Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

Religion romaine. - Divinités. - Rites et cultes. - Paradoxes religieux. - Vestales. - Influences étrangères. - Prêtres. - La foi. - Incrédulité et superstitions. - Arts religieux : déclamation, musique, danse. - Hiérarchie sacerdotale. - Débauche. - Rome livrée au hasard et à la force.

 

L’ABSENCE d’images divines, aux commencements de Rome, semble indiquer la liberté laissée à chacun d’imaginer, d’adopter et de servir son dieu comme il l’entendait. Dans ce lointain vague on voit, cependant, des habitants de la Cité bâtie accomplir des rites aryens, simples, par exemple la libation sur le seuil et le linteau de la maison divinisée. Vient ensuite une sorte d’Indra védique mélangé de Jupiter olympien, conservateur, nourrisseur des hommes, de qui dépendent les espérances et le destin des mortels, et de Jupiter hébraïque faisant trembler les nations, la terre et le ciel. — Le Jupiter-Sérapis détrônera le Jupiter Capitolin, alors que le culte d’Isis séduira ces natures farouches, inassouvies, cherchant autre chose.

Aussitôt que les Romains eurent accepté l’idée de la représentation matérielle des dieux, leurs divinités se multiplièrent. Comme il n’y eut pas — les rois ne le voulurent point, — de centralisation sacerdotale, de tradition sacrée respectée, d’autorité religieuse reconnue, tous choisirent ou firent leur dieu. Ce furent le Quiris sabin, le Mars représenté par une lance ; le Janus au double visage, arbitre des combats ; les dieux agrestes, innombrables ; les dieux des foyers... Les divinités grecques — Jupiter, Mercure, Cérès et Diane, — vinrent compléter les dieux romains principaux. Cérès s’identifia à Palès et Diane se substitua à Feronia, la protectrice des esclaves. Plus tard, et successivement, Neptune, Apollon, Bacchus, Cybèle et Vénus seront acceptés, mais l’Olympe romain formé ne gardera presque rien de l’Olympe grec. Les deux races n’étaient faites, après s’être rencontrées, que pour s’éloigner toujours l’une de l’autre, en dénaturant, en transformant leurs acquisitions ou leurs héritages.

Du premier groupement des divinités romaines résulta la croyance en l’intervention constante de dieux écrivant les bonnes et les mauvaises actions des hommes et la préoccupation de cet enregistrement. Les rois ne favorisant pas les prêtres, les reléguant plutôt, ces derniers n’exploitèrent pas cette inquiétude, et les Romains, tout en rendant à leurs divinités des hommages, ne les redoutèrent pas absolument. Plaute, sur la scène, put bafouer les divinités : Tous les mortels se fient aux dieux, j’ai vu pourtant bien des gens dupes de cette confiance. La multiplicité de dieux si divers, favorisant les choix, préparait les antagonismes. Jupiter est pour toi, dit le personnage d’une comédie, moque-toi des dieux subalternes. Pour tel Romain, Bacchus n’était qu’un ivrogne ; pour tel autre, Mercure qu’un adroit fripon.

La spécialisation des dieux diminua leur importance, en restreignant leur pouvoir. Le Jupiter-Foudroyant, terrible, fut corrigé par la Junon-Lucine, extrêmement bonne, qui aime la verveine et l’encens et protège les accouchées. On crut à l’intervention réelle de certaines personnes divines, — dans le choix des vestales, par exemple, — mais la lourdeur romaine ridiculisa cette manifestation. Lorsque le Tibre débordant en fléau épouvanta les Romains, ils appelèrent les dieux à leur secours, et les prêtres étrusques introduisirent les jeux de l’Étrurie avec l’usage du repas divin, sorte de sacrifice collectif imaginé pour approvisionner le collège des sacrificateurs. Les prêtres, exécutant le rite à la lettre, servirent positivement des mets copieux aux statues des dieux descendues de leurs piédestaux, couchées sur des lits apportés.

Les Romains conçurent et organisèrent leur monde des dieux comme ils s’étaient organisés eux-mêmes. Conquérants, ils entassèrent parmi leurs butins toutes les divinités rencontrées. L’individualisme s’exerçant, l’idée de Dieu prit mille formes ; on divinisa jusqu’à l’abstraction : le dieu de la semence, Saturnus ; le dieu de la limite, Terminus ; le dieu du travail, Ops, etc. Le dieu principal, romain et italique, resta le dieu tueur, — Maurs, Mars, — armé de l’épieu, dont le pivert était l’oiseau sacré et le loup la bête symbolique ; la déesse préférée fut la Fortune, qui s’associa Mercurius, le dieu tutélaire de la spéculation. L’influence des divinités étrangères importées ne modifia pas l’esprit de religiosité irrespectueuse des Romains. Ma maîtresse, écrira Catulle, me dit qu’elle ne me préférerait aucun amant, pas même Jupiter.

L’impression naturaliste aryenne avait longtemps persisté, autour de Rome au moins. Les anciens mythes, phénomènes physiques personnifiés, conservaient leur noblesse, — Tacite, étonné, parlera des fêtes et des autels consacrés aux Fleuves ; — mais, comme jadis les mages en Iran, des prêtres étaient arrivés d’Étrurie et de Phénicie, qui avaient interprété le bruit du tonnerre et le claquement du bec des oiseaux, et le peuple était venu à ces interprètes, sans leur accorder trop de confiance peut-être, mais impressionné, séduit, inquiet surtout. Toutefois, pendant que les sacrificateurs nouveaux officiaient, offrant aux dieux, sur des plats courbés, les entrailles fumantes des victimes, tandis que le Prêtre, l’Étrurien obèse, accomplissait les rites bruyants devant son autel, soufflant dans l’ivoire, beaucoup, encore, se tenaient éloignés, méditatifs, priant dans les bois profonds où l’yeuse accumule ses ombres noires et révérées.

Au culte primitif, au dieu des jachères, au dieu de la meule, au Jupiter chassant les prodiges, et qui ne recevait que des gâteaux salés et de l’encens, a succédé le Jupiter goulu qui veut des porcs choisis, des bœufs énormes, des vins doux comme le miel, et la Vénus exigeante qui veut des agneaux gras, surtout des vases de valeur, marqués. Un marché de vente fonctionne, bien approvisionné, pour l’achat commode des offrandes. Cependant les dieux lares se contentèrent longtemps de couronnes, d’encens, de libations simples et de prières dites par les filles de la maison.

Cette diversité des cultes, de prêtres par conséquent, et la concurrence réelle qui en résultait, exonéra les Romains de l’exploitation des crédulités. En somme, les fils de la louve imposaient plutôt leurs volontés — tout en se soumettant aux rites dans une certaine mesure, — qu’ils ne subissaient celles des prêtres. Le fidèle vient devant l’autel, devant la statue du dieu, le front voilé, se prosterne les mains étendues, laisse verser le sang des victimes, s’humilie silencieusement et profondément, puis, au jour des saturnales, — le meilleur jour de l’année, dit effrontément Catulle, — ce même peuple s’abandonne aux plus effroyables licences, comme naturellement.

Hors de Rome, dans son jardin, le campagnard offrait des glaïeuls et des épis, des fleurs et des céréales, au dieu protecteur de la chaumière, au priape de chêne façonné à coups de serpe, qui réclamait, prémices du printemps, de brunes violettes, des pavots dorés, de pâles courges, des pommes odorantes. A la porte de la Cité, il y avait les dieux tutélaires, les statues des portes, dont la main droite était usée par les caresses dévotieuses — comme à Agrigente le menton de l’Hercule protecteur universel. — Dans Rome, en fait, alors, une inconcevable anarchie de croyances et de rites.

Tarquin avait centralisé le culte au Capitole, où dominait un Jupiter autoritaire, image du roi terrestre régnant. Bientôt les prêtres de Cybèle, efféminés, lascifs, accompagnant leurs mélopées troublantes du bruit énervant des tambourins, surprirent l’attention. L’aruspice intervint dans l’existence privée du Romain, en lui signalant les époques favorables aux entreprises. Des devins aux longs cheveux flottants, dénoués, à la barbe longue, vaticinèrent avec pompe. Des sacerdotes apaisèrent les dieux infernaux, éloignèrent les calamités, en touchant du doigt la terre menaçante et menacée. Les femmes eurent leurs magiciennes, leurs devineresses, leurs enchanteresses. Il arriva des prêtres de tous côtés, de Grèce, d’Égypte, d’Asie, d’Afrique : les Galles, venus de Phrygie, très nombreux, qui inondèrent l’Empire ; les mages sachant les aruspices des Perses ; des Asiatiques vantant leurs richesses, courbés, accablés sous le poids de leur or, criant et jurant ; les Curètes, tantôt contemplateurs et tantôt bruyants, qui dansaient ; armés, au bruit des cris tumultueux, des tambours, des sonnettes et des flûtes, frappant les boucliers avec des épées, se mutilant, animés d’une fureur divine. L’Égypte avait donné son culte d’Isis, voluptueux, que les femmes adoptèrent ; l’Afrique, ses Orgiaques effrénés ; l’Iran, son adoration des astres et du feu, — Mithra détrônant Ormuzd, — que les Vestales perpétuèrent.

Les jeux et les courses en l’honneur des dieux, les fêtes, les rites, se dégageaient de tout mysticisme pour concourir à l’ensemble des choses romaines, pour se confondre avec la vie sociale. Les hymnes sacrés étaient des chants populaires. Les attitudes des dévots devenaient une danse ; l’harmonie sainte des chœurs, une musique. Les pieux mystères se déroulaient en jeu scénique, réglé ; nulle émotion, nulle excitation, pas de fanatisme possible par conséquent. La hiérarchie sacerdotale aboutissait, comme par un engrenage admirablement calculé, à la machine gouvernementale. D’abord, deux grandes divisions propices à l’omnipotence des politiciens : les Pontifes, dévoués au culte de tous les dieux ; les Flamines, attachés à des divinités déterminées ; — et il était facile, ainsi, suivant les circonstances, en favorisant l’un ou l’autre des deux collèges de prêtres, de faire de l’union ou de l’anarchie religieuse dans la Cité.

Le caractère gouvernemental de la religion romaine, avec sa classification sévère, la surveillance constante des maîtres de l’État, assujettissait les prêtres. Le culte, régulier, n’apportait aucune émotion, demeurait sec, compassé, insuffisant. Une sorte de foi conventionnelle, politique, était devenue comme d’usage, et les fidèles, on peut le dire, se divisaient en hypocrites et en timorés. Les uns affichaient des sentiments religieux pour se conformer aux règles d’une sorte de bienséance, restaient dévots par continuité ; les autres, troublés, venaient aux autels par un mouvement de précaution. Et c’est ainsi qu’en Italie chaque ville eut son dieu défenseur spécial : les divinités patriotes, symboliques, de Lucrèce.

Pourtant ce peuple, ou, si l’on veut, une grande partie du peuple romain aspirait aux joies religieuses, cherchait, comme à tâtons, dans l’ombre épaisse de son ignorance native, une satisfaction d’âme qui lui échappait. Les affectueux ne rencontraient que des sacrificateurs au regard dur, à l’esprit rêche, au cœur vide, dédaigneux et calculateurs, fonctionnaires attachés au service des dieux ; ou bien des prêtres étrangers, professeurs de débauches, immolant à leur profit, plutôt qu’à leurs divinités, toutes les faiblesses. L’exaspération des sens, savamment entretenue, ne permettait pas au « cour » de s’émouvoir, de résister, de se ressaisir. L’art intervenait, par la musique, dans l’attrait de cultes séducteurs.

Cicéron parle des flûtes et des harpes qui accompagnaient les déclamateurs de vers saliens aux banquets solennels du temps de Numa, véritables agapes religieuses, cérémonies de communauté où les dieux présidaient. La mélodie sacrée, venue d’Égypte, et probablement notée par les Grecs au moyen de voyelles écrites, s’exécutait sur la flûte inventée au fond des bois inaccessibles, au sein des célestes loisirs. On engageait, en les payant, les musiciennes qui, pendant les sacrifices, accompagnaient ou chantaient l’hymne saint ; on louait aussi les joueurs de flûte qui enflaient leurs joues comme des serpents et qu’on excitait en les faisant boire, jusqu’à l’ivresse lourde. Les professeurs de cet art musical importé, qu’ils tâchaient d’apprendre à des filles d’esclaves, appartenaient au monde étranger des prostitueurs judéo-helléniques. L’exagération entraînait aux excès de tous genres la virtuosité des musiciens et des déclamateurs. Caton reproche à un sénateur de réciter du grec avec des modulations d’orgie.

Les chanteurs de la Rome primitive, bergers trompant la longueur des nuits, tirant mille sons de leur voix, en la pliant à mille accords et en promenant sur les chalumeaux une lèvre recourbée, imitant le chant des oiseaux avec leur bouche, ou le sifflement du zéphyr dans le creux des roseaux, reçurent d’Égypte et d’Hellénie la flûte et la lyre, la flûte issue du Nil, la lyre à sept cordes d’Apollon. Et en même temps, la danse originale, italique, follement gaie, où le danseur, les épaules et le front parés de feuillages et de fleurs, s’agitait bruyamment, frappant du pied la terre commune, — danse champêtre, saine, — s’asiatisa et devint lascive, impure, dévergondée, ou bien se figea en des théories graves, égyptiennes. Les vestales elles-mêmes ne se montreront que richement costumées, leurs cheveux courts cerclés du diadème orné de bandelettes tombantes, une corde serrant la tunique à la taille, la bulle ronde, symbolique, reposant sur leur poitrine comme, dans les sarcophages d’Égypte, on la voit sur la poitrine des momies. Des danseurs nouveaux, virtuoses de l’école ionique, apportèrent aux Romains la danse vicieuse dont parle Cornélius Nepos. Les pieuses extravagances du culte d’Isis achevèrent ce que l’Asiatique avait commencé.

Depuis Socrate, sapée de toutes parts, l’idée religieuse s’était perdue en un amas de superstitions incohérentes ; les cultes divers n’étaient que des prétextes à la débauche. Plus d’adoration, plus de prières, mais des processions de statues, des rites bizarres ou mystérieux, des accommodements faciles, et jusqu’à des offrandes simulées. Comme l’esclave fugitif du prêtre, dit Horace, je renonce aux gâteaux sacrés, avide de pain que je préfère à leur miel. Les âmes étaient avides de pain, et nul, dans Rome, alors, ne songeait aux conséquences de cette famine désastreuse.

Tout était livré au hasard ou à la force. Le despotisme d’une collectivité d’hommes atroces et fous forgeait les destinées. Les vices de l’Orient — de l’Orient asiatique, — avaient été répandus comme à plaisir. Aucune instruction sérieuse n’ouvrait les intelligences à la perception de la moindre lumière ; aucune religion bonne ne disposait d’un remède applicable au mal envahissant, n’offrait une consolation à ceux qui vivaient une vie intolérable. Rome appartenait à des brigands, parfois stupides, toujours monstrueux, préparant sa chute. Moi, s’écrie la Cité que fait parler Cicéron en une évocation prophétique, moi que les ruses de Carthage, les forces éprouvées de Numance, le génie et la science de Corinthe n’ont pu ébranler, souffrirez-vous que je sois détruite par les plus misérables des hommes ?