend-Avesta, — sont dans nos bibliothèques, mais combien surchargées, le Zend-Avesta surtout, de gloses perfides ! Bouddha lui-même, que n’a-t-on pas fait pour abuser de sa leçon ? Cependant, l’esprit aryen, la charité bouddhique et le catholicisme zoroastrien sont venus jusqu’à nous. L’histoire doit nous dire la grande part que prit l’Égypte dans la transmission des doctrines par lesquelles l’Europe vit le Beau et apprit le Vrai.

 

L’Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n’a pas seulement fait le pays ; il a surtout façonné l’esprit des hommes, en tourmentant leur raison, en stimulant leur curiosité. Ce fut la gloire et le malheur des Égyptiens, que cette fertilité miraculeuse des terres arrosées par le fleuve-roi. Les convoitises les plus audacieuses ne cessèrent jamais d’être excitées vers ce couloir africain où la semence donne trois fois ce qu’on lui demande. Il faut avoir vu le fleuve devant Memphis, devant Thèbes, devant Philæ, surtout devant Ibsamboul, pour comprendre l’attrait de l’Égypte, pour éprouver la fascination du Nil.

En faisant du Nil le Jupiter égyptien, les Grecs exprimaient bien la pensée craintive qui vient à l’esprit lorsque, dans le silence lumineux des lourdes journées égyptiennes, l’homme, qu’il soit de Perse, de Grèce, de Rome ou de Byzance, voit descendre, et couler, lentement, inévitablement, ce fleuve magnifique portant en soi toute la richesse d’un pays. Tel despote pourra décréter la destruction des temples, la flagellation du peuple, le bouleversement du sol ; l’Égyptien sait que le Nil viendra à l’heure dite, et que la terre lui sera rendue, comme si le despotisme n’avait rien ordonné. L’Égyptien, par le Nil, a appris à attendre ; et lorsqu’il souffre, il compte sur le grand ami qui sait le consoler.

La constante régularité avec laquelle depuis tant de siècles le Nil accomplit ses bontés, fut pour l’homme plus qu’un sujet d’étonnement. L’Égyptien ne pouvait pas prévoir les lois scientifiques qui devaient expliquer un jour ce phénomène. Il croyait autant à l’intervention d’un maître inconnu qui créait le fleuve et l’envoyait, qu’à l’intelligence du fleuve lui-même, agissant de sa propre volonté, venant à l’Égypte avec résolution.

Depuis des milliers d’années, le jour même qui correspond au 16 janvier du calendrier grégorien commence la période du Nil. Dès ce moment, et jusqu’à la fin complète du phénomène, l’Égyptien n’a pas d’autre préoccupation que celle de questionner les eaux du fleuve. Le calendrier copte, qui est demeuré comme le témoignage persistant, et très curieux, du passé de la vieille Égypte, donne au regard de ce jour cette phrase indicative : La bénédiction du ciel descend sur l’eau du Nil.

Le livre copte, incompris de ceux qui le rédigent maintenant, signale bien, et à sa date, le commencement du prodige qui s’accomplit, alors, non point en Égypte, mais au centre du continent africain. Les vents qui règnent généralement sur le plateau central de l’Afrique intérieure viennent de l’est, en inclinant tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, suivant la marche du soleil. Ces vents amènent de l’océan indien des vapeurs intenses qui se résolvent en pluie dans les vallées, ou se condensent en neiges sur les hauteurs. Le point central vers lequel les nuages indiens semblent se diriger ordinairement, c’est l’Onnyamouesi, nom de pays que Speke a traduit par les mots terre de la lune ; constatation singulière qui vient donner une lueur franche de réel aux fables que l’antiquité nous a léguées sur les origines des sources du Nil.

Ces pluies deviennent violentes en février ; elles sont comme des cyclones que la puissance des courants aériens pousse de l’Inde à l’Afrique. Ces trombes coïncident, dans le centre africain, avec la venue du soleil chaud qui fait fondre les neiges, et c’est alors que de toutes parts des torrents se précipitent, des marais s’étalent, des lacs s’emplissent, des sortes de mers intérieures se forment, immenses, mais peu visibles à cause de la végétation extraordinaire, géante, des bas-fonds. Les ajoncs inextricables, et les taillis enchevêtrés, et les lianes désordonnées qui s’entrecroisent, retenant tous les détritus que les neiges fondues apportent des hauteurs, forment comme des obstacles ininterrompus, solidement reliés entre eux, tout autour des lacs nouveaux, qui, chaque jour, grossissent et s’élèvent ; de telle sorte que, parfois, souvent même, les eaux étalées sont plus hautes que le sol les environnant. Mais les pluies sont persistantes, les torrents, bien que moins fougueux, ravinent encore les coteaux, des milliers de ruisselets descendent continuellement vers les grands marécages, et voici qu’un jour, le poids des eaux étant devenu supérieur à la résistance des obstacles, les lianes se rompent, le bourrelet cède, une brèche est faite par où les eaux se précipitent, vers le nord, vers l’Égypte, dans une dépression territoriale que les siècles ont consacrée, et c’est le Nil.

Ces eaux de crues apparaissent à Gondokoro le 24 février, entraînant avec elles de nombreux nuages chargés de pluie. Il pleut à Gondokoro, sérieusement, dès mars. Cependant, ni le flot de crue, ni les pluies, ne donnent au fleuve encore une importance exceptionnelle. On dirait que jusqu’à ce moment le Nil, sur sa longue route, a mis comme à contribution, pour s’alimenter, toutes les humidités du sol que son cours traverse, et que le premier déversement des lacs intérieurs ne sert qu’à suppléer aux humidités absorbées, à maintenir le fleuve coulant.

C’est de l’Abyssine que doit venir le premier flot de véritable crue. Là aussi des neiges sont tombées qui couvrent les hauteurs et que le soleil d’avril fondra avant que les pluies d’été n’arrivent. Le lac Tsana, qui reçoit l’eau de cette fonte, se déverse, à l’ouest, vers l’Égypte, par une rivière qui porte le nom de Nil-Bleu. Le lac Tsana ayant une altitude de deux mille mètres, et le trajet du Nil-Bleu se rendant au Grand-Nil étant relativement court, les eaux du lac, limpides, bleues, vont en toute hâte, et chantantes, par un lit de roches et de cailloux, jusqu’à Khartoum, où passe le Nil-Blanc venant du centre de l’Afrique, et dont les eaux, encore purement déversantes, c’est-à-dire reposées, ont une couleur opaline, quasi laiteuse. Les eaux du Nil-Blanc et du Nil-Bleu, réunies, vont au nord, ne se confondant guère définitivement qu’à Abou-Hammed, soit à cinq cents kilomètres de Khartoum.

C’est au centre du continent africain que se prépare la grande crue. Les eaux nouvelles, descendues des hauteurs, et qui ont formé ces immenses réservoirs dont le poids va bientôt emporter toutes les retenues, vont se répandre sur les vastes marais qui, stagnants depuis de longs mois, se sont épaissis de la moisissure des herbes, de la déjection des pachydermes, de l’entassement des insectes aimant à vivre dans ces grasses et tièdes eaux. Ces marécages de plat pays, sans bords pour ainsi dire, lourds et gluants, comme refoulés par les eaux nouvelles, s’allègent de leurs puanteurs dans le Nil déjà grossissant, vont augmenter la crue du Nil-Bleu à Khartoum, et c’est ainsi que le premier signal de la grande crue annuelle, bienfaisante, arrive au Caire, le 6 juin, en une eau verdâtre, gélatineuse, dangereuse à boire, jusqu’au moment où, le Nil-Bleu l’emportant sur le Nil-Vert, les Égyptiens se réjouissent, célébrant la nocta céleste qui symbolise le fleuve naissant. C’est dans la nuit du 17 juin que l’ovation se manifeste.

Le Nil-Rouge, fécondant, va succéder au Nil-Vert. Le grand flot a passé à Khartoum le 27 avril, comme un mascaret ; il est à Dongola le 16 mai, à Ouadi-Halfa douze jours après, au Caire le 17 juin. La nocta, ou goutte, est tombée du ciel, purifiant le Nil verdi, déposant dans son sein, qui se gonfle, le ferment précieux des fécondités. Dans le centre africain, des orages incessants ont battu les eaux des marécages, détruit les bourrelets de détritus qui obstruaient les issues des lacs, fouetté les écumes, dispersé les fermentations ; les eaux, désormais libres, impatientes, vont largement vers l’Égypte, emportant des quantités de terres brunes, rougeâtres, qui se sont enrichies depuis la dernière crue, par le dessèchement d’une végétation luxuriante qu’aucune humidité malsaine n’est venue polluer. Le Nil-Rouge, bienfaisant, généreux, adoré, passe au Caire le 31 juillet. Le Nil-Rouge et le Nil-Bleu caractérisent les deux extrêmes du grand œuvre.

Sur les murs du palais de Louxor, Aménophis, allaité par sa mère et caressé par le dieu Ammon-Râ, est présenté aux divinités par un Nil peint en bleu et un Nil peint en rouge, symbolisme évident de l’importance du fleuve dans ses deux extrêmes manifestations.

La crue, très énergique dés le début, s’accentue encore jusqu’au milieu d’août ; elle atteint à son maximum, ordinairement, le 20 août à Khartoum, le 30 à Assouan, le S septembre à Thèbes, le 13 à Siout et le 26 au Caire. Cette lenteur dans la marche du flot définitif s’explique par les nombreuses saignées que les Égyptiens font au fleuve, tout le long de son cours, chacun le sollicitant pour sa terre. La hauteur de la crue varie suivant la distance ; elle n’est que d’un mètre dans les lacs du centre africain ; elle est de deux mètres à Gondokoro, et de trois mètres à vingt kilomètres au nord de ce point, des affluents venant déjà au Nil. A Khartoum, malgré la vaste étendue des terres inondables, les eaux grossies par le Nil-Bleu atteignent jusqu’à sept mètres. C’est là seulement que le Nil inonde, dans le sens littéral du mot, la terre qu’il favorise. Le lit du fleuve n’y a pas moins de deux et trois kilomètres de largeur, et les plaines que le Nil couvre, au moment du maximum de la crue, s’étendent des deux côtés, au loin.

L’inondation de Khartoum, après celle de Thèbes, est le plus beau spectacle qui se puisse voir. Les eaux, rouges, bronzées, très reflétantes, lumineuses par larges plaques, couvrent entièrement les vastes plaines à l’occident du Nil ; à l’orient, l’or brun des ondes entoure comme d’un cadre sévère de charmants villages, aux jardins frais, d’où s’élancent les palmes vertes, frémissantes, et les minarets blancs, un peu raides, mais sveltes et très élégants. Sur l’autre rive l’inondation est absolue ; le flot, bruyant parfois, avec des miroitances enflammées, se heurte à des oasis de palmiers que le courant tourmente, à des groupes de mimosas ou de baobabs, très robustes, et qui résistent aux tournoiements écumeux. Sur cette immensité mouvante, qui marche au nord, résolument, vont au courant, ou le remontent, les barques nubiennes aux longues voiles blanches épointées, toutes au vent, penchées, audacieuses, confiantes, le pilote sachant bien les routes et les écueils qui sont sous le flot.

Après Khartoum, grossi par de nouveaux affluents, mais surtout arrêté par l’obstruction des cataractes, le Nil monte toujours. Il est à huit mètres près de Chendy, à neuf mètres et demi à la cataracte d’Hannek ; il n’a plus que huit mètres à l’amont de Kaïbar, mais il touche dix mètres et demi à l’aval de cette cataracte. C’est à Semneh que le Nil atteint à sa plus grande hauteur ; près de douze mètres. A Assouan, il ne s’élève plus que de neuf mètres. Dans le delta, la crue est la même qu’à Khartoum, soit de sept mètres.

Le 26 septembre, le phénomène est terminé ; les eaux commencent à baisser, presque aussitôt. Cependant, quelquefois une seconde crue se manifeste vers octobre. La période de croissance du Nil donne bien les cent journées dont parle Hérodote, d’après l’indication des prêtres de Memphis.

Pendant la période de sa décroissance, qui est de cinq à huit mois, le Nil, depuis Khartoum, ne recevant aucune pluie, aucun affluent, subit une évaporation puissante sur un cours de mille quatre cent soixante lieues, et, cependant, il coule sans s’interrompre jamais. C’est là cette merveille des siècles que les chroniqueurs arabes ont qualifiée.

Pour que l’œuvre bienfaisante du Nil s’accomplisse, la crue doit arriver à seize coudées ; si elle est inférieure à treize coudées, c’est un malheur public ; les récoltes manquent, la famine peut en résulter. Ce Nil désastreux fut celui du Joseph biblique. Le Nil en pleine crue vaut vingt fois le Nil moyen.

Amrou écrivait à son maître, le calife Omar : Le Nil a son temps auquel les fontaines et les sources de la terre lui sont ouvertes, suivant le commandement qui lui est fait par son créateur qui gouverne et dispense son cours pour fournir de quoi vivre à la province ; et il court, suivant ce qui lui est prescrit, jusqu’à ce que, ses eaux étant enflées et ses ondes roulant avec bruit, et ses flots étant parvenus à sa plus grande élévation, les habitants ne peuvent passer de village en autre que dans de petites barques, et l’on voit tournoyer les nacelles qui paraissent comme des chameaux noirs et blancs dans ces imaginations... Puis, lorsqu’il est dans cet état, voici qu’il commence à retourner en arrière et à se renfermer dans son canal, comme il en était sorti auparavant, et s’y était élevé peu à peu. Ce qu’Amrou constatait, les Égyptiens d’il y a cinq mille ans le constataient de même, ainsi que l’a démontré notre Biot, et les fellahs du dix-neuvième siècle le constatent à leur tour, chaque année.

Mais l’Égyptien de notre siècle, comme celui du temps d’Amrou, et du temps de Ménès, émerveillé, plein de confiance, comptant sur le Nil, ne semble pas avoir la curiosité de surprendre le secret de la merveille dont il jouit. D’où vient le Nil ? où va-t-il ? quelle est la raison de sa régularité prodigieuse, qui le fait blanc, et vert, et bleu, et rouge tour à tour ? Quel ami, quelle puissance met en lui ce limon fécondant ? A quelle source inépuisable emprunte-t-il sa richesse ?... Qu’importe ! Il est le maître de son mystère, et son despotisme est si bon qu’il y aurait de l’ingratitude à le questionner. Il n’a jamais failli à son devoir ; il entretient l’Égypte qui est son œuvre ; il sait, sans doute, ce qu’il veut, et nul au monde ne serait capable, eût-il des armées innombrables, de faire avancer d’un jour ou retarder d’une heure le flot bienfaisant qu’il apporte de l’inconnu. Qu’est l’homme devant cette puissance qui, si elle se détourne, détruit un monde par le seul fait de son abandon, et le vivifie malgré tout si elle continue à l’aimer ? Tout dépend du Nil ; les pharaons ne sont que ses esclaves ; l’Égypte n’existe que parce qu’il est là. Sous la dépendance du Nil, l’Égyptien accepte les munificences du fleuve, sans oser, sans vouloir rechercher les causes des bienfaits qu’il reçoit.

Il n’en est pas de même de ceux que l’Égypte attire et qui, de loin, ont entendu les récits fabuleux du Nil. Exploiteurs avides ou conquérants glorieux, il n’est pas d’étranger devenu le maître de l’Égypte qui ne se soit tourmenté du désir de savoir les sources du fleuve, de connaître les secrets de ses dons. Depuis Cambyse jusques à Bonaparte, le problème du Nil ne cessa pas un instant de préoccuper les esprits.

Dix fois, des grands lacs à la mer, des roches granitiques arrêtent le Nil dans son cours. Ces obstacles, exagérés dans les récits antiques, ne furent pas sans donner à l’Égypte la réputation d’un pays d’accès difficile, redoutable, et au centre africain l’aspect d’un séjour mystérieux. La cataracte de Philæ, qui n’est en réalité qu’une succession de rapides dont les Nubiens se jouent, était encore pour Cicéron une infranchissable chute. C’est ainsi, disait-il, que vers les lieux où le Nil se précipite avec fracas du haut des monts, la peuplade voisine est devenue sourde à ce bruit qui retentit incessamment. Sénèque Pline, Solin, Ammien Marcellin, ne sauront que répéter ces exagérations. Après avoir dépassé l’Éthiopie, le Nil, en possession de tout le volume de ses eaux, arrive aux cataractes, rochers abrupts, du haut desquels, tombant, il se précipite plutôt qu’il ne coule. Le Nil ne se précipite pas ; il s’arrête devant des successions de roches accumulées, grossit, s’étale, monte, et passe au-dessus de la large barrière, rapide, écumant, avec un bruit sourd, continu, sans colère, souriant presque, dédaigneux.

Il semble, à lire ces récits outrés du passé, que l’on entend les prêtres de Memphis, questionnés par les Grecs curieux, se complaire à épouvanter leurs auditeurs, et c’est une impression qu’il importe de ressentir, une diplomatie qu’il est nécessaire de connaître, pour arriver à la vérité de tout ce qui fut la vie des Égyptiens et des pharaons. Les hiérophantes des bords du Nil dirent leurs dieux comme ils expliquèrent leur fleuve, se moquant un peu de la crédulité des étrangers, défendant ainsi, non sans succès, leur magnifique domaine. L’histoire nous montrera souvent des étrangers, venus en maîtres, s’intimider au seuil des temples qu’habitaient, dans une obscurité profonde, de redoutables divinités, et des guerriers très braves hésiter devant le Nil.

Cependant, l’avenir pourrait nous apprendre que les prêtres de Memphis eux-mêmes, sachant leurs mensonges, ne faisaient que répéter, pour défendre leur pays, des épouvantements qui avaient été vrais jadis. Le Nil, comme le Congo, n’a pas toujours été ce qu’il est. Des cataractes existaient peut-être qui ont disparu, et de véritables chutes, effroyables, ont pu retentir là où le fleuve ne fait maintenant que franchir un obstacle. C’est une question sérieusement posée que celle de savoir si le Nil arrêté à Silsileh, peu après la première cataracte, par une haute muraille de grés, n’allait pas se jeter à la Méditerranée par une voie plus occidentale, ou se perdre dans les sables de la Libye ? et si, plus antérieurement encore, les granits de Philæ n’arrêtaient pas, net, le fleuve-roi qui formait alors un immense lac au sud d’Éléphantine ?

Le fleuve apporte continuellement, du centre de l’Afrique, de prodigieuses quantités de terres, qu’il répand à sa droite et à sa gauche au moment des inondations, mais qui se déposent au fond de son lit pendant la longue période des eaux calmes. Ces dépôts exhaussent nécessairement le fond du fleuve. Cette surélévation continuelle du lit fluvial, par le dépôt des matières transportées, est une donnée satisfaisante pour l’explication de la cataracte de Philæ. Il semble difficile, en effet, que le Nil ait pu rompre la barrière de granit qui y retenait ses eaux. N’est-il pas vraisemblable chue le Nil, là, s’élevant toujours, a fini par atteindre à un niveau qui lui a permis de franchir la barrière, de passer au-dessus d’elle simplement ? La diluvion continuelle de l’obstacle ainsi immergé l’abaissant avec continuité, le Nil, au sud de Philæ, n’a pu que décroître à mesure que, l’obstacle s’usant, de plus grandes quantités d’eau se déversaient. Il n’est pas douteux qu’au sud de Philæ le niveau du Nil descend. Peu après la deuxième cataracte, au village de Semneh, des roches bordant le fleuve à pic ont, à sept mètres au-dessus des plus hautes eaux, des inscriptions hiéroglyphiques prouvant que depuis quarante siècles le Nil, sur ce point, s’est abaissé de sept mètres. Avant ce cycle, tout le plateau de Khartoum n’aurait été qu’un immense lac semblable aux lacs actuels du centre africain. Alors, de ce lac sortaient plusieurs fleuves qui fertilisaient la Nubie maintenant déserte.

Par un phénomène contraire, tandis que le Haut-Nil s’abaissait, le Bas-Nil, le Nil-Nouveau, au nord de Philæ, et surtout au nord de Silsileh, s’exhaussait. Les terres apportées par le fleuve élèvent le fond de son lit continuellement, pendant la période calme, et le limon répandu pendant la période d’inondation augmente les rives du fleuve chaque année. Ces apports, mélangés de sable au début, se simplifient en argile à mesure que lés eaux s’avancent, et, quasi liquéfié à l’extrémité du parcours, le limon s’étend sur de vastes espaces, se dépose, s’avance vers la mer, crée des terrains nouveaux et forme le Delta.

Les prêtres de Memphis dirent à Hérodote que le roi Ménès, — il peut y avoir soixante et dix siècles de cela, — avait trouvé la mer à Memphis, et que de Memphis à Thèbes l’Égypte n’était alors qu’un marais. L’application stricte au delta égyptien des lois de l’accroissement des deltas ne permet pas d’accepter définitivement cette affirmation d’Hérodote. Les plages basses du delta actuel s’augmentent chaque année, sur deux points, de quatorze et de seize hectares. Si cet accroissement était pris comme un maximum normal annuel, le Nil aurait mis plus de sept cents siècles à combler son estuaire. Comment appliquer à un pareil fleuve, si prodigieusement tourmenté dans le passé, la loi des habitudes relativement tranquilles qui le régissent actuellement ? Quoi qu’il en soit, une époque fut oit la mer Méditerranée baignait les murs de Memphis, oit l’isthme de Suez n’existait pas, et, antérieurement, une époque où le Nil ne dépassait pas l’obstacle de Philae. Alors, il n’y avait pas d’Égypte, et pas d’Égyptien.

Le delta formé des alluvions du Nil eut un premier littoral dont on a sûrement retrouvé la trace à Athribis. La plaine, basse, marécageuse, repoussant la mer, donne au fleuve trois branches principales, — Pélusiaque au nord-est, Canopique au nord-ouest, Sebennytique au nord — mais une quantité de canaux naturels se formèrent, au moment des crues, qui vinrent modifier chaque année le réseau des embouchures ; ces modifications se continuent. Il y eut jusqu’à quatorze bouches principales. L’étendue actuelle du delta est de vingt-trois mille kilomètres carrés ; le sol s’y élève progressivement de quatorze centimètres par siècle ; la hausse du fleuve s’y manifeste, — à Tantah et à Mansourah, - vers la fin de juin ; l’eau y est au niveau des terres au commencement d’août et ne se retire qu’en octobre. Au milieu de novembre les eaux sont à leur niveau moyen.

Le Nil féconde, actuellement, cinq millions de feddans de terres, ou plus de deux millions d’hectares. Là où les eaux du Nil ne vont pas, l’Égypte n’est plus ; le Nil est à lui seul et la cause et l’effet. Tout vient du Nil, tout va ! au Nil, tout s’explique par le Nil. Il n’a pas seulement fait l’Égypte, il a encore donné à l’Égypte l’Égyptien, et à l’Égyptien le gouvernement des pharaons. Qu’ils aient régné à Napata, à Memphis ou au Caire, les maîtres de l’Égypte n’ont jamais eu qu’une préoccupation principale, celle de la réglementation des eaux du fleuve à l’époque de l’inondation. Pourrait-on s’imaginer le désordre et le bouleversement qui eussent résulté, et qui résulteraient encore, d’un état d’anarchie où chacun, librement, et sans se préoccuper de son voisin, prendrait au Nil, comme il lui plairait, l’eau nécessaire à l’arrosage de son domaine ? Il est indispensable qu’un pouvoir central, instruit et vigilant, apprécie, réglemente, distribue la crue du fleuve, mesure ses réservoirs, ordonne ses digues, limite, dans l’intérêt de tous, les droits de chacun.

Il, a été dit de cette nécessité de réglementation qu’elle est la cause principale et urgente qui a constitué le despotisme en Égypte et l’y a maintenu plus ou moins violent jusqu’à nos jours ; que, cette cause devant subsister, le despotisme y gouvernerait tant que le Nil y coulerait, le Nil étant un intérêt commun imposant un pouvoir supérieur. Il est évident que sans l’intervention d’un pouvoir central la distribution équitable du Nil serait impossible ; mais il ne serait pas indispensable que ce pouvoir central émanât définitivement d’un souverain absolu ; des lois pourraient suffisamment y suppléer. Dans le passé, il est incontestable que le despotisme spécial des pharaons, absolu, inexorable, mais non détesté, explique par le Nil son absolutisme et sa bienveillance.

L’Égyptien, ne vivant que par le Nil, incapable de le comprendre, ignorant ses origines et ses fins, comptant sur une part du fleuve, mais trop faible pour se l’assurer, devait nécessairement attendre d’un maître la protection sans laquelle sa propre vie eût été compromise. Le souverain, le pharaon, le dispensateur du Nil, exerçait bien son despotisme, non sans intelligence. Tandis que les sujets du pharaon pouvaient croire que le maître savait les mystères du fleuve, le souverain, lui, n’ignorait pas sa propre ignorance, et, pressentant une puissance supérieure à la sienne, l’orgueil du pouvoir ne l’aveuglait point. De là cette douceur, cette patience, cette soumission de l’Égyptien ; de là ce despotisme hésitant des souverains qui gouvernèrent l’Égypte, et de là, surtout, cette perpétuité des choses qui caractérise la vie aux bords du Nil. Comment oser modifier quoi que ce soit dans l’ordre des faits établis, lorsque le Nil, de qui tout dépend, demeure, lui, toujours le même ? Qu’il sait peuple ou qu’il soit souverain, l’homme, devant le Nil, a l’impression la plus profonde de son impuissance. Et c’est ainsi que, dans ce pays même où des milliers de divinités surgiront, le Nil seul, imposant le respect, ne sera jamais dieu dans le sens précis du mot.

Le Discours d’initiation hermétique résumant l’ancienne doctrine égyptienne caractérise l’Égyptien devant le Nil. Rappelez-vous, dit Hermès à Asclépios, le passage si souvent cité de l’hymne au Nil, où il est dit de ce dieu : qu’on ne taille pas dans la pierre des statues le représentant avec le diadème royal ; qu’on ne l’aperçoit pas ; qu’on ne le sert pas ; qu’on ne lui fait pas d’offrandes ; qu’on n’agit pas sur lui par de mystérieuses cérémonies ; qu’on ne sait le lieu où il réside ; qu’on ne trouve pas ce lieu par la vertu des livres sacrés. Il ne semble pas que dans l’histoire des hommes on puisse citer une divinité plus noblement adorée que ne l’a été le Nil ; c’est que le Nil fut, sans doute, le seul dieu que ses propres prêtres crurent possible, le redoutant.

Les brahmanes qui avaient fait Indra et qui l’expliquaient aux Hindous, pouvaient sans scrupules, et tour à tour, adorer, négliger, abandonner ou reprendre la divinité qu’ils avaient imaginée ; les sectateurs de Zoroastre, héritiers des magiciens du Touran autant, et plus peut-être, que du grand législateur de la Bactriane, sachant l’origine des divinités iraniennes et l’importance des jongleries, bien maîtres de l’influence qu’ils avaient acquise, se livraient aux capricieuses volontés de leurs esprits ; les prêtres égyptiens, eux, libres de réglementer des cérémonies, de combiner des croyances, de formuler des divinités secondaires, innombrables, croyaient à cette divinité principale, effrayante, inconnue, par laquelle le Nil existait, si elle n’était le Nil lui-même ! Ce respect du Nil, que les prêtres de toutes les religions pourraient qualifier d’indifférence, parce qu’il contraste étrangement avec les excès de tous les cultes, et qui n’est cependant que l’unique manifestation de la vraie foi, était tel, que presque jamais, — sinon jamais, — un Égyptien n’eut la pensée d’aller jusqu’à ses sources troubler le fleuve-roi, le fleuve-dieu.

Il ne devait pas en être ainsi des étrangers, ne connaissant du Nil que ses richesses, n’éprouvant pas la même l’impression que l’Égyptien. Très convoitée, admirablement située, sorte de nœud géographique, de point central réunissant trois mondes, — l’Europe, l’Afrique et l’Asie, — l’Égypte devait être comme le carrefour où s’échangeraient les pensées humaines, diverses, et hâter ainsi l’émancipation intellectuelle de l’humanité. Les conquérants les plus audacieux y viendront constater, mieux que partout au monde, l’instabilité de la gloire ; les esprits troublés y viendront jouir d’une nature admirablement équilibrée ; et c’est ainsi que, mus par l’ambition ou par la sagesse, les conquérants et les philosophes attirés vers l’Égypte y éprouveront la salutaire influence du Nil.

Les nations enfin devront au Nil, à l’Égypte, dans la suite des siècles, la jouissance suprême de leur émancipation : par la mer Rouge, un grand commerce s’établira entre les hommes, des échanges matériels et intellectuels se feront largement sur cette terre bénie ; toutes les races, tous les peuples s’y rencontreront ; tous les produits du sol et de la pensée y afflueront, et par la stimulation des intérêts, autant que par l’émulation des intelligences, les commerces et les industries, comme les philosophies et les arts, y exposeront leurs découvertes, y compareront leurs progrès.

Ménès, cinquante siècles avant jésus, avait déjà le sentiment de l’avenir lorsqu’il fondait Memphis, le bon port, le dédiant à Phtah le vainqueur des ténèbres ; et cette demeure de Phtali — Ha-Ka-Phtah, - devint l’Aiguptos des Grecs, l’Ægyptus, notre Égypte. Cinq siècles seulement après Ménès, le Nil était déjà relié à la mer Rouge par un canal. Parle Nil, l’Égypte unissait l’Afrique et l’Europe ; par la coupure de l’isthme de Suez, l’Égypte devait unir l’Europe et l’Asie. Depuis Ménès jusqu’à nos jours, les évolutions fécondes de l’humanité, les évolutions véritablement universelles et bienfaisantes, ont eu l’Égypte pour foyer. C’est à l’Égypte que les Grecs emprunteront, pour nous le transmettre, ce culte des arts qui est la religion par excellence, parce qu’il veut la splendeur du vrai, et cet amour de la science qui est la consolation suprême, parce qu’il promet la possession de la vérité ; et c’est en Égypte qu’un Français, en coupant l’isthme de Suez, a fait la démonstration pratique des nécessités de la solidarité universelle par la solidarité des intérêts, donnant à notre dix-neuvième siècle la gloire d’une œuvre par laquelle la paix, pour la première fois, s’est manifestée comme indispensable en un point du globe.

Successivement éthiopienne, perse, grecque, romain, arabe, turque et française, par les conquérants qui y établirent leur domination, l’Égypte, essentiellement pacificatrice, a donné jusqu’ici l’exemple perpétuel de la neutralité religieuse, philosophique et sociale. Elle a charmé ses despotes, elle a imposé aux hommes qui sont venus à elle, la séduction tolérante qui est son caractère distinctif. Elle est comme la place libre, publique, où tout le monde passe, fatalement, et qui doit obligatoirement demeurer ouverte à tous ; elle est ce point étroit de rendez-vous universel que la querelle de deux hommes ne saurait troubler désormais sans outrager l’humanité tout entière. L’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie fut un désastre universel ; s’imagine-t-on la ruine universelle que produirait l’obstruction du canal maritime de Suez ?

C’est ainsi que n’appartenant à l’Europe, ni par sa langue, ni par ses mœurs, l’Égypte a en cependant, sur le développement de la civilisation européenne, une influence continuelle, quelquefois prépondérante, bienfaisante presque toujours.