Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE VII

 

 

DE 44 à 40 Av. J.-C. - César, son œuvre et son testament. - Marc Antoine et le Sénat. - Octave. - Cicéron au Capitole. - Fuite de Cicéron. - Triumvirat Octave, Antoine et Lépide. - Terreur. - Mort de Cicéron ; son œuvre. - Bataille de Philippes. - Mort de Brutus et de Cassius. - Antoine et Cléopâtre. - Antonins. - Octave maître de Rome et de l’Italie.

 

EN inaugurant le serment du légionnaire au chef, et non plus aux lois, César avait terminé la République. Monarque dès ce moment, il gouverna au moyen de la force, de l’éloquence, de la corruption et de l’intrigue. Nul mieux que lui ne joua la comédie des sentiments. Il fit assigner des terres aux vétérans asiatiques, turbulents, et refusa ensuite d’être parmi les vingt chargés de la difficile répartition. Pompée, moins perspicace, y perdit sa popularité.

Le maître en fait d’intrigues disposait d’un charme extraordinaire, irrésistible. Sa démarche nonchalante, sa coquetterie simple, mais étudiée, sa beauté véritable, un peu grêle en sa jeunesse, et cette allure calme, cette apparence de sang reposé sous une peau blanche et délicate, trompaient ses victimes. Comment deviner ce qu’il y avait de cruel, de sanguinaire, au cœur de cet être que des tremblements épileptiques secouaient parfois, qui souffrait d’intolérables maux de tête ? Ce dissimulé merveilleux exerçait une telle action autour de lui, que ses débauches crapuleuses en Bithynie, parfaitement connues, et la jactance éhontée avec laquelle, insolvable, il se glorifia de ses dettes accrues, lui valurent plutôt des sympathies.

Au retour de Pompée, César, conspirateur et banqueroutier, n’était encore qu’un Catilina. Joueur hardi, et méprisant ses adversaires, gai, bon compagnon, audacieux avec calcul, rien ne l’arrêta. Il spécula sur la vénalité et la sottise des Romains, la nécessité d’un chef, la profonde lâcheté surtout des aristocrates. Il acheta toutes les consciences avec l’or des Gaulois et feignit volontiers de se faire conseiller, avec instance, ses ambitions les plus décidées. César doit sauver Rome, dit Salluste... César est nécessaire à la paix du monde... César doit régler les terres et les mers ! ...

A Rome, César affectait de continuer les Gracques, qu’il disait venger ; à l’extérieur, sa politique, franche, se résumait en un thème de victoire perpétuelle. Fidèle à ses amis, jusqu’à leur pardonner leurs trahisons, son jeu, imperturbable, ne visait que le succès. Un certain mysticisme le défendait contre les inquiétudes ; une vanité suffisante le soutenait ; il comptait sur sa parole — un don, — et sur sa fortune. Élève de l’Apollonius qui fut aussi le maître de Cicéron, il lui dut cette retenue, cette action modérée, cette sobriété morale, cette simplicité forte, en un mot, qui le caractérise ; mais cette formule de simplicité n’excluait pas la fourberie qui était au fond de sa nature, et sous son masque placide, d’une voix lente, d’un style mesuré, César mentait, ou colorait à son goût le récit de ses travaux. S’il prononce l’éloge de Cornélie, c’est qu’il veut qu’on sache, et de manière à ce que nul ne l’oublie, qu’il descend des dieux ; de même qu’en toutes circonstances il vanta lui-même sa droiture, et son équité, et sa clémence ! César, pourrait-on dire, a sculpté sa propre statue, et l’image est devenue vraie, tant il s’est appliqué — avec quelle maîtrise ! — à rendre vraisemblable l’œuvre d’art qu’il avait conçue et qu’il acheva.

Guerrier, il succède à Pyrrhus ; mais comme il prétend à la succession d’Alexandre, cet héritage ne lui est pas dénié. Publiciste autant que stratège, sinon davantage, il prépare ses harangues aux soldats, rédige ses mémoires, et les mensonges deviennent, sous sa plume, des faits presque indéniables ; la littérature chante ses conquêtes, et le poème est de l’histoire, aussitôt. Sa force véritable est dans le prestige qu’il exerce. Labienus, en Gaule, n’excite ses soldats qu’en leur demandant de se croire en présence de César. Il eut dans sa main toutes les forces accumulées de la République romaine, et il les épuisa sans mesure, partout, s’appropriant toutes les gloires. Sa patience aux mauvais moments, l’habileté sereine de ses reculs, — sur le Rhin et sur la Tamise notamment, — l’élèvent au-dessus des autres hommes ; car il semble affranchi des faiblesses de l’humanité ; et le sachant, il dit les miracles, les signes qui accompagnent ses victoires.

César ne voit dans Rome, d’abord, que les débris de la conjuration de Catilina, passant des débordements impies aux fureurs abominables ; il tâche, en les associant à son ouvre, de s’assurer le concours de ce ramas de bandits. Et lorsqu’il se sent bien le maître, sa formule, banale, est celle d’une république libre sous la protection d’un monarque absolu, contradiction qui détruisait l’œuvre dès son origine. Prêt à tout résoudre à coups de décrets impérieux, César n’a cependant pas le courage d’affirmer ses projets, et il se perd en des compromis indignes de lui. L’armée qu’il commande deviendra forcément une armée de guerre civile, car il ne l’associe qu’à sa gloire, ne l’émeut d’aucune idée de patrie.

L’Italie étant menacée au nord et à l’ouest, il songe à y propager la civilisation italo-hellénique, comme s’il doutait de la force de ses armes. Il n’est venu à Rome — c’est lui qui parle, — que pour se défendre des injures de ses ennemis, pour rétablir dans leur pouvoir les tribuns du peuple qu’on n’a bannis qu’à cause de lui, pour recouvrer sa liberté et celle du peuple romain. Le peuple romain n’étant pas digne de la liberté, en apportant ses lauriers au Forum le conquérant s’abaissait au rôle de politicien. On l’accusa d’avoir voulu transporter la Cité capitale du monde à Alexandrie ou à Troie ? S’il avait réalisé cette intention, Rome n’eût été peut-être qu’un incident, et l’œuvre aryenne, dans tous les cas, n’aurait pas été si longtemps interrompue.

Resté à Rome, dans la fournaise, surexcité, comme pris dans une impossibilité flagrante, plus découragé souvent que ses historiens ne l’ont supposé, César précipite les réformes, tout indiquées d’ailleurs, indispensables, mais impraticables dans ce milieu. Il traque le capital, les mauvaises mœurs, la paresse et le luxe, par d’insuffisants décrets, et s’entoure de conseillers incapables ou vulgaires. Son confident préféré fut un banquier phénicien. Il commit des esclaves à la perception des impôts et à l’intendance des monnaies ; il crut relever l’agriculture en édictant des lois contre l’importation, et ne réussit qu’à affamer l’Italie ; il favorisa les juifs, leur livrant le négoce de Rome et d’Alexandrie.

Guerrier, homme d’État, démagogue, politicien et littérateur, le génie de César apparaît dans le sens juste qu’il eut des besoins de l’humanité et dans la perfection des formules qu’il émit ; mais sceptique, égoïste, outrecuidant, dédaigneux et rêveur, il ne songea guère qu’à lui, ne réglementa que son propre empire, — comme s’il devait vivre éternellement, — et de même que son style, irréprochable, beauté sans parure, n’est fait que de termes en usage disposés avec symétrie, ainsi sans rien créer, par de seules réformes, croyait-il organiser sa royauté. Et il mourut assassiné, sottement, laissant un testament ridicule.

César mort, ses meurtriers, comme étonnés de leur crime, se retranchent au Capitole. Les sénateurs ont disparu. Cicéron, le soir, à la nuit, s’en fut rejoindre les victorieux, cachés. Lépide était allé soulever les vétérans. Marc Antoine s’était emparé des papiers et des trésors de César. Cependant Antoine et Lépide, rapprochés par le péril commun, retrouvent et réunissent les sénateurs. Cicéron intervient alors, traite, demande et obtient, avec la consécration des droits acquis, une amnistie générale. Les conjurés enfin descendent du Capitole. Lépide reçoit Brutus à souper. Antoine reçoit Cassius. Cette démonstration publique, honteuse, avait été précédée d’une négociation ; pour garantir aux assassins la sécurité promise, les négociateurs leur avaient remis leurs fils en otages.

Antoine lut au peuple le testament de César. Par ce monument d’aveugle imprévoyance, inouï, César adoptait son neveu Octave comme fils et successeur, et à son défaut, Décimus Brutus, l’un des conjurés ! Il désignait ensuite plusieurs de ses meurtriers pour remplir le rôle de tuteurs auprès de son fils adoptif, faisant à d’autres des dons considérables. Et comme il léguait au peuple ses jardins du Tibre, le peuple, pris d’une émotion violente, voulut venger la mort de César, sur l’heure. Un sentimentalisme imprévu armait ainsi, tout d’un coup, des milliers de bras pour la plus épouvantable des émeutes. Antoine, qui avait osé lire le testament de César, utilisant le bénéfice de son courage, jura qu’il vengerait la victime, abrogea le décret par lequel le Sénat avait proclamé César inviolable, Père de la Patrie, saint, dieu, et il entonna un hymne, montrant au peuple le cadavre percé de vingt-trois coups. La foule bondit, crie, dénonce les assassins, met le feu à la Curie, aux maisons des suspects, entasse un bûcher au milieu du Forum... Les meurtriers et leurs complices ayant fui, Antoine restait seul, maître de Rome.

Pour rassurer le Sénat, qu’il fallait redouter, car ses audaces mystérieuses étaient inquiétantes, Antoine provoqua le rappel de Sextus Pompée et l’abolition de la dictature ; puis, comme gage apparent de ses intentions, il laissa tuer un démagogue parent de César. Le Sénat, trompé par cette comédie, rassuré, rendit à Sextus Pompée ses biens confisqués, lui donna le consulat des mers. Se faisant plus que docile, tout à fait soumis au Sénat, Antoine argumenta de sa trahison et des ressentiments du peuple, pour obtenir une garde personnelle ; et lorsqu’il eut autour de lui, armée légalement, une cohorte de 6.000 hommes, il jeta le masque, s’empara d’une dictature de fait, falsifia les actes de César pour justifier ses décisions, vendit les places et les honneurs, se constituant un trésor. Il livra la Petite Arménie à Déjotarus, céda la Crète aux Crétois, acheta les soldats, les sénateurs et le peuple, dépouilla Brutus ainsi que Cassius, et s’adjugea la Macédoine, bondée de troupes. C’est de là qu’il comptait, puissant et riche, traiter avec Octave revendiquant tout l’héritage de César.

Octave, qui avait déjà fait à Apollonie l’expérience de l’inconsistance des légions, d’abord hésitant, s’était enfin décidé. Sa première visite à Rome fut pour Cicéron, qu’il séduisit par la simplicité de ses manières, l’embarras hypocrite, très étudié, de ses paroles. Conseillé par le grand orateur, Octave, malgré sa jeunesse, — il avait dix-neuf ans, — déclara qu’il acceptait l’héritage et l’adoption, promettant au peuple d’exécuter les volontés de César. Il réclama d’abord à Antoine les trésors que celui-ci avait pris ; et sans attendre, parfaitement instruit des desseins de son adversaire, il vendit assez de ses propres biens, ostensiblement, pour se montrer riche. Antoine, lui, dédaignait cet ennemi, qu’il surveillait cependant. Le peuple paraissait favorable au jeune César.

Antoine, dissimulant ses vues, offrit à Octave son amitié, ne lui demandant que le gouvernement de la Cisalpine. L’ayant obtenu, et prenant cette condescendance pour de la faiblesse, il envoya des négociateurs secrets auprès des vétérans, ainsi qu’en Macédoine, acheter l’armée qui appuierait sa trahison ; en même temps il intriguait à Rome, courtisant les sénateurs. Cicéron vit le danger, prit l’offensive, dénonça les menées d’Antoine en de véhéments discours, l’accablant d’invectives outrageantes. Les Philippiques de Cicéron, furieuses, succédaient aux Philippiques, pendant qu’Octave, simplement, débauchait les soldats d’Antoine. Celui-ci, joué, accourut à Brindes, décima ses troupes pour les ramener à l’obéissance par la terreur, et ne réussit qu’à les irriter. Octave, sans impatience, tout à son rôle, se rapprocha du Sénat à son tour, courtisant Cicéron, qu’il appelait son père. Cicéron, naïvement, s’imaginait qu’il régnerait sous le nom d’Octave, quelques honneurs devant suffire à cette vanité de vingt ans ; il félicita les légionnaires qui avaient abandonné Antoine, fit accorder à Octave, qu’il protégeait, le titre de propréteur, et qualifia Antoine d’ennemi public. Octave partit avec les deux consuls pour affronter et abattre son ennemi (43).

La première bataille fut plutôt favorable à Antoine ; et les Romains, dans Rome, commençaient à s’inquiéter, lorsque la nouvelle leur arriva d’une victoire décisive d’Octave (27 avril). Le peuple porta Cicéron au Capitole. Le Sénat disposa des troupes d’Antoine, tandis qu’Antoine, effectuant une retraite savante, se rendait à Fréjus, en Gaule, où bientôt 23 légions devaient être formées. Cicéron, préoccupé, fit décerner l’Ovation à Octave, que l’armée proposa pour le consulat ; et Octave soutint sa candidature, appuyé de 8 légions. Cicéron, découvert, dut quitter Rome ; sa maladroite ambition l’avait perdu. Octave, correctement, paisiblement, fit ratifier son adoption, remit aux soldats les récompenses gagnées, accusa les meurtriers de César — parmi lesquels Sextus Pompée, — et obtint leur bannissement. Il offrit ensuite la paix à Antoine.

Des cavaliers d’Antoine venaient précisément de tuer Décimus Brutus, et le rival d’Octave se vantait de ce meurtre comme d’un sacrifice fait aux mânes de César. Octave, Antoine et Lépide se rencontrèrent près de Bologne, s’entendirent, formèrent un Triumvirat : Lépide aura la Narbonnaise et l’Espagne ; Antoine, les deux Gaules ; Octave, l’Afrique, la Sicile et la Sardaigne, — l’Orient et l’Italie restant indivis. Octave et Antoine iront prendre possession de leurs provinces pendant que Lépide gouvernera les Romains. On promit aux soldats, après la guerre, une largesse de 5.000 drachmes par tête et le partage complet des terres des dix-huit plus belles villes de l’Italie. Et n’ayant plus qu’à satisfaire leurs haines, assouvir leurs vengeances, et peut-être assurer leur sécurité, les Triumvirs donnèrent l’ordre au consul Pédius de sacrifier immédiatement, à Rome, dix-sept personnages suspects, parmi lesquels Cicéron. Des trophées de têtes sanglantes encombrèrent le Forum ; la haine, l’envie et l’avidité entretenaient cette terreur lucrative.

Cicéron avait fui de Tusculum à Gaëte ; M. Popilius, qui l’avait défendu jadis, l’y atteignit. Le centurion Hérennius l’égorgea (7 décembre 43). La tête et les mains de la victime, envoyées à Rome, furent attachées aux rostres. Antoine, saisi d’une joie féroce, perça d’une aiguille la langue désormais muette de l’orateur. Octave, que Cicéron avait traité en enfant, en médiocre, se sentait délivré d’une sorte d’humiliation permanente, insupportable. Plus de 200 sénateurs et 3.000 chevaliers ayant été mis à mort, le jeune César pouvait tout se permettre.

Depuis César, la lutte avait été entre l’Orateur et le Guerrier. Octave l’emportait sur la toge. L’éloquence de Cicéron s’était épuisée en des ambitions mal conçues ; ce travailleur robuste, à l’intelligence démesurée, avait toujours manqué de discernement : Il s’était réjoui de la mort de César, parce que cela le délivrait d’un adversaire, mais il ne se rendit compte ni de sa propre insuffisance, ni de sa vanité, ni du mépris qui succédait aux applaudissements dont on saluait ses plus beaux discours.

L’orateur infatué se complaisait à étaler ses moyens d’action, en déconsidérant l’art oratoire : La rhétorique, disait-il, a pour but de faire croire que l’orateur a raison ; ou bien : Il ne faut pas se faire scrupule d’enchérir un peu sur la vérité, que le fond en soit vrai ou qu’il soit imaginé ; ou encore : L’art de la parole ne saurait exister sans un peu d’effronterie. Le brillant élève des Grecs, le disciple — avec César, — d’Apollonius d’Alabanda, si sûr de son influence, ignora que pour se servir des foules, les contenir, les dominer, l’effronterie ne suffit pas, et que son caractère, ses hésitations, le déséquilibre de ses jugements, l’incertitude en un mot de ses principes, et même de ses intentions, le rendaient plutôt antipathique.

Aristocrate au fond, jusqu’à défendre le méprisable Cépion, fameux par le pillage du trésor de Toulouse, Cicéron s’inclina devant le peuple, lui reconnaissant tous les droits. Être, en fait, dans la première ville du monde, l’Autorité légalement investie par le peuple, régner par ce droit spécial d’investiture, et par l’ascendant surtout d’un don naturel, d’une éloquence irrésistible, telle fut l’ambition de Cicéron. Mais tandis que son jugement l’égarait, son tempérament lui refusait le moyen principal de succès : le courage. Il tonna contre Catilina et contre Marc Antoine, mais seulement lorsque Marc Antoine et Catilina furent loin de Rome ; et naïvement, ensuite, il se laissa compromettre, jusqu’à assister, le dirigeant, semblait-il, au massacre des complices de Catilina.

Créateur de la prose latine moderne, doué d’une éloquence toute de style, maître absolu en l’art de dire, Cicéron nous a légué l’un des plus beaux monuments de littérature qui soient. Il est effrayant de constater à quelle puissance peut atteindre un homme dépourvu d’idées, fluctuant, désordonné, sans principe, on pourrait dire sans but précis, lorsque la nature lui a départi le don de la parole. Sorte de publiciste ambulant, toujours prêt, capable de soulever les foules, d’épouvanter un cénacle, d’émouvoir, d’exciter, d’exaspérer, et susceptible de l’action la moins logique, la moins prévue, — n’avait-il pas trahi César qui l’avait acheté ? — Cicéron n’avait été, certainement, qu’un danger public.

Cicéron mort, Octave pouvait agir, libre. Brutus avait eu sa statue à Athènes, placée à côté de celles d’Harmodios et d’Aristogiton ; la Grèce et la Macédoine lui avaient obéi. Les légions qui ne s’étaient pas tournées vers le nouveau César avaient assiégé Dolabella, le collègue d’Antoine, dans Laodicée, l’acculant au suicide. C’est à ce moment — le frère d’Antoine, Caïus, étant prisonnier de Brutus, — que Cicéron avait fait confirmer Brutus et Cassius dans leur gouvernement par le Sénat, avec tous les pouvoirs, en les rappelant en Italie. La prompte énergie déployée par les Triumvirs, la terreur et les proscriptions, intimidèrent Brutus et Cassius, qui continuèrent à «batailler» contre les peuples favorables à Octave, Antoine et Lépide. Ils pillèrent Rhodes et Xanthe, exigèrent dix années d’impôts en une seule fois, commirent toutes sortes d’exactions, finirent par cesser de s’entendre. Leurs armées, chargées de butin, indisciplinées, rentrèrent en Europe. Brutus regrettait César.

Les légionnaires d’Asie — 80.000 fantassins et 20.000 cavaliers, — étaient en Macédoine, à Philippes, lorsque Antoine et Octave vinrent les provoquer. Antoine en face de Cassius, Octave en face de Brutus, les deux armées étaient à peu près égales en nombre. Cependant les Anticésariens avaient l’avantage d’une flotte qui interceptait les convois de vivres. Antoine, craignant une famine probable, voulait agir ; Octave conseillait d’attendre. Brutus, se méfiant sans doute de Cassius, impatient d’une solution, décida la bataille. Octave étant malade, Antoine, surpris, recula d’abord, et Brutus put se croire un instant victorieux ; mais Antoine ressaisit la victoire. Cassius, perdu, se fit donner la mort. Une deuxième action, vingt jours après (42), — Octave y assistant, — acheva la victoire d’Antoine, mais dans des conditions désastreuses pour lui. Octave en effet avait été personnellement battu et Brutus s’était suicidé ; mais Octave, délivré de ses ennemis, pouvait maintenant s’attaquer à Antoine. Après la victoire de Philippes, Antoine, superbe, se montra magnanime ; tandis qu’Octave, au contraire, cruellement odieux, ne dissimulait pas sa fureur. Dans le «partage du monde », qui suivit, Octave eut l’Espagne et la Numidie ; Antoine, la Gaule chevelue et l’Afrique ; — la Cisalpine n’était plus une province. Lépide fut exclu de ce partage. La flotte ennemie, intacte, avait rejoint Sextus Pompée. Antoine préparait une campagne en Asie pour y trouver les 200.000 talents promis aux soldats. Octave se chargea de satisfaire les vétérans.

Antoine, resté en Hellénie, ébloui, ivre de fêtes et de jeux, se glorifiant d’être l’ami des Grecs, passa en Asie où les cités voluptueuses s’apprêtaient à le recevoir comme il voulait l’être. Il entra à Éphèse précédé de bacchantes, de pans, de satyres, prenant lui-même les attributs de Bacchus, figurant dans des orgies. Ses légions exigeant la réalisation de ses promesses, il frappa les Asiatiques d’un impôt de neuf années, multiplia les confiscations ; et craignant de ne point obtenir la somme totale que ses soldats attendaient, il suscita une querelle à la reine d’Égypte, Cléopâtre, afin d’envahir et de piller ses États. Cléopâtre vint à Tarse séduire Antoine, comme elle avait fait de César. Le roman de Plutarque énumère les richesses inouïes que déploya la reine charmeresse, décrit avec complaisance la passion d’Antoine et ses lâchetés. Antoine oublia Rome, les Parthes, l’Asie, Fulvie, tout, pour suivre Cléopâtre en Égypte, et l’aimer. A Alexandrie, subjugué, Antoine vécut cette vie inimitable dont les récits dépassent toutes les imaginations : chasses fabuleuses, déguisements bizarres, promenades nocturnes dans la ville, où le héros de Philippes, se mêlant à la crapule, insulte les gens et reçoit des coups...

A Rome, le frère d’Antoine, Lucius Antonius, a osé déclarer la guerre à l’héritier de César. Profondément outragée, Fulvie sera l’âme de l’action. Poussés par Antonius, les vétérans réclament à Octave les territoires de dix-huit villes qui leur avaient été promis ; Octave, isolé dans une Rome devenue misérable, troublée d’émeutes presque quotidiennes, n’ayant auprès de lui ni tribuns ni magistrats capables d’arrêter le pillage systématique des maisons des riches, joua tout son avenir sur un seul coup d’audace. Il alla droit aux vétérans réunis par Antonins, à qui ce dernier avait engagé les butins de son frère en Asie. Mal accueilli, accusé même, Octave voit jeter dans le Tibre le premier officier qui ose le défendre ; il s’avance hardiment et demande aux mutinés de se prononcer eux-mêmes, comme arbitres, entre Antonius et lui. Appuyant aussitôt de largesses bien préparées cette démonstration inattendue, il s’empare de l’armée organisée pour le vaincre.

Il restait à Antonius, Rome échappée, les Italiens, avec 17 légions. Octave commandait maintenant aux 10 vieilles légions romaines. Antonius prend l’offensive, occupe Rome, y proclame la prochaine république. Agrippa chasse Antonius, le poursuit jusqu’à Pérouse (40) et le saisit. Antonius fut relégué en Espagne ; on égorgea trois à quatre cents chevaliers ; le feu détruisit Pérouse.

L’exemple des terreurs récentes et l’effroi des vengeances d’Octave firent partir de Rome tous les amis d’Antoine et d’Antonius. Le consul Pollion passa, avec 7 légions, sur les vaisseaux de Domitius Ahenobarbus. Fulvie se rendit en Grèce. Octave était le maître de Rome et de l’Italie.