Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE VI

 

 

DE 58 A 44 Av. J.-C. - Clodius maître de Rome. - Retour de Cicéron. - Crassus en Asie. - Pompée, Caton, Cicéron. - César à Rome et en Espagne. - Batailles de Dyrrachium et de Pharsale. - Mort de Pompée. - César en Égypte et en Illyrie. - César dictateur. - César en Afrique. - Triomphes de César à Rome. - Réformes. - Soulèvement de l’Espagne. - Écrasement des Pompéiens. - César roi et dieu. - Conjuration. - Mort de César.

 

MAÎTRE de Rome, hâtant ses vengeances haineuses, Clodius fit démolir la maison de Cicéron sur le Palatin et chasser les juges qui allaient juger Vatinius, agent de César. Ce personnage incommode et odieux, jouant sa farce politique, eut contre lui Milon, à qui Cicéron conseilla de recruter des gladiateurs pour se défendre ; et ce fut une lutte ouverte, dans Rome, entre les deux bandes ennemies. Milon l’emporta. Cicéron revint, rappelé. Cicéron et Milon, comme associés, rendirent à Clodius vengeance pour vengeance, annulant tous ses actes. Pour compliquer l’anarchie, Caton se déclara contre Cicéron.

Pendant que Rome, ensanglantée chaque jour de luttes individuelles, à la fois hideuses et ridicules, s’épuisait, César, à Lucques, où il tenait sa Cour, préparant son heure, distribuait l’or des Gaulois aux édiles, aux préteurs, aux consuls, surtout à leurs femmes (57), achetant sa victoire prochaine. Lucques, asile de tous les mécontents, était comme un forum encombré : Cicéron y parut, très humblement ; Crassus et Pompée y renouvelèrent avec César leur alliance, — le Triumvirat, ce monstre à trois têtes. Pompée se chargea seul de la paix romaine, c’est-à-dire de la police à Rome. Domitius osant disputer le consulat à Pompée et à Crassus, on tua son esclave et on blessa Caton, qui le soutenait, afin de bien marquer la puissance des Triumvirs. A la fin de l’année consulaire, Pompée eut le gouvernement de l’Espagne et Crassus celui de la Syrie, pour cinq ans. La crainte de César dominait, ses amis obtenaient tout.

Crassus, qui projetait d’aller jusqu’au Gange, de conquérir tout l’Orient, d’en rapporter de fabuleuses richesses, partit avec l’intention de vaincre les Parthes, dont il ignorait la force et la situation. Il remporta quelques succès, se fit nommer Imperator, pilla les trésors des temples, — notamment celui de Jérusalem, — passa l’Euphrate une seconde fois et s’en fut s’égarer en Mésopotamie, dans une mer toute de sable. Là, il se heurta aux Parthes (53), qui, par une fausse retraite, l’attirèrent où ils le voulaient, pour le battre. Crassus le jeune, qui menait la bataille, pris, se fit tuer pour échapper aux supplices. Les vainqueurs envoyèrent au malheureux Crassus la tête de son fils. Un prompt recul, désordonné, livra beaucoup de Romains à leurs ennemis, et ce fut un massacre. Cassius, accouru, repoussa les Parthes ; mais Bibulus se laissa assiéger dans Antioche. La Cilicie était menacée.

A Rome, Pompée, rêvant de la royauté, recherchait le consentement du peuple en multipliant les jeux, en achevant le théâtre où 40.000 spectateurs pourraient s’asseoir. Caton, étalant son intégrité, se donnant en spectacle, allait au Forum pieds nus, affectant de croquer des raves, de se nourrir de figues et de laitues. Cicéron, tout aux Triumvirs depuis son voyage à Lucques, au premier rang parmi les flatteurs publics de César, acceptait, favorisait même la dictature de Pompée. On se disputait toujours le consulat les armes à la main ; les émeutes sanglantes étaient quotidiennes ; l’outrage et l’assassinat politiques devenaient choses simples, ordinaires : Milon rencontre Clodius sur la voie Appienne, l’égorge, fait porter le cadavre au temple où le Sénat s’assemblait, et le peuple incendie le temple. Pendant plusieurs jours, dans la cité, les Romains s’entre-tuèrent, furieusement. De ce carnage, Pompée sortit consul unique (25 février 52).

L’avènement de Pompée donnait aux Romains le répit qu’on en avait espéré. César, doucement, crut pouvoir briguer un second consulat ; mais on élut son ennemi, connu, Marcellus (51). Maintenant, vexer les clients de César, et César lui-même, était, dans Rome, une sorte de jeu, une mode. Pompée s’en fut à Tarente, tranquille, philosopher avec Cicéron, laissant le Sénat reprendre de l’importance, renouer ses intrigues habituelles, s’appliquer à saper l’influence et l’autorité de celui qui se croyait presque roi. Les amis de César, Salluste surtout, excitaient les sénateurs contre Pompée. Curion ayant été nommé tribun pour tenir César en échec, César acheta Curion. Lorsque, se jugeant assez fort, dédaignant Pompée, le Sénat rappela César pour en finir avec lui, le soumettre (50), le Sénat, stupéfait, entendit Curion repousser la motion de Marcellus, ou du moins la rendre inapplicable en demandant que Pompée subît la même loi. Pompée, surpris, offrit d’abord d’obéir ; mais le Sénat ayant aussitôt accepté son offre, il se compromit en d’inhabiles tergiversations. Forcé d’opter entre deux généraux également rebelles, le Sénat préféra Pompée, qui fut chargé de ramener César à l’obéissance.

Pompée, s’estimant déjà le maître du vainqueur des Gaules, s’exerçait publiquement, comme un jeune soldat, au maniement des armes, disant qu’il lui suffirait de frapper du pied le sol pour en faire sortir des légions. A Rome, la quiétude était telle, qu’on vota l’abdication des deux généraux. L’armée de César s’avançait. Marcellus s’en remit à Pompée du soin de la battre ; mais Curion, le tribun fidèle à César, s’opposant légalement à toute levée de troupes, le Sénat dénonça César avec solennité.

Pompée et César, en conflit armé, prétendaient l’un et l’autre à l’autorité souveraine. Pompée, soldat raide et majestueux, infatué, n’avait fait aucun préparatif ; César, au contraire, prêt, sûr de soi, avait déjà Rome dans sa main. Ce fut le duel suprême de l’Aristocratie contre la Démocratie, de la Monarchie contre la République ; la République devait périr, quel que fût le soldat victorieux. Cassius Longinus, Marc Antoine et Curion, qui représentaient la légalité, étaient au camp de César.

César, méprisant l’ordre du Sénat, franchit le Rubicon (49), prit Ariminium, conduisant une armée qui avait passé neuf ans sous la tente et exterminé plus d’un million d’hommes, enthousiasmée. Pompée, menant des troupes encombrées de débiteurs insolvables, de jeunes nobles vaniteux et sots, constata vite son impuissance, fit retraite vers Capoue. Pisaurum, Ancône, Iguvium tombèrent successivement. Labienus trahit inutilement César, qui s’avançait un peu plus chaque jour, généreux envers les vaincus, bien accueilli par les Italiotes qui redoutaient l’armée pompéienne. Domitius retint César devant Corfinium pendant sept jours, ce qui permit à Pompée, enfin éclairé, de passer l’Adriatique, de se retrancher à Dyrrachium. Valerius avait chassé les Pompéiens de la Sardaigne. Curion occupait la Sicile. En soixante jours, les Césariens triomphaient dans toute l’Italie et les îles.

César, magnanime, n’entra dans Rome qu’en protecteur, reconstitua le Sénat, s’appropria le trésor du temple de Saturne, et, manquant de vaisseaux pour attaquer Pompée, se proposa d’aller détruire les dernières forces pompéiennes en Espagne. Laissant Rome à Lépide et l’Italie à la surveillance de Marc Antoine, il partit. Marseille l’arrêta. A la fois refuge des naufragés politiques et maîtresse des études, Marseille jouissait d’une grande réputation ; c’était, aux yeux des Romains, la cité la mieux gouvernée, la plus libre et la plus puissante de toutes les cités grecques ; on admirait la vigueur de son gouvernement aristocratique, on qualifiait de modèle sa constitution municipale. En réalité, les Marseillais ne se prononçaient ni pour César, ni pour Pompée ; ils prétendaient à l’indépendance, avec une sympathie marquée cependant pour Pompée, en reconnaissance de faveurs obtenues. Ayant chargé Tribonius et Brutus de réduire Marseille, César franchit en hâte les Pyrénées.

En Espagne, pris entre la Sègre et la Cinca, cerné, sans vivres suffisants, César se vit en très mauvaise situation. — Curion venait d’être vaincu et tué en Afrique ; Dolabella était prisonnier en Illyrie ; Cicéron passait à Pompée. — Avec une audace heureuse, César battit rapidement les généraux pompéiens, Pétréius et Afranius, obtint la reddition de Varron, et sans perdre un instant, glorieux, se retourna contre Marseille. Malgré la vitesse de leurs navires et l’adresse de leurs pilotes, vaincus deux fois, les Marseillais durent traiter, livrer leur Trésor. Soutenus par leurs femmes héroïques, les Marseillais ne s’étaient rendus que pour épargner leur cité. Cette victoire de César, exagérée, eut un grand retentissement. Les Romains le proclamèrent dictateur.

Pendant ses onze jours de dictature à Rome, César diminua toutes les dettes du montant des intérêts dus, distribua du blé abondamment, pardonna aux bannis, — Milon excepté, — accorda le droit de cité aux Cisalpins, et lorsque, populaire, il crut avoir rassuré les Romains et les Italiotes quant à ses vengeances possibles, redoutées, il se fit nommer consul et commença la guerre contre Pompée, qui l’attendait à Dyrrachium, cette hôtellerie de l’Adriatique. César apprit à Bimdes que l’armée pompéienne, indisciplinée, était incapable de lui résister. Négligeant toute précaution, il traversa hardiment l’Adriatique.

César prenant l’offensive, Oricum et Apollonie lui ouvrirent leurs portes. La campagne s’annonçant plus rude qu’il ne l’avait pensé, il appela Antoine à son aide et assiégea Dyrrachium. Après une lutte de quatre mois, terrible, l’armée supportant avec un grand courage des souffrances inouïes, raillé par les Pompéiens qu’il tâchait de cerner, César se décidait pour une attaque violente. L’arrivée de Scipion, venu au secours de Pompée, lui fit changer de tactique. Il marcha contre Scipion. Pompée commit la faute de le poursuivre. Les deux ennemis se rencontrèrent à Pharsale, en Thessalie (43), où César reprenait tous ses avantages.

La jeunesse folle qui, plus que son chef, commandait l’armée de Pompée, impatiente, sûre de vaincre, — les Nobles déjà s’y disputant les biens des amis de César vaincu, se moquant des hésitations de Pompée, l’appelant Agamemnon ! — obligea le général à engager une bataille douteuse. Avec une armée double et une cavalerie sextuple, les Pompéiens furent platement battus. Pompée, qui pendant l’action était resté sous sa tente, désespéré et inactif, partit, laissant aux Césariens 15.000 cadavres et 14.000 prisonniers, fuyant vers l’Égypte, songeant aux Parthes et aux Africains qu’il réunirait et mènerait ensuite contre César (48). A Péluse, l’eunuque Photin et le général Achillas le reçurent avec honneur ; mais Théodore, redoutant César, fit lâchement assassiner Pompée dans la barque qui le conduisait à terre. Son corps, dépouillé, fut jeté sur le rivage, comme une chose immonde.

César, ayant traversé l’Hellespont, rencontré et soumis Cassius, débarqua en Égypte avec seulement 4.000 légionnaires. Théodore lui présenta la tête de Pompée. César ordonna qu’on ensevelit pieusement les restes de son rival. Mais l’armée égyptienne, habituée à faire et à défaire les rois, entoure César, le presse, l’enserre peu à peu, l’assiège dans son pelais, menaçante, réellement forte et résolue. Pliotin rappelle Achillas ; l’insurrection s’organise. César a bientôt devant lui 20.000 soldats, soutenus par 300.000 âmes irritées. Il s’enferme dans un quartier, accepte la lutte, et par une manœuvre habile, réussie, force Achillas à incendier la flotte : — le feu dévora l’arsenal et la bibliothèque. — Domitius, gouverneur en Asie, lui envoie le secours de deux légions, une par terre, l’autre par mer. Après avoir rejoint les légionnaires embarqués, César bat la flotte égyptienne qui obstruait le passage du port ; mais repoussé de l’île de Pharos, il n’échappe à la mort qu’en se sauvant à la nage. Mithridate le Pergaméen arriva juste à temps pour l’arracher à sa peur légitime.

L’armée de Mithridate le Pergaméen, réunie en Syrie, grossie en marche de Juifs et d’Arabes, enlève Péluse, force le Nil, paraît devant Alexandrie. Comme il l’avait fait en Espagne, César s’élance, attaque le camp où s’était réfugié le jeune Ptolémée et remporte enfin une victoire décisive. Le Ptolémée Denys étant mort, noyé, César donna comme reine aux Égyptiens, Cléopâtre, qui épousa le dernier de ses frères, Ptolémée Néotéros (47). Retenu par la reine, César, subjugué, laissera à Cléopâtre, de lui, en partant, un fils qui eut son temple à Hermonthis. L’amant de l’Égyptienne fut arraché à ses amours par la soudaine levée d’armes de Pharnace, le fils de Mithridate, l’insensible et l’inhumain. En cinq jours, César punit l’arrogance de Pharnace, livra le Bosphore à Mithridate le Pergaméen, qui l’avait secouru, rétablit Ariobarzane et Déjotarus détrônés, et quitta l’Orient pour retourner en Italie.

A la nouvelle de la mort de Pompée, les Romains avaient aussitôt acclamé César ; ils le firent dictateur, consul pour cinq ans, avec la puissance tribunitienne à vie. César absent avait commis Antoine au gouvernement de Rome. D’une bravoure incontestable devant le danger, violent en tous ses actes, débauché puissant, Antoine manquait d’énergie comme homme d’État. César revint assez tôt pour assurer dans la Cité l’ordre qu’Antoine risquait de compromettre (47). Débarqué à Tarente, ses ennemis s’étonnèrent de sa mansuétude ; il n’ordonna aucune proscription, ne confisqua pas les biens de ses adversaires, sauf ceux de Pompée qu’il fit vendre à l’encan.

La première préoccupation de César, à Rome, fut d’avilir toutes les charges en les multipliant. Il détruisit le prestige du Sénat en y introduisant des centurions, des soldats, jusqu’à des barbares, faisant des consuls à son caprice. La remise d’un an de loyer aux paysans et la suppression des intérêts des trois derniers termes de toutes les dettes, valurent au dictateur une popularité spéciale. Un premier symptôme de la désagrégation des forces romaines fut la révolte d’une légion entière, qui reprochait à César de n’avoir pas tenu ses promesses. César assembla les révoltés et les humilia en les qualifiant de citoyens, — quirites ; — puis, les ayant ramenés, soumis, il les licencia. Le triomphateur s’inquiétait davantage des forces pompéiennes en Afrique : les Pompéiens, en effet, avaient vu César si près de sa perte à Alexandrie, qu’ils se flattaient d’en avoir raison finalement. Il partit donc pour détruire les débris de Pharsale.

Les Pompéiens, réunis en Afrique, prétendaient soutenir une guerre constitutionnelle contre un usurpateur ; Labienus, Scipion, Afranius et Caton étaient leurs chefs. Avec une imprudente rapidité, César débarque à Adrumète, suivi de 3.000 fantassins et de 150 cavaliers seulement (1er janvier 46). Un ancien complice de Catilina, P. Sittius, le rejoignit. Il échoua nettement devant Adrumète. Se rendant à Leptis, il se heurta à la cavalerie de Labienus, et il la battit. Scipion était maintenant devant lui, avec 8 légions et 3.000 chevaux. Juba accourut, avec 120 éléphants et une nombreuse armée, pour soutenir les Pompéiens. Épuisé de vivres, César, devenu lent et circonspect, n’agissait presque plus de sa personne sur le champ de l’action, dictait ses ordres sous sa tente, attendait l’occasion, abusant, impassible, de l’héroïque patience de ses soldats. Les chevaux de ses cavaliers en étaient réduits à manger des algues. Salluste put heureusement s’emparer des magasins de l’ennemi à Cercina. Au même moment, Juba se retirait et deux légions nouvelles arrivaient à César. Il reprit l’offensive.

Pendant trois mois, César tint son armée en haleine sans obtenir un seul résultat appréciable. Il mit le siège devant Thapsus, et là, comme Pompée à Dyrrachium, Scipion se vit contraint par la Noblesse d’accepter trop tôt la bataille. La défaite des Pompéiens fut complète, effroyable, décisive (46). Thapsus, Adrumète et Zama se rendirent à César. Labienus, Varus et Sextus Pompée s’enfuirent en Espagne. Scipion, Juba et Pétréius se suicidèrent. La cavalerie, intacte, était allée vers Utique où se trouvait Caton, qui voulait résister à César malgré tout. Pas une seule voix ne l’ayant approuvé, Caton, abandonné de tous, redoutant comme une insulte le pardon de César, s’éloigna, lut le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme et se donna la mort. L’insensé tragique demeurera comme l’idéal du républicain irréfléchi ; l’influence de cet excentrique restera considérable. En manquant de patience, écrira Napoléon, Caton a sauvé César.

César annexa la Numidie à la province d’Afrique, partagea le reste entre Bocchus et Sittius ; il désigna comme gouverneur Salluste, pour la ruine du pays, dira Dion Cassius. Revenu à Rome, il pouvait se considérer comme le maître du monde. Le Sénat, qui avait tout accaparé, intimidé par la seule présence du Victorieux, lui concéda dix ans de dictature, trois ans de censure, — préfecture des mœurs, — lui livra le droit de pourvoir à la nomination de la moitié des charges curules et de régler les provinces prétoriennes. César célébra quatre Triomphes, comme vainqueur des Gaulois, de l’Égypte, de Pharnace et de Juba, ne demandant rien pour ses victoires de Pharsale et de Thapsus, voulant ainsi montrer que son cœur s’attristait des guerres civiles, qu’il repoussait la palme sanglante, rouge du sang des Romains. A ces Triomphes parurent, enchaînés, Arsinoé la sœur de Cléopâtre, le fils de Juba, et, spectacle lamentable, Vercingétorix, qui devait être ensuite égorgé. Malgré l’hypocrisie de sa tristesse feinte au souvenir de Pharsale et de Thapsus, César exposa les effigies de Caton, de Scipion et de Pétréius se perçant de leur épée ; car il était bon qu’on sût, pour lui, qu’il n’avait plus un seul ennemi à redouter.

Une immense orgie — autour de 22.000 tables à trois lits, — enivra le peuple ; de folles distributions eurent lieu le lendemain : 100 deniers, 10 boisseaux de blé et Io livres d’huile à chaque citoyen ; 5.00o deniers à chaque légionnaire, 10.000 aux centurions, 20.000 aux tribuns. Conviés à des spectacles extraordinaires, le peuple témoigna largement de son enthousiasme, et la noblesse de sa lâcheté. Ce furent des jeux troyens, — César marquait ses origines, — des chasses de taureaux sauvages et de lions, des naumachies où les galères d’Égypte combattaient les vaisseaux de Tyr, des batailles d’hommes, — 500 fantassins, 300 cavaliers, 20 éléphants... — On vit, ces jours-là, des chevaliers et des fils de préteurs descendre dans l’arène ; on entendit des sénateurs réclamer l’honneur de cette humiliation !

César rêvait d’une sorte de fusion des partis, prêchait l’oubli des injures ; Rome achetée et assouvie, il lui semblait qu’il pouvait enfin lui imposer la paix. Il accorda au Sénat le rappel de Marcellus, à Cicéron celui de Ligarius ; il réduisit de 320.000 à 150.000 le nombre des citoyens qui vivaient aux dépens de l’État, offrant aux autres des terres dans les colonies ; il interdit toutes les associations, prépara une restriction du droit d’appel au peuple, dénonça comme les plus grands des crimes les crimes de violence et de majesté ; il fixa à un an la durée du gouvernement des provinces, deux ans pour les proconsuls ; il fit mettre à mort des légionnaires qui avaient élevé la voix, et sépara les vétérans en leur défendant de vendre leurs terres... César prenait contre les autres toutes les précautions que l’on aurait dû prendre contre lui-même.

César poursuivait ses réformes, logiquement, lorsque le soulèvement de l’Espagne (45) l’appela soudain à d’autres travaux. Cnéus Pompée, son frère Sextus, Labienus et Varus affirmaient encore toutes les prétentions pompéiennes. Avec ses 13 légions, Cnéus se croyait sûr du succès. En vingt-sept jours César passa de Rome à Cordoue, prit Atégua, ville très forte, et remporta la victoire suprême sous les murs de Munda. Ce fut une guerre rapide, atroce, où les remparts s’offraient aux assiégeants hérissés de piques ornées de têtes coupées, où des enfants, d’une audace et d’une cruauté inouïes, répandaient l’épouvante ; et César, pour tenir son armée, infligeait à ses légionnaires des châtiments abominables, pendant qu’il négociait des trahisons. Sous Munda, la victoire resta au maître incontesté du monde ; 30.000 Pompéiens, parmi lesquels Labienus, Varus et Cnéus, périrent. Sextus Pompée put fuir, se cacher dans les Pyrénées.

Le Sénat décréta cinquante fours de supplications et livra tout au triomphateur. Désormais César pouvait légalement tout faire. Si statue — au dieu invincible ! — fut placée dans le temple de Quirinus ; on lui consacra un collège de prêtres, les juliens. Au Triomphe, magnifique (octobre 45), César roi, successeur de Tarquin le Superbe et de Brutus, renouvela les splendeurs de l’année précédente. Des souverains d’Afrique et des princes d’Asie virent un chevalier romain, Labienus, forcé de jouer comme mime devant les étrangers ! Ces munificences laissèrent toutefois le peuple inassouvi, le Sénat courroucé, les légionnaires mécontents, se croyant dupés.

Le peuple ne résistait pas aux excitations des aristocrates menacés ; il apprenait à mépriser le roi, que des pamphlets, des caricatures, de bas propos multipliés rabaissaient. César vit le péril, et comme pour se retremper dans ses origines, hanté par l’exemple d’Alexandre, il songeait à conquérir le monde, à former un État dont la nationalité engloberait l’humanité tout entière. Il irait jusqu’à l’Indus, et reviendrait, à travers les Scythes et les Germains, après avoir régénéré les Grecs, ayant réalisé la Pensée du conquérant macédonien. Déjà trois géomètres avaient été chargés de dresser le plan de l’Empire !

Le vaste projet de César fut mis en échec à Rome même, d’abord. L’opposition républicaine, irréductible, complotait contre la vie du monarque. Un ancien lieutenant de Crassus, Cassius Longinus, l’âme du complot, y attira Brutus, neveu et gendre de Caton, redoutable par son inintelligence et la haine particulière qu’il vouait à César. Des caricatures en cire, des affiches insultantes, des pamphlets d’une révoltante brutalité, des poésies critiques ou badines de Catulle : — Comment donc gardez-vous ce pervers dans votre sein ?... A quoi peut-il être bon, sinon à dévorer vos patrimoines ? — des épigrammes où, l’accolant à un compagnon d’infamie, on les qualifiait de jumeaux d’ordures, avaient presque détruit le prestige du souverain. Un jour qu’il parut au théâtre, personne ne se leva. Il voulut se réconcilier avec Catulle et avec Cicéron, et l’on ne considéra ses démarches que comme la preuve de sa peur des écrits ; on écrivit contre lui davantage...

César savait le danger qui le menaçait, niais il dédaigna de prendre la moindre précaution, tant il lui paraissait impossible que Rome pût exister sans lui, et qu’on risquât la perte de Rome. Rome, disait-il, est plus intéressée que moi-même à ma vie. Les assassins, eux, n’hésitaient plus que sur le nombre des victimes. Un instant, la mort de Lépide, d’Antoine et de César fut proposée ; Brutus voulut qu’on ne frappât qu’un coup. Le jour des ides (15 mars 44), les conjurés étaient au Sénat, résolus, prêts, armés. César arrive. Pompilius Lénos avertit les assassins Brutus et Cassius, retient et distrait César en lui parlant avec animation. César entre. Tous les sénateurs sont debout. César s’assoit. Tullius Cimber s’approche, lui présentant une requête. Les sénateurs suivent Tullius Cimber, se joignent, entourent César de près, puis de plus près encore, à le toucher, à l’étouffer. César se lève pour se dégager, pour écarter ces hommes ; Tullius lui arrache sa robe ; Casca frappe César à l’épaule, et César s’empare de l’arme du meurtrier... mais voyant Brutus s’avancer armé, il se couvre la tête et s’abandonne ; César est mort.