Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIII

 

 

DE 388 à 395. - Théodose et les hérétiques. - Prosélytisme catholique. - L’Église enrichie aux dépens de l’Empire. - Danger des conciles provinciaux. - Le siècle d’injures théologiques. - L’Empire livré aux Barbares. - Arbogast et Valentinien II. - L’usurpateur Eugène. - Saint Ambroise. - Émeute de Thessalonique. - Mort de Théodose. - Partage de l’Empire : Honorius et Arcadius empereurs, Stilicon et Rufin ministres. - Expansion des Barbares. - L’aristocratie romaine finie. - L’Europe aryenne ressaisie. - L’Empire arabe. - Les vrais Barbares

 

VAINQUEUR de Maxime (388), Théodose abandonna sa conquête à Valentinien II ; mais il demeura pendant trois années auprès du jeune empereur, afin d’extirper l’hérésie de l’Empire. Il légiféra sévèrement en faveur de l’Église, achevant en quelque sorte, au point de vue judiciaire, l’œuvre catholique de Constance, qui avait mis hors du droit les hérétiques, les apostats, les juifs, les gentils et les mathématiciens, c’est-à-dire ceux qui, à l’aide des mathématiques, cherchaient à lire dans les astres et à fixer l’avenir.

L’Église acceptait que le pouvoir impérial attentât à la liberté des croyances, comme si la responsabilité des persécutions dirigées contre les non Chrétiens ne devait pas atteindre le Christianisme. Il était évident, au contraire, depuis Constantin, que l’action impériale contre le paganisme et l’hérésie ne s’exerçait que par la volonté du pape, ayant la prétention de régenter la société civile. Il est remarquable, en effet, qu’à ce moment de la lutte, Chrétiens et païens se taxaient réciproquement de libertinage autant que de sacrilège.

La persécution des manichéens, inaugurée par Dioclétien (295), appuyée de formules légales, rédigées et édictées contre les ennemis de la société, n’avait pas eu pour but la protection de la foi chrétienne, mais l’extermination des empoisonneurs dissolvant le monde par l’emploi des sorts, des conjurations, des incantations, des maléfices. Cette première législation, atroce, et encore aggravée, étendue maintenant aux hérétiques, après avoir été correctement appliquée aux magiciens, saint Augustin la trouvera excellente , parce qu’elle fait briller, dira-t-il, les vrais sentiments de l’Église et met au jour les principes de la vraie doctrine. L’apostat, l’hérétique, le juif et le païen restèrent, pour l’Église, des criminels impénitents. Sous Constantin, un instant, la peine de mort menaça jusqu’à ceux qui conserveraient, au lieu de les détruire, les écrits condamnés de l’hérésiarque Arius.

Le prosélytisme se développait parallèlement à l’action coercitive. En même temps que l’Église incitait l’Empereur à poursuivre, jusqu’à l’anéantissement, les adversaires du christianisme romain, orthodoxe, catholique, le pape, les évêques, les prêtres, les clercs, ne négligeaient rien de ce qui pouvait augmenter, même d’une imité, le nombre des fidèles. Saint Jérôme parlera sans scrupule, dans ce but, d’une course de chevaux à Gazza, particulièrement heureuse : Lorsque, écrivit-il, dans cette course, le Christ eut vaincu Marnas, de nombreux païens se firent baptiser.

Le zèle des propagateurs et des organisateurs de la puissance nouvelle était prodigieux. Quinze grands conciles tenus dans le siècle, les provinces ecclésiastiques reliées par une incessante correspondance, la manifestation perpétuelle d’une autorité agissante, obéie, rabaissaient, par comparaison, le gouvernement de l’empereur, incohérent, méprisé.

Les chefs de l’Église militante, résolument éclectiques, subordonnaient tout au succès, s’appropriaient toutes les forces. L’esprit juif, biblique, inspirait la domination et le langage ; l’évêque de Rome s’arrogeait le titre païen de grand-pontife ; l’administration impériale servait de modèle à ce qu’on pourrait appeler la chancellerie du Catholicisme. L’Église avait sa capitale : Rome, et son césar : l’évêque successeur de Pierre ; un clergé inamovible, un personnel discipliné, un épiscopat suprême, exerçant à la fois le pouvoir royal, le pouvoir judiciaire et le pouvoir bureaucratique, disposant des revenus et des biens de la communauté universelle, et une aristocratie, — car les Saints, désormais, seront presque tous issus de familles nobles.

Tandis que l’Empire se ruinait, l’Église s’enrichissait, aux dépens de l’Empire, — les donations de Constantin, scandaleuses déjà, -- et la désagrégation flagrante des choses impériales faisait ressortir l’admirable fonctionnement des hiérarchies catholiques consolidées. Cependant, quelques symptômes trahissaient, dans l’Église, la faute grave d’une imitation trop servile de l’administration impériale asiatique. Des conciles provinciaux, très solennels, — celui d’Hippone, par exemple (393), qui entendit les évêques d’Afrique décider qu’ils s’assembleraient ainsi chaque année, — tendaient à constituer, dans les provinces, une sorte de fédération de prélats qui, à l’exemple des satrapies, eût suscité de sérieux ennuis à l’évêque de Rome.

Chaque groupe provincial eut bientôt ses idées et ses ambitions, ses vues et ses entêtements, ses ardeurs jalouses et ses intempérances de langage ; le IVe siècle de Jésus-Christ mérita, certes, le qualificatif de siècle d’injures théologiques. On y disputa si bruyamment, avec tant d’ingéniosité, de subtilité, des enseignements de Jésus, que dix-huit siècles de foi ne suffiront pas pour ramener les Chrétiens à la pure vérité de l’Évangile. L’incapacité des derniers Empereurs, leur aveuglement singulier, firent que l’Église du Christ subsista malgré ses erreurs, ses folies et ses crimes.

De même que les Empereurs inintelligents avaient livré toutes les âmes aux évêques, ainsi s’appliquèrent-ils, comme de parti pris, à abandonner tout l’Empire aux Barbares. En restituant à Valentinien II son gouvernement (392) ; Théodose lui laissa pour premier ministre le Franc Arbogast, qui venait d’ailleurs d’écarter de la Gaule le double danger des Alamans et de l’usurpateur Maxime. Valentinien, qui ne tarda pas à prendre ombrage de l’autorité d’Arbogast, voulut lui enlever les pouvoirs que celui-ci avait reçus de Théodose. Le Franc refusa de se soumettre à Valentinien, que l’on trouva mort nu matin.

Redoutant la vengeance de Théodose, n’osant le braver ouvertement, Arbogast confia la succession de Valentinien au rhéteur Eugène, et s’en fut guerroyer contre Marcomir, chef des Francs, pour montrer l’importance de son amitié. Théodose marcha contre. Arbogast et contre Eugène, qui tenaient les Alpes juliennes, fermant ainsi l’entrée de l’Italie aux troupes impériales. Arbogast, vaincu (394), se suicida.

A Milan, l’Empereur véritable c’était l’évêque Ambroise. Né à Trèves, — son père, préfet du prétoire, — Ambroise fut un de ces génies, exceptionnels, actifs et pondérés, que l’Église seule pouvait utiliser, car seule elle était la puissance capable de leur confier une mission digne d’eux. Les dignités de la politique et de la guerre, partout avilies, n’inspiraient que du dégoût ou de l’effroi. Chrétien d’idées et de mœurs avant d’avoir été baptisé, Ambroise gouvernait Milan, lorsque la vacance du siège épiscopal y mit aux prises les catholiques orthodoxes et les sectateurs d’Arius (374). Les adversaires étaient assemblés dans l’église, pour procéder à l’élection de l’évêque, prêts à en venir aux mains, lorsque Ambroise — qui n’était que catéchumène — éleva la voix pour prêcher la conciliation. Il parla au peuple avec une telle éloquence, l’impressionna à ce point, qu’ariens et orthodoxes s’unirent miraculeusement pour l’obliger à accepter l’épiscopat.

La légende dira bientôt les difficultés de toutes sortes que sa modestie sublime avait opposées au vœu populaire, jusqu’au moment où l’empereur donna l’ordre de le livrer à la dignité d’évêque. Sa réputation d’équité était universelle ; on venait à lui, pour le redressement des torts, des bords de la Maurétanie et des confins de la Thrace, comme vers un tribunal, et on lui apportait, aussi, des plaintes contre l’empereur. On racontait qu’il se dépouillait pour le soulagement des misères et le rachat des captifs.

Une épouvantable famine décimant les Romains, les superstitieux réclamaient la restitution de la statue de la Victoire. Le préfet Symmaque appuyant ce vœu, le pape Damase n’osait résister ; Ambroise intervint et réprouva l’idée sacrilège d’un tel acte de tolérance, conforme pourtant aux édits de Constantin et de jovien, rendus jadis au profit de la foi chrétienne. La critique véhémente et victorieuse d’Ambroise l’exalta au-dessus de l’autorité pontificale. Des païens demandèrent, à Valentinien la restitution de biens confisqués ; Ambroise n’hésita pas à blâmer les intentions bienveillantes de l’empereur, en lui écrivant : Ils se plaignent du retranchement de quelques pensions, ceux qui n’ont jamais épargné notre sang !

L’impératrice Justine, favorable aux ariens, avait invité Ambroise à discuter de la religion, en sa présence, avec un sectateur d’Arius. Ambroise avait refusé, disant : Les choses de Dieu ne sont pas sujettes du pouvoir impérial. Justine, irritée, déposséda Ambroise ; mais le peuple, entassé dans l’église, ameuté, s’opposa à l’exécution du décret impérial. Je ne suis donc qu’une ombre d’Empereur ! s’était écrié Valentinien. Que pouvait la cour de Milan, avilie, méprisée, devant l’audace triomphante d’un tel évêque ? Et bientôt l’empereur dut s’humilier devant Ambroise, en sollicitant son intervention auprès de l’usurpateur Maxime.

Venu à Milan en champion de la foi catholique, Maxime trompa les espérances des Chrétiens, fit relever l’autel de la Victoire, entendant témoigner ainsi de sa volonté supérieure à celle d’Ambroise. Théodose, heureusement, secourut l’Église de Milan. Mais lorsque — après l’assassinat de Valentinien — l’usurpateur Eugène annonça qu’il allait rouvrir les temples païens, Ambroise, enfin intimidé, usa de diplomatie : Il est juste, seigneur, écrivit-il à Eugène, que le Franc Arbogast patronnait, — il est juste que je vous honore, mais honorez celui que vous voulez faire croire l’auteur de votre élévation. La victoire de Théodose délivra Ambroise de ses légitimes inquiétudes. Sa popularité, reconquise, était immense ; sa légende, colportée, émut le monde entier. Alype quittera l’Afrique et traversera pieds nus le sol glacé de l’Italie, pour recevoir, le baptême des mains d’Ambroise. L’évêque universel exerça sur les femmes une influence extraordinaire, une séduction sentimentale, caractéristique.

Grâce à Ambroise — dont l’habileté égalait au moins l’audace, — la guerre, si rapidement victorieuse, faite à Eugène et à Arbogast par Théodose, prit l’allure historique d’une guerre de religion, conduite et terminée à la gloire du Catholicisme. Théodose apparut en vengeur de l’orthodoxie, suscité par Dieu. Un ermite ne lui avait-il pas prédit cette victoire d’Aquilée ? Aussi, conservant cette fois sa conquête, l’empereur voulut célébrer sa gloire par un redoublement de rigueurs envers les païens : il bannit le culte des dieux et il ôta aux hérétiques le droit d’arriver aux honneurs, de disposer de leurs biens par testament.

Donc, aux païens, qui attribuaient déjà les malheurs de l’Empire à l’avènement du Christianisme, à la destruction des temples, et qui s’éloignaient de l’empereur, désaffectionnés, Théodose ajoutait bénévolement les hérétiques ; de telle sorte, que l’on accusait les Chrétiens des effets de la colère céleste, qu’on les rendait responsables de l’irruption des Barbares, ce fléau qu’ils avaient désiré, provoqué. Saint Augustin écrira la Cité de Dieu pour répondre à cette accusation.

Mais un événement tragique allait couronner l’étonnante carrière d’Ambroise, en affirmant, et avec quelle énergie ! la prééminence décisive de l’Église catholique sur l’Empire romain. Le peuple de Thessalonique, révolté, venait de tuer son gouverneur, de massacrer des officiers impériaux. Théodose ordonna de châtier exemplairement les séditieux ; 7.000 furent impitoyablement sacrifiés. Cette cruauté, commentée, produisit dans le monde une impression parfaitement capable de relever le prestige de l’empereur ; mais Ambroise était là, calme, veillant, qui attendait l’heure propice pour intervenir et l’emporter, au nom du Catholicisme, sur la force impériale si brutalement démontrée. Il refusa publiquement l’entrée de la cathédrale à Théodose, au prince chrétien qui s’était souillé de tant de crimes en un seul jour. Et l’empereur, devant le peuple, s’humiliant, accepta la rigoureuse pénitence imposée par Ambroise, lui interdisant de dépasser le parvis du temple avant huit mois.

Après une telle preuve de toute-puissance, l’évêque put dicter à l’empereur, en paraissant lui en céder le mérite, la loi par laquelle Théodose prescrivit qu’un intervalle de trente jours s’écoulerait désormais entre un arrêt de mort et son exécution, afin que le juge ait le temps de se ressaisir, de critiquer son propre jugement. Ambroise vit enfin l’Église suffisamment organisée, suffisamment faite, assez puissante, pour lui subordonner la succession du pouvoir civil : Il n’y aura désormais de légitime que l’héritier du prince consacré par l’Église, au nom de Dieu.

A la mort de Théodose, Ambroise prononça publiquement ces paroles : Ce grand prince nous a quittés ; mais il ne nous a pas quittés tout entier ; il nous a laissé ses fils en qui nous devons le reconnaître, en qui nous le voyons et le possédons encore. Que la faiblesse de leur âge ne soit pas sujet d’inquiétude ! La fidélité des soldats est l’âge adulte des empereurs. Ces soldats fidèles, c’étaient des Barbares.

Théodose mourut tranquille (395), convaincu d’avoir gagné le ciel par son zèle catholique, infatigable ; avec quelques doutes, cependant, quant à l’efficacité des moyens qu’il avait employés pour assurer le triomphe de l’orthodoxie. Avant d’expirer, en effet, il conseilla à Stilicon — qu’il désignait comme ministre à son fils Honorius — d’user de modération envers les hérétiques d’Occident, la violence les ayant plutôt éloignés de l’unité de foi désirable. Son humilité devant Ambroise, absolument superstitieuse, lui fut comptée comme l’acte d’un héros pliant son orgueil devant une haute loi d’humanité. On attribua, de même, à sa grandeur d’âme le sacrifice qu’il avait dû faire de ses ressentiments, pour recevoir la pourpre des mains de celui qui avait fait périr son père.

Stratège avisé, Théodose mérita la réputation que lui valut son premier commandement en Mésie. Laborieux et simple, généreux, brave, il fut à la fois le dernier césar belliqueux et le dernier prince sympathique. Une certaine indolence d’esprit, craintive, distraite, le rendit accessible aux influences, et il ne vit presque jamais clairement les conséquences de ses actions, spontanées ou inspirées. Synésius l’accusera d’avoir trop favorisé les étrangers. Il ne voulut, sans doute, que choisir autour de lui, sans acception de race, les conseillers et les officiers qui lui parurent se distinguer par une valeur quelconque, appréciable ; mais il se trompa presque toujours, et Synésius, ainsi, eut raison. Son attitude devant Ambroise — qui sut, lui, si admirablement exploiter le caractère de Théodose, — ne témoigne pas chez cet empereur d’une intelligence élevée, délicate. Les honneurs extraordinaires, excessifs, qu’il avait accordés à la dépouille mortelle d’Athanaric, figurant aux funérailles, devant le cercueil, avaient accusé déjà son manque de dignité.

Le partage de l’Empire entre ses deux fils Arcadius et Honorius, fait par Théodose avant sa mort (17 janvier 395), consomma la fin de la puissance impériale. Les deux parts de l’héritage eurent pour limites, en Europe, le Drinus, affluent de la Save, la mer Adriatique et la mer Ionienne ; en Afrique, le fond de la Grande Syrte. Honorius reçut l’Empire d’Occident, Arcadius l’Empire d’Orient.

La division ne devait être, réellement, qu’administrative, l’Empire demeurant unique en soi, les deux Empereurs représentant une autorité suprême en deux personnes, s’étant distribué les charges du pouvoir, appliquant les mêmes lois, poursuivant le même but de domination. On verra, en effet, les deux empereurs s’unir étroitement pour une défense commune, on les entendra revendiquer les privilèges ou la grandeur de la communauté romaine, des intérêts publicsres publica — s’y rattachant. Mais la scission est faite, elle est irrévocable, logique d’ailleurs.

Les esprits gardèrent encore, dans l’un et l’autre Empire, l’idée historique de communauté impériale, parce que les passions avaient déserté le champ des luttes politiques pour se donner, toutes, et avec quelle ardeur ! à la guerre religieuse qui sévissait généralement, implacable. On était avant tout païen, Chrétien orthodoxe ou Chrétien arien, et on aimait ou on haïssait l’Empereur — en Occident et en Orient, — suivant ses œuvres de protection ou de persécution religieuse. C’est pourquoi les deux ministres si mal choisis par Théodose comme conseillers de ses fils, se préoccupèrent surtout, pour servir leur ambition, du rôle religieux qu’ils adopteraient. Le Vandale Stilicon était le ministre et le général d’Honorius ; le Gaulois Rufin, le conseiller d’Arcadius. Ces deux Barbares devaient nécessairement se soupçonner et se combattre.

Rufin, dont la mâle beauté et la hauteur de caractère rendaient sympathiques les insinuantes habiletés et les audacieuses visées, était allé d’abord près l’évêque Ambroise, qu’il avait adroitement courtisé, puis à Rome, à Constantinople enfin, où il s’était assuré l’amitié de Théodose en se montrant dévoué au catholicisme orthodoxe intransigeant. Successivement préfet de province (386), maître des offices (390), préfet du prétoire (394), Rufin agit comme un maître de la religion, poursuivant les païens et les hérétiques. Sûr de soi, il s’imposa par la supériorité de son intelligence et la vigueur de ses actions. Abusant de la faiblesse de Théodose, plutôt ébloui que charmé, Rufin s’abandonna jusqu’à rêver, à tramer un instant, à Thessalonique, la chute, à son profit, de l’empereur (394). La mort de Théodose prévint cette usurpation : Tuteur d’Arcadius, Rufin recevra le pouvoir qu’il convoitait.

Stilicon, le Vandale, élevé chez les Romains, instruit et brave, attaché à la fortune naissante de Théodose, d’abord chef des milices, puis généralissime, enfin patrice, avait épousé la nièce de l’empereur, Séréna, véritable maîtresse au palais, depuis la mort de l’impératrice. Éloquent et spirituel, d’esprit vif et d’exécution prompte, très nourri de littérature, le conseiller barbare d’Honorius restait Romain, attardé d’intentions et d’allures, dans les ruines de Rome, éparses.

Stilicon et Rufin se considérèrent immédiatement comme des adversaires. Les Barbares qui environnaient Constantinople, — les Goths, — voyant de très près cette rivalité, pensaient que la vie fastueuse des deux empereurs et des deux ministres épuisant l’Empire, on cesserait bientôt de leur payer les subsides accoutumés ; et craignant aussi — au dire de Jornandès — que leur courage ne se perdit dans une trop longue paix, ils se préparèrent aux batailles, élurent, dans ce but, pour Ies conduire et les commander, le chef de la milice romaine en Illyrie, Alaric.

Le choix était excellent, car Alaric, allié de Théodose en sa guerre contre les Huns, connaissait bien les défauts des armées romaines. Alaric et ses Goths, enfin, par leur situation même en Europe, se trouvaient être l’avant-garde de l’Empire, — car Constantinople éclipsait Rome, décidément, — les Huns, pour continuer leur exode dévastateur, ayant été contraints, grâce à la barrière gothique, de passer au nord du Danube et des Balkans. Constantinople, ainsi couverte, abritée, redevenue Byzance par son caractère, le déploiement de son luxe fou, outrageusement opulente, — trônes d’or et d’argent, vaisselles incrustées de pierreries, vêtements constellés d’or et de gemmes, palais et basiliques surchargés d’ornements précieux, — se développait, sans frein, sa civilisation particulière faite de tout ce que l’Asie et Rome avaient pu concevoir et pratiquer de faste et de corruptions.

L’invasion, ou, pour mieux dire, l’expansion — car il n’y eut pas d’invasion, à rigoureusement parler, — dite germanique, et à laquelle on attribua plus tard, à tort, un ensemble de coutumes instaurées, était maintenant l’espoir dernier des populations européennes assistant à la faillite précipitée de l’Empire, voyant la masse des Asiatiques approcher. On n’attendait pas seulement les Barbares, — Germains, Francs, Goths, principalement, — on les désirait, en se demandant, toutefois, s’ils seraient favorables ou défavorables au Christianisme, et à quel christianisme.

Tous ceux qui avaient vécu parmi les Barbares introduits dans l’Empire, ne s’étaient pas vus de race très différente. Depuis qu’Auguste avait fait élever auprès de lui le fils du prince des Marcomans, Marobode, les Empereurs n’avaient cessé de rassurer, pour ainsi dire, les Romains, en leur montrant les Barbares tels qu’ils étaient, et non tels que les écrivains, depuis Jules César, les avaient signalés. L’incorporation des Rhétiens dans les légions (13 av. J.-C.) avait amené les légionnaires à apprécier mieux leurs ennemis. Commode et Marc-Aurèle, renchérissant, avaient transporté des Barbares en Italie, organisé le colonat, familiarisant ainsi les Italiens avec les Germains. Il est vrai que Trajan, en peuplant la Dacie aux dépens de l’Italie et de la Gaule, avait obligé ses successeurs au repeuplement du territoire impérial par des Barbares.

Un long et utile commerce d’esclaves entre la Germanie et la Gaule, continué, accentuait la fusion préparée par les immigrations. L’évêque Synésius remarquera que dans toutes les maisons qui jouissent de quelque aisance, on trouve comme esclaves des Scythes, c’est-à-dire des Goths : Pour maître d’hôtel, pour boulanger, pour échanson, on prend des Scythes ; les esclaves qui portent ces pliants sur lesquels les maîtres s’assoient dans les rues, sont encore des Scythes. Les esclaves germains étaient plutôt destinés à la culture du sol ; on les répartissait, dans les provinces, suivant le besoin des bras, liés à la terre qui leur était assignée. Ces intrus, enrôlés dans les légions, installés sur les terres, introduits enfin dans le personnel gouvernemental, propagèrent l’idée de propriété individuelle, le formalisme administratif, le respect des distinctions sociales formant les aristocraties.

Mais l’aristocratie romaine ne put bénéficier de cette réaction, due à l’expansion des Barbares dans l’Empire, car elle s’était disqualifiée, en se dérobant au service militaire, en dédaignant tout ce qui ressemblait à une action, à un labeur, en abandonnant la terre, l’illustration, l’éducation ; et finalement la richesse ; elle paraissait responsable de la chute de l’Empire, et, honteuse, n’offrait aux peuples renaissants, en ces temps troublés, absolument rien. Tandis que lentement, successivement, avec l’aide indéniable dés Empereurs, la Barbarie s’était avancée, s’était répandue, sans spoliations irrémissibles, sans prétentions révolutionnaires, souvent rassurante, parfois préférable — quand elle exerçait une maîtrise librement, sans crainte d’hostilité, — à la domination romaine, brutale, grossière, exigeante, cupide, souverainement inique toujours.

Les Barbares ne haïssaient pas l’Empire, puisque chez eux, en Germanie, ils s’en disputaient les faveurs. C’est Rome qui, par sa politique imprévoyante et orgueilleuse, par son incommensurable ignorance de tout, avait coalisé les Barbares contre elle, s’en était fait des ennemis. Les Goths eux-mêmes, ces derniers Barbares surgis, ambitieux certes, et légitimement, ne manifestaient pas contre l’Empire d’irréductibles animosités ; ils eussent volontiers traité avec les Empereurs, pacifiquement, de la part qu’ils occuperaient en Europe. Germains et Goths n’eurent le mépris de l’Empire — et en convoitèrent alors le territoire, sillon la succession, — que lorsque l’illusion aryenne se dissipa, toute, et nécessairement, devant le spectacle des corruptions et des décrépitudes de cette civilisation dont ils s’étaient figuré les splendeurs. Et ce furent des Barbares — guerriers et hommes d’État — qui tâchèrent alors, évidemment, de sauver l’Empire, de le relever.

Bientôt, à mesure que l’envahissement barbare consenti, souvent imposé, s’étendit, on remarqua — et c’était vrai — que les Romains avaient fait autant de butin en Germanie que les Germains dans l’Empire ; que si les Barbares guerroyant avaient renversé et brûlé des monuments, leurs dévastations se justifiaient par un intérêt stratégique, ne résultaient pas d’une volonté de détruire ; que dans les grandes villes — Cologne, Mayence, Trèves, Coblentz, Strasbourg, Bâle, — les Barbares, laborieux et s’enrichissant, se montraient aptes, autant que les Romains, et peut-être davantage, à la vie commune, tranquille et prospère ; qu’enfin — et ce fut la constatation suprême d’affinité, de lien de famille, — ces Barbares odieux, sauvages, étaient Chrétiens, et Chrétiens d’instinct, de race. Leurs mœurs et leurs traditions, leurs aspirations et leur caractère, leurs goûts, et surtout leur idéal, — plus tard, le niebelungenlied et l’edda en donneront l’éclatant témoignage, — les portaient au Christianisme primitif, vrai, pur, évangélique, à la religion aryenne, irrésistiblement.

En somme, l’Europe se ressaisissait. La véritable invasion des Barbares — dans le sens détestable du mot — commençait, venue d’Asie, effroyable, anaryenne, à laquelle préludait cette formidable poussée des Huns sur les Alains, des Alains sur les Goths et des Goths de la Scythie refoulés vers l’ouest, Rome incapable de résister, Constantinople tournée, évitée, laissée à son agonie splendide, à la magnificence des pourritures romaines et asiatiques combinées. Pendant qu’au sud-est de la Méditerranée, par delà l’Égypte et la Syrie, et la mer Rouge, un empire arabe allait être fondé, au sein d’un peuple indépendant, fanatisé par Mahomet, et que ses destinées glorieuses conduiront au sud de l’Europe pour y disputer au Christ sa conquête.

Le Barbare — Barbarus, — c’était, pour les Romains, celui qui était hors des limites et de la géographie romaines. D’abord, les Gaulois de ce côté des Alpes, puis les Gaulois transalpins, puis les peuples de la Germanie, ensuite ceux des bords de l’Océan, et, finalement, toutes les hordes inconnues, ou innommées, que Rome eut à combattre ou qui, sur un point quelconque du monde, contrarièrent sa politique.

Dans le sens de non civilisé ou de mal civilisé, le qualificatif de Barbare ne saurait s’appliquer exactement, complètement au moins, aux ennemis que Rome rencontra dans les Gaules, en Germanie, en Scythie (Visigoths et Ostrogoths), jusqu’au moment où les Scandinaves ou Finnois apparurent, et que se constitua, surtout, au centre de l’Europe, l’agglomération confuse des Alamans. Mais tout à fait Barbares, et absolument, peut-être exclusivement, l’étaient ces Huns asiatiques dont l’invasion suspendra pour des siècles — avec la déplorable influence finnoise, très sensible chez les Goths et dominante chez les Alamans, — la marche de la civilisation aryenne, de l’est à l’ouest, interrompue un instant par Alexandre, et longuement retardée par l’essai glorieux et néfaste de Brigandage organisé que fut l’Empire romain.