Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

La poésie au temps d’Auguste. - Lucrèce. - La philosophie. - Essais d’épopée : Nævius, Varron de l’Atax, Hostius, Lucius Varius, Cornélius Sévérus, Caïus Helvius Cinna. - La jeune École. - Catulle. - Virgile. - Horace. - Librairies. - L’Élégie. - Gallus, Tibulle, Properce, Ovide. - Fin du siècle d’Auguste. - Phèdre.

 

L’ÉPOQUE d’Auguste eut des poètes, de grands poètes, parce que les temps de la Rome républicaine étant finis, une ère nouvelle s’inaugurait. Les Romains subjugués, silencieux, étonnés d’abord de leur silence, et résignés ensuite, ayant comme le sentiment d’une agonie méritée, cherchaient à se ressaisir, à jouir d’eux-mêmes, unique bien qui leur restât. Respirant un air nouveau, ils recommençaient à vivre, balbutiaient, ainsi que des enfants, en phrases rythmiques, ce qu’ils éprouvaient et ce qu’ils désiraient. Ce besoin d’harmonie, de musique parlée, était si général, que le moins poète des Romains, Lucrèce, — car il n’est pas de véritable poète sans enthousiasme, sans inspiration tenant du délire, écrit Cicéron, après Platon et Démocrite, — voulant donner aux Romains les longues leçons d’une philosophie rebutante, crut devoir appeler la poésie à son secours : Comme nos enseignements paraissent amers à ceux qui ne les ont pas encore savourés, et que la foule les rejette, j’ai voulu t’exposer ce système dans la langue mélodieuse des Piérides.

Lucrèce naissait (94 av. J.-C.) au moment où les lumières de la Grèce se répandaient sur l’Italie, dit Eusèbe, alors que, subissant la peine de leurs fautes, les Romains condamnés à l’obéissance, asservis, allaient demander au génie littéraire ce qui devait les consoler de la liberté perdue. Lucrèce fut le génie qui convenait à la situation déplorable des Romains. Sa sublime fureur, suivant l’expression juste de Stace, les éblouissantes clartés qu’il projettera dans la nuit des esprits, frapperont jusqu’à l’aveuglement des yeux à peine ouverts à la lumière, et qui se fermeront, hélas ! après avoir été un instant éblouis. Lucrèce est bien, ainsi que l’écrit Virgile, le sage qui a dépouillé la nature de ses voiles et la mort de ses terreurs ; mais il est aussi ce fou à intervalles de lucidités qui n’eut pas le courage de vivre, qui se suicida. Il est vrai que ce jour-là même Virgile prenait la robe et qu’une superstition lui confia l’âme de Lucrèce.

La mort de Lucrèce, tragique ou sotte, fut un sujet de controverse. Laissait-il la vie parce qu’il en avait épuisé toutes lés ressources ? Peut-être, simplement, éprouva-t-il le vaniteux dégoût de son isolement philosophique ? Il devait être dur en effet à un philosophe tel que Lucrèce, puissant et convaincu, de rester incompris ou, ce qui est pire, dédaigné. C’est que la philosophie était trop compromise pour qu’un Lucrèce même pût la relever. La sophistique, partout, bourdonnait jusqu’à assourdir. Les barbes des philosophes étaient aussi ridiculisées, à Rome au moins, que leurs prétentions. La Philosophie était traitée d’ineptie, d’invention grecque, de jeu où l’esprit se forge un problème pour se procurer le plaisir de le résoudre.

Il y avait cependant des influences philosophiques, sinon des philosophies, à Rome. Les Romains, généralement, préféraient les leçons d’Épicure, en ce qu’elles paraissaient dogmatiser et justifier la licence des mœurs. Les Opposants d’Auguste, les républicains, se vantaient de suivre Zénon. Par un mélange d’Aristote et de Platon, Antiochus d’Ascalon avait ramené au Portique les conservateurs, inquiets des lettrés qui remuaient déjà des quantités d’idées effrayantes. Les Cyniques, riant de tout, avaient aussi leurs adeptes, nombreux, par paresse d’esprit ou satisfaction de goût, en tant que philosophie favorable à la moquerie, gaie. L’Épicurisme enfin, qui se bornait à la perception des sens comme moyen, flattait ceux qui consentaient à examiner leurs propres pensées, et que le jargon terminologique des Stoïciens rebutait. Lucrèce représenta la coalition contre les Stoïciens du Portique ; il combattit la foi en Dieu irraisonnée, l’immortalité de l’âme affirmée sans preuve, le crédit accordé sans motif à la Providence... Mais l’Épicurisme élevé que Lucrèce allait prêcher avec un zèle pieux, ne devait être pour les Romains, et longtemps après eux encore, que l’excuse des dépravations. Entre le charlatanisme spéculatif des Stoïciens nouveaux et la débauche philosophiquement correcte des prétendus Épicuriens, comment choisir ?

Les puérilités de la littérature alexandrine, érotique, obscène, — Euphorion, Callimaque, Lycophron, — commençaient à déplaire ; la forme elle-même de ces écrivains au style recherché, laborieux, plein de mots rares et de sentences compliquées d’un mysticisme fade, écœurait. Lucrèce, pour distribuer sa science, obliger à communier d’Épicure, l’offrit sous les espèces d’Ennius. Il essaya de réagir sur le génie de Rome, d’amener les Romains au goût de la contemplation, à la paix de l’âme, au dédain tranquille. Je vais, écrit-il, discuter les grandes lois qui gouvernent les cieux, les immortels... Et ce fut son chef-d’œuvre : De la nature des choses.

Lucrèce dédie son livre à Vénus, mère de tout, et formule ensuite un vœu de pacification digne des plus belles pages du Rig-Véda. Puis il écarte les dieux, indifférents à l’humanité, égoïstes, et les jette — corps sacrés, — dans l’universalité du grand Tout. Les divinités romaines méritaient-elles ce coup de massue ? Impassible, Lucrèce regarde alors, seul avec sa raison, froidement, l’œuvre du mal, inévitable : Rome périra ? Rome .s’effondre ? Qu’importe ! c’est la loi. Les races changent... Le flambeau de la vie passe de main en main, comme la torche des coureurs... La nature n’est pas l’œuvre d’un dieu, puisqu’elle est imparfaite... Cette leçon de pessimisme, brutale, gravée au seuil du monument, rebutait.

Philosophant, Lucrèce emprunte à l’Égypte l’idée du souffle : il établit que l’esprit et l’âme sont d’une même substance ; que la Conscience a son siège au milieu de la poitrine ; que l’âme, le corps et l’esprit forment ensemble l’unité de la vie ; et se perdant, poète, dans sa propre ingéniosité, manquant de formule précise, il explique l’âme par le bouquet du vin et le doux esprit des parfums ? C’est pourquoi il s’attaque à la pauvreté de la langue latine, qui ne lui permet pas d’exprimer toute sa pensée, et s’égare, voulant trop dire, en cette série d’énumérations puériles, bizarres, qui sont comme la manifestation de sa folie. Il décrit en effet ses visions nocturnes, réelles, les images qu’il a vues dans ses hallucinations, et cette partie de son œuvre est un magnifique déchirement de voiles. On lit avec lui, dans l’avenir, écrites déjà, les lois de l’atavisme et de la sélection : Des espèces nombreuses ont dû succomber, incapables de se propager, de faire souche. Celles que tu vois jouir encore du souffle vivifiant des airs, la force, la ruse, la vitesse les protègent et les conservent depuis la naissance des âges.

Mais, reprend aussitôt le Pessimiste, cette conservation des espèces, relative, n’est qu’éphémère ; tout périra, cette lourde machine du monde s’écroulera ! Les hommes disparaîtront, ayant usé leur propre matière, accablés sous le poids de l’abondance qui empoisonne la vie. Sa conclusion, c’est qu’il faut assister avec résignation, et avec prudence surtout, à ce spectacle navrant, en y prenant la moindre part possible, sans risque : Il vaut mieux obéir en paix que d’aspirer au gouvernement d’un empire, à la possession d’un trésor ; les meurtres des rois et les corruptions des républiques sont inévitables ; le mieux est de n’y point participer. On tue les monarques, parce qu’on écrase avec joie l’objet d’une peur trop vive ; les républiques sont corruptrices, parce qu’elles appartiennent à la dernière lie de la populace ; et quant à la religiosité, à la crainte des dieux... il la faut rejeter, parce qu’elle rabaisse les générations humaines. — L’art ? On ne recueille point de l’art une jouissance plus vive que celle goûtée par la race sauvage des enfants de la terre !...

Lucrèce détruit tout, sans rien innover, sans rien conseiller. Son œuvre, étalage superbe d’un pessimisme orgueilleux, sincère sans doute, d’un penseur distrait, habile et puissant, mélange d’un naturalisme voulu et d’une poésie transcendante, avec des pages inimitables, — telle la description de la peste d’Athènes, — sera éternellement admirée, mais sans émouvoir, sans convaincre. Un hellénisme creux s’y dissimule mal sous l’ampleur d’une rhétorique banale, mais que relève un sentiment de la nature, exquis.

Rome, incapable de comprendre Lucrèce, indifférente à la science, voulait une épopée, réclamait une œuvre littéraire, exclusivement poétique. Nevius et Ennius n’avaient laissé que des collections de morceaux ; au temps de César, Mœvius avait refait l’Iliade ; Varron de l’Atax avait mis en vers latins les Argonautiques d’Apollonius de Rhodes, essayé d’un poème sur la guerre faite aux Séquanes ; Hostius avait chanté la guerre d’Istrie ; Lucius Varius, l’impétueux, raconté les conquêtes d’Auguste et d’Agrippa ; Cornélius Sévérus, célébré la mort de Cicéron. Tous avaient échoué, la poésie licencieuse de Caïus Helvius Cinna restant préférée. Le mètre alexandrin et le style hellénique, mou, l’emportaient sur l’antique poésie romaine. La jeune École plaisait par le tour ingénieux de ses procédés, le bonheur de ses recherches, l’inattendu de ses néologismes et de ses archaïsmes à la fois, prônés malgré les moqueries retentissantes de Cicéron. Les oisifs, sous Auguste, cherchaient une distraction ; à défaut de politique, la littérature devait occuper les Romains domptés, devenus frivoles et délicats... et ce fut l’ïambe de Catulle, offensante pour les vieillards. La fantaisie succédait à la sculpture poétique, au dessin écrit des anciens.

Tout concourra à l’attrait, à la séduction, au succès de l’École nouvelle : l’insulte violente et la flagornerie outrée, le courage relatif des bravades et les palinodies les moins prévues ; toutes ces choses, dites sans pudeur, en un langage harmonique, chantées. Catulle — autant que ses œuvres nous sont connues telles qu’il les composa, — serait le maître de cette manière. On a dit, non sans raison, qu’en demeurant silencieux devant les philosophes il les combattit victorieusement, son dédain ayant été le coup le plus rude que les disciples du Portique eussent reçu.

Cependant Catulle avait sa philosophie : Mais nous, lorsqu’une fois la lumière de nos jours, cette lueur fugitive, s’est éteinte, il nous faut tous dormir dans une nuit éternelle ! Cette idée, tout hébraïque, domine l’œuvre du poète ; ne voyant rien au delà de soi, il s’exploite lui-même, s’écoutant, comme si tout au monde se résumait en sa personne : J’aime et je hais à la fois. Comment cela ? direz-vous. Je l’ignore ; mais je le sens, et c’est une torture. Ce sont ainsi ses tortures et ses félicités que Catulle, successivement, confessera en vers délicieux. Cet anaryen outrecuidant — il ne se trompait pas d’ailleurs, — avait le sentiment que ses confidences l’immortalisaient : Reçois ces vers, ô Manlius, faible tribut de ma muse,... afin que ton nom échappe à l’injure des âges, dans la suite sans nombre des jours à venir.

Le mélange extraordinaire de douceur et d’âpreté, de rudesse et d’élégance, qui caractérise le génie de Catulle, l’extrême licence de ses procédés, ses négligences calculées, le désordre apparent de ses pensées, la hardiesse de ses images, toujours justes, et l’exactitude de ses expressions, toujours bien placées, habilement combinées, — car il avait appris des Grecs l’art de composer des mots, — lui permettaient d’insérer à son gré, dans sa poésie, toutes les obscénités et toutes les impudences. Son excuse fut qu’il écrivait pour les Romains, ne dédiant ses bagatelles qu’à des amis ; des amis faits pour le comprendre. Très grand poète, il eut le talent, en sa simplicité passionnée, d’unir étroitement, le premier, en perfection, l’art de la ferme à la substance artistique. Dédaigneux de logique, franchement émeutier, plus qu’Alexandrin, Asiatique dans toute la plénitude de l’expression, il fut le poète que Rome attendait, que Rome méritait, sous Auguste.

L’orgueil romain cependant ne recevait pas de Catulle l’ample caresse qu’il ambitionnait ; l’histoire de Tite-Live, déjà, n’y avait pas suffi. Il fallait qu’un auteur vînt, capable de renouveler le miracle d’Homère, de créer une nationalité romaine avec ses traditions et son unité. Virgile répondit à ce vœu. Né loin de Rome, en pleine campagne, Virgile s’était essayé en des œuvres diverses. Mécène et Pollion lui ayant fait restituer ses biens confisqués, le poète témoigna de sa reconnaissance en écrivant les Bucoliques, afin que Rome eût le chantre pastoral qui lui manquait.

Puisant son inspiration dans Théocrite, fidèle à sa gratitude, Virgile commença ses Bucoliques par une dédicace à Auguste, une invocation à Pollion appelé à délivrer la terre des épouvantes. L’œuvre se ressent d’abord de l’exagération de l’entreprise, mais le poète a bien vite le sentiment de son lyrisme excessif : J’allais chanter les rois et les combats, quand Apollon me tirant l’oreille me dit : Tityre, un berger doit faire paître ses grasses brebis et chanter de petits airs champêtres. Et la muse inspiratrice des Bucoliques, complaisante, facile, utilitaire, spirituelle, rusée, éminemment italienne, racheta, par un art singulier, les abus d’un dilettantisme, de convention.

Plus maître de lui en ses Géorgiques, le poète célèbre l’art qui rend les moissons abondantes, ainsi qu’Hésiode l’avait fait jadis en Hellénie. Comparant le tumulte de Rome à la paix des campagnes, où la religion est en honneur, où les pères sont vénérés à l’égal des dieux, Virgile cherche la vérité. Il constate l’orgueil vain des guerriers, la stupidité de l’avare mourant sur son trésor inutile, l’imbécillité du peuple devant la tribune aux harangues ; et cela le ramène au soin des troupeaux que gardent le limier de Sparte ou le dogue d’Épire, à l’élève des abeilles, aux jardins où brillent les rosiers de Pestum aux fleurs deux fois annuelles, où la pâle chicorée se réjouit des eaux qu’elle boit... Les maladies des bêtes, qu’il aime, l’éloignent de la Providence ; à compter sur l’assistance des dieux le berger se ruinera, — il ne faut pas se fier aux dieux ! — Et les abeilles, observées, lui apprennent qu’il ne faut aux essaims qu’un seul chef : Lorsque tu auras deux chefs... tue sans pitié celui qui t’aura paru le moins vaillant, de peur qu’inutile à l’État, il n’en consomme la substance... Ainsi, timidement, Virgile expose sa politique décevante et sa philosophie, enfantine, errant dans une mythologie fabuleuse. Aucune tendresse, rien d’humain ; s’il parle des amours des hommes, c’est pour en insérer la citation dans la nomenclature des fureurs animales, avec celles des chiens, des loups et des cerfs...

L’Énéide est son grand œuvre. Magnifique et patriotique conception, récit d’un art achevé, ce roman des origines de Rome en imposera à l’Histoire ; l’intervention des Dieux cependant — imitation de l’Iliade, — y diminuant un peu les héros. Il faut que Rome continue Troie, que la Cité de Romulus soit troyenne. Jamais, depuis Homère, plus beau monument ne fut édifié à la grandeur d’un peuple, à l’aide de matériaux mieux choisis et plus uniformes, de la base au faite : Une diction irréprochable, une langue dégagée de toute rusticité antique, qu’aucune innovation ne dépare toutefois ; une puissance froide, mais réglée, où la grâce du sentiment, réelle, n’affaiblit jamais le souffle soutenu, tout subordonné à l’effet poétique, à l’objet d’art, à l’idée maîtresse. L’influence hellénique évidente dans les Bucoliques ; la perfection presque dans les Géorgiques, sauf un peu de monotonie ; une grammaire impeccable dans l’Énéide, de l’anachronisme, des règles sévères, sévèrement respectées, dans le vers, le souvenir d’Homère, écrasant sans doute, un héros sans enthousiasme, trop prêtre, pontife s’humiliant, mais chef-d’œuvre où Rome put s’admirer, se complaire, se reconnaître : Romain, souviens-toi de régir les nations (ce sont là tes arts) et de leur inspirer la paix, d’épargner ceux qui se soumettent, de réduire les superbes ! Rome avait son épopée.

Horace, qui étudiait à Athènes, fils d’affranchi, assiste à la bataille de Philippes comme tribun des légions, s’épouvante de la guerre, manque à son devoir peut-être, s’enfuit, ayant éprouvé dans tous les cas l’illusion de son premier enthousiasme. Petit de taille, faible, maladif, ces commencements du poète expliqueraient son égoïsme, ses partialités, ses surexcitations. Mécontent de lui-même, Horace affectera — et avec quel talent ! — d’avoir su borner ses désirs. Tour à tour, et souvent à la fois, pourrait-on dire, patient et quinteux, doux et rogue, ce qui le caractérise c’est la soudaineté de ses changements. Il se reconnaîtra plus léger que le liège, accessible à tous les entraînements, avec une tendance à l’égalité, charitable, quasi chrétien, mais dévoyé sans cesse par un irrésistible besoin de moquerie.

Dans Rome, il va, rêveur, le long de la Voie Sacrée, sans que la’ splendeur des architectures ni les souvenirs déjà très éloquents de ces lieux tragiques lui suggèrent de hautes pensées ; il ne songe qu’à retourner à Tibur, c’est-à-dire en Grèce, — Tibur fondée par le colon Argien, dira-t-il, — et ne conçoit que de petites œuvres, courtes, symétriques, de proportions exactes, aussi parfaites, chacune, que le temple de Philæ ou le Parthénon. Il chantera cependant, lui aussi, en son Ode à Romulus, les origines troyennes de Rome, les destinées de l’Aigle romaine, appelée à toucher les bornes du monde, et il divinisera Auguste à son tour. Mais, en une inspiration sublime, célébrant le triomphe de Drusus sur les Rhètes sauvages, il écrira — et ces lignes suffiraient pour l’immortaliser : — Qu’il était beau de voir, au milieu de la mêlée, les coups terribles dont il accablait les barbares, déterminés à mourir libres !

Son Livre des Épodes, éloge de la vie champêtre, serait la justification de sa retraite loin de la Cité : Les guerres civiles dévorent une seconde génération et Rome succombe sous ses propres forces... C’est nous, race impie et maudite, nous qui la détruisons ! De son Chant séculaire, écrit en l’honneur de Diane et d’Apollon, des Dieux protecteurs des sept collines, il importe de retenir le premier chœur, au Soleil, âme de la nature... astre toujours le même et toujours nouveau... générateur, pur hymne védique.

Mais jusqu’ici, semble-t-il, Horace n’a obéi qu’à sa fantaisie personnelle, ou n’a répondu qu’aux vœux de ceux qui le protègent. Il donne ses Satires pour prendre, parmi les poètes de Rome, une place plus digne de lui, inoccupée. Il traque l’avare, le cupide, — ce mal romain, — l’envieux, le dissipé, le débauché ! et c’est alors qu’il expose sa philosophie étroite du contentement de peu, pourvu que ce peu soit suffisant... C’est là qu’Horace étale son incrédulité, non sans courage : Je tiens que les dieux vivent dans une paisible indifférence, et que si la nature produit un phénomène, ce ne sont pas les dieux dont la sollicitude nous l’envoie de là-haut. Pour lui, le Priape en bois de figuier, si propice aux jardins, n’est en réalité qu’un épouvantail dressé pour les oiseaux.

Ses Épîtres, accumulation de préceptes, témoignage de l’ennui romain, profond, mortel, et de la rage des envieux, — les tyrans de Sicile n’ont pas inventé un tourment plus horrible, — explication de la retraite d’Horace à Tibur, sont un mélange de vers indignés, sincères, et de boutades, où la rhétorique enjouée, subtile, a plus de responsabilité que la pensée vraie de l’auteur. Horace dédaigne et méprise la foule ignare, distribuant au théâtre, suivant son caprice, la palme ou le laurier. Il eût été plus méritant, au moins, comme le firent Plaute et Térence, d’affronter la cohue romaine, ce public tumultueux et indisciplinable, préférant aux poètes dramatiques les lutteurs et les montreurs d’ours... d’autant qu’Horace, bientôt, va l’accuser, ce peuple, de se livrer aux rhéteurs et aux légistes. Que n’a-t-il tenté de le ramener aux poètes ? Mais il eût fallu quitter le séjour tranquille, la grotte où l’Albumée résonne, les cascades de l’Anio, le bois sacré de Tibur et ses jardins arrosés de mobiles ruisseaux...

L’Épître aux Pisons — improprement appelée Art poétique, — consacre l’inintelligence du public romain. Parmi les règles de l’art d’écrire qu’Horace énumère, avec un plein bon sens, une belle maîtrise, les principales ont pour but d’arriver à un art qui plairait à la fois au peuple mangeur de pois chiches et de noix, aux sénateurs, aux chevaliers et aux délicats. Sa règle, c’est l’unité, la simplicité, la variété, la vraisemblance ; sa méthode, l’observation, l’emploi de la langue d’usage, l’action. L’influence d’Horace fut favorable à la conception souveraine de l’Empereur, du Maître répondant de tout, à qui tout est abandonné, par découragement, incapacité ou indifférence. Sans philosophie et sans critique, dans le sens élevé du mot, Horace vécut sa propre littérature. Il se vante lorsqu’il se qualifie de pourceau d’Épicure, car sa devise, appliquée, fut : rien de trop !

Le sourire d’Horace et la mélancolie de Virgile donnent ensemble l’impression d’une désolante maturité d’esprit ; leurs œuvres sont des conclusions, elles terminent une époque ; on y chercherait eh vain une croyance, une foi, un espoir. La pratique des choses pieuses est pour Horace la marque d’un esprit faible ; le patriotisme ne lui apparaît que comme une exploitation de la force, chargée d’assurer à l’Italie les fruits de l’abondance dorée ; sa morale est toute contenue dans l’usage des biens de la vie, en écartant ce qui pourrait le compromettre, dévouements et sacrifices.

Alors que l’œuvre romaine, impériale, se résumait en un despotisme individuel, chaque poète, chaque écrivain, tendait à attirer à soi l’attention, le succès ; aucune idée générale. L’anarchie littéraire contrastait, en sorte de réaction, avec l’omnipotence politique d’Auguste. Les Romains, désœuvrés, lisaient beaucoup, énormément, trop, sans discerner la meilleure lecture. Le luxe des reliures augmentait la valeur aux manuscrits. Les femmes, avec activité, intervenaient dans le choix des réputations ; et ce fut un déluge de poésies et de pamphlets, de poèmes de toutes dimensions, sur des sujets de toutes sortes : — Caïus Matius écrivit trois livres sur la cuisine, les confitures et les conserves ; et Caïus Matius était un Romain de haut rang !

L’abondance des Écritures devint une incommodité ; on en exportait des quantités énormes, et il en restait toujours à Rome des monceaux, qu’on utilisait, finalement, à envelopper les denrées vendues par les boutiquiers, l’encens, le baume, le poivre... Les librairies, encombrées de livres et d’auteurs, réunissaient, suivant l’expression de Catulle, toutes les pestes de la littérature ; on y trafiquait et on y bavardait bruyamment. Mais cette fièvre d’écrire ne produisit aucune œuvre puissante, aucun essai encyclopédique, l’intelligence romaine n’admettant pas qu’un seul homme pût exceller dans plusieurs genres à la fois. Cette manie des spécialités favorisait l’individualisme étroit ; l’auteur se substituait à l’œuvre, de plus en plus. Et comme s’il avait voulu multiplier encore les écrits, Auguste favorisa l’enseignement de la sténographie — dont on attribua l’invention à un affranchi de Cicéron, Tiron, — pour recueillir les discours improvisés.

De l’importance abusive de l’auteur résulta l’élégie, où le poète disait sa plainte. Catulle en écrivit quelques-unes ; Gallus, Tibulle et Properce en inondèrent le marché. La préciosité des élégiaques séduisait les Romains, incapables de s’émouvoir aux enthousiasmes des lyriques. Properce remplaça Gallus. Tibulle, qui mourut à trente ans, fut choyé pour sa tendresse et son élégance. Ovide, panégyriste de ses contemporains, candide et affecté, ornant ses productions d’un intarissable esprit, abondant et passionné, vraiment prodigue, mourut exilé par Auguste, sans que l’on connût la cause de son exil, victime, dit-on, des craintes de Livie et de l’ambition de Tibère ? Plus faible que vicieux, sensible et reconnaissant, son Art d’aimer, ses Fastes, ses Élégies, — où ses amours ne sont que des libertinages, — ses Héroïdes, monotones, laborieuses, et ses Métamorphoses, dont la prétention fastidieuse, les redondances, les négligences et le faux esprit se rachètent par quelques brillants épisodes, le merveilleux agencement des mots et l’imagination captivante, sont en totalité le monument significatif de la décadence des Latins, irrémédiable.

Il faut citer, comme encore visibles dans le crépuscule d’Auguste, Varius avec sa tragédie de Thyeste, perdue, dont Quintilien vante le style mâle et ferme ; Pedo Albinovanus, dont il ne nous reste que quelques vers à Germanicus ; Macer, auteur d’un poème sur les propriétés des plantes vénéneuses ; l’obscur Gratius Faliscus, qui chanta l’art de la chasse, présent des dieux ; Manilius, avec sa volumineuse Astronomie, fantaisiste, versificateur correct, et qui croyait à l’immortalité de l’âme ; Germanicus et son Traité de météorologie, écrit d’après les Grecs, non sans élégance ; l’auteur — Cornélius Sévérus ou Lucilius le jeune ? — d’un Poème sur l’Etna, bizarre, et les élégiaques amis d’Ovide, Montanus, Proculus et Aulus Sabinus... Fin du siècle d’Auguste, pourrait-on dire, en un laconisme suffisant.

Car Phèdre, — le malin Phèdre, écrira Martial, — Macédonien affranchi, revenant aux Fables, qu’il emprunta, — Ésope a trouvé la matière, moi, je l’ai polie en vers ïambiques, — en y adaptant, ramassées dans les rues de Rome ou dans les boutiques des tondeurs, les légendes populaires et les contes des pauvres gens, préludait à une renaissance en remontant aux sources, style et pensées. Rome l’ignora.