Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

DE 367 à 378. - L’Église et l’Empire en conflit. - Valens sectateur d’Arius. - Gratien et Valentinien I1 empereurs. - Terreur judiciaire. - Désordres du christianisme romain : Damase et Urbin. - Goths nationalisés ; leurs traditions historiques. - Fondation de l’Europe. - Ermanaric. - Invasion dei Huns. - Withimer et Athanaric. - Lucipin et Maxime affament et exploitent les Goths vaincus. - Révolte des Goths, Fritigern roi. - Mort de Valens. - Goths chrétiens, de la secte d’Arius. - Histoire des Huns. - Alains. - Ulphilas et la Bible gothique. - Règne et caractère de Valens

 

AU point de vue impérial, politique, Valentinien laissait la religion en l’état oit il l’avait trouvée à son avènement, avec une ferme accentuation de neutralité gouvernementale ; d’autant plus méritoire que l’empereur était superstitieux, qu’il souffrit de cette attitude, et céda même quelquefois aux injonctions de son esprit inquiet. Il persévéra toutefois dans sa tolérance intransigeante. L’Église, elle, ne se contentait plus de l’impartialité du prince ; elle agissait, tantôt ouvertement, tantôt intrigante, avec une sournoise habileté, et sans jamais se lasser, pour en arriver à un triomphe exclusif. Malgré la souplesse du clergé catholique romain, et malgré la politique impériale volontairement pacificatrice, la lutte religieuse couvait une explosion. De part et d’autre, un irrésistible désir de dernier combat grandissait.

Après un concile tenu à Alexandrie, l’évêque Athanase avait adressé à l’empereur Jovien une exposition de la vraie foi qui avait fait scandale. A la mort de julien, à Rome, une vestale se convertit, reçut le baptême, événement considérable, et significatif. La religion du Christ, persécutée ou protégée, surveillée ou toute libre, constituait un trouble politique et social, scindait les populations de l’Empire. Le conflit, inévitable, proche, s’annonçait violent, car les païens et les adversaires de l’Église romaine — dissidents et hérétiques — se disposaient à utiliser contre elle toutes leurs forces, tandis que les Chrétiens rêvaient — vœu qu’ils réaliseront, hélas ! — de saper tous les monuments du paganisme. Or, à Rome, tragique coïncidence, la poursuite impitoyable des magiciens, traînés au cirque et torturés sous le ; yeux du peuple, entretenait, surexcitait la férocité romaine, un instant assoupie.

Les Empereurs, dont l’intérêt politique ne concordait pas toujours avec leur propre sentiment religieux, hésitaient, sans doute, entre l’adoption complète d’un Christianisme soupais à un chef qui voulait être l’égal, au moins, de l’Empereur, et la restauration décrétée d’un paganisme vraiment trop usé. Cette hésitation amena ce paradoxe, que l’Olympe des païens se repeupla de héros sous le règne de la dévote famille valentinienne ; suprême effort, presque ridicule, d’une religion expirante, morte. Les prêtres de ces divinités rappelées achevaient de leurs mains la destruction de l’édifice antique réédifié sur ses ruines. A peine installés dans les temples rouverts, ces prêtres trafiquèrent effrontément de leur sacerdoce, vendirent les textes des aruspices, tinrent marché public d’oracles, pendant que l’importance que s’arrogeaient les évêques, en face du pouvoir public, d’abord déplaisante, se faisait insupportable. Le Maure Firmus, en pleine révolte d’Afrique, n’avait-il pas envoyé au prince, comme ambassadeurs, des évêques chrétiens !

Valentinien était assez sûr de soi pour accepter toutes les conséquences de sa politique religieuse, strictement neutre ; le caractère et la situation de Valens ne lui permettaient pas cette indifférence : Baptisé par un évêque sectateur d’Arius (367), il avait pris parti pour la secte, en exilant de Jérusalem l’évêque Cyrille.

Le fils de Valentinien, Gratien, âgé de dix-sept ans, succédant à son père, s’associa son frère Valentinien II, âgé de quatre ans, qui gouvernerait l’Italie et l’Illyrie, sous la direction de sa mère Justine. La crainte de Valens, qui aurait pu réunir les deux Empires, valut à Gratien d’enthousiastes acclamations. Les grâces de sa physionomie, le feu de ses yeux, la docilité souriante avec laquelle il avait consenti à partager l’empire avec son frère, faisaient augurer d’un empereur à la fois bienveillant et résolu.

A Rome, une terreur judiciaire rendait la ville inhabitable ; les délateurs y pullulaient, encouragés, excités par les juges eux-mêmes ; ce qu’on avait le plus à appréhender n’était pas d’être mis en jugement, mais bien de n’être pas jugé. Les condamnations précédaient, pour ainsi dire, l’appel des causes. Le peuple romain, intempérant et crapuleux, descendu aux derniers degrés d’un cynisme malpropre, s’amusait, ou vivait, de cette intolérable justice. Gratien paraissait devoir réagir contre cet abaissement.

A Constantinople, despote inintelligent et chrétien fanatique — de la secte d’Arius, — privé de la surveillance de Valentinien, Valens laissa déborder cette rage sanguinaire qui est l’ultime jouissance des êtres avilis, leur débauche suprême. La torture — chevalets, poids de plomb, estrapades, — s’appliquait couramment ; il suffisait d’un soupçon pour être livré aux bourreaux. On déchiqueta avec des tenailles les flancs de Patrice et d’Hilaire, parce qu’ils avaient tressé, avec des branches de laurier, un trépied figurant celui de Delphes, brûlé des parfums d’Arabie, pratiqué la science divinatoire, un rameau de verveine à la main. La peur d’une dénonciation fit détruire des monceaux de livres, de toutes sortes, — en presque totalité, dit Ammien, ouvrages sur le droit et sur les arts libéraux, — parce qu’il pouvait s’y trouver, par hasard, quelques feuillets traitant du magisme.

A Rome, on décapita un enfant qui avait copié un livre de magie. On suppliciait publiquement des femmes accusées d’adultère ou d’inceste, en les conduisant à la mort toutes nues.

Le christianisme romain n’échappait pas à cette démoralisation, à cette folie, à ces violences, à ces hontes. On venait d’assister à la mémorable lutte des papes Damase et Urbain, se disputant le siège de Pierre avec une ambition désordonnée. Damase ne l’emporta qu’après une bataille dans la basilique de Licinius, où les Chrétiens tenaient leurs assemblées ; 137 cadavres témoignèrent de la fureur des combattants. Victorieuse, tuais coupable, la papauté régulière offrait au peuple le spectacle navrant d’une cour asiatique : Véritablement, écrit Ammien, quand je considère l’éclat de cette dignité (l’épiscopat de Rome) dans la capitale, je ne suis plus surpris de cet excès d’animosité entre les compétiteurs. Le concurrent qui l’obtient est sûr de s’enrichir des libérales oblations des matrones, de rouler dans le char le plus commode, d’éblouir tous les yeux par la splendeur de son costume, d’éclipser dans ses festins jusqu’aux profusions des tables royales.

L’ancien proconsul d’Achaïe, Prétexte, gouverneur intègre et droit, ayant expulsé de Rome le rival de Damase, — le diacre Urbain, — tâchait de montrer, par cette intervention, que l’autorité effective de l’Empereur était au-dessus du gouvernement de l’Église. Cependant, une basilique resta ouverte aux dissidents, par ordre du prince, intéressé à maintenir la division parmi les fidèles du Christ. Damase encourut bientôt la haine d’une partie de son propre clergé, en sollicitant, avec succès, un édit (370) portant interdiction aux prêtres et aux cénobites de fréquenter les femmes vivant seules, de recueillir par donation ou testament aucun avantage pécuniaire. Cette anarchie, cette corruption surtout, réhabilitaient les Barbares, qui semblaient plus civilisés, plus raisonnables, au moins comparativement. Julien ne s’était-il pas écrié, un jour qu’il essayait en vain de moraliser philosophiquement les Chrétiens : Écoutez-moi ; les Alamans et les Francs m’ont bien écouté !

Les Goths, si dédaignés par Julien, sauveront la religion nouvelle, en adoptant le Christianisme, bien qu’instruits dans le schisme d’Arius. Ces Goths nationalisés revendiquaient à bon droit le titre de citoyens, car ils n’étaient plus — Jornandès le dit exactement — ni des étrangers, ni des fugitifs, mais des sujets moins indisciplinables que les habitants de Constantinople ou de Rome. Ils possédaient ce qui constitue un peuple, des traditions, des ancêtres, des aspirations communes, une histoire. Le roi Bérig avait fait le peuple goth, en réunissant des nations qui dépassaient les Romains en taille et en bravoure, terribles par leur fureur dans les combats ; à leur cinquième roi — Filimis — ils devaient leur installation sur les terres de la Scythie, jusqu’au Pont-Euxin. — Ainsi, ajoute Jornandès, le racontaient leurs anciennes poésies, à peu près dans la forme historique.

Les Goths se répandirent en Dacie, en Thrace et en Mésie, sous leur roi Zalmoxes, philosophe dont la plupart des historiens attestent la science prodigieuse. On n’hésita pas, d’ailleurs, dès les commencements de leur organisation, à considérer les Goths comme les plus éclairés parmi les Barbares. Dion dit qu’ils égalèrent presque les Grecs. Bien que divisés en Visigoths et Ostrogoths, le souvenir des grands ancêtres, des héros, resta le lien national : Ethespamara, Hamala, Fritigern, Vidicula. Une expédition du roi Taunasis contre Vénosis roi des Égyptiens, que le Nil arrêta et qui fut en Asie, permit aux chroniqueurs d’attribuer aux Goths, ainsi venus et demeurés en Orient, l’origine des Parthes ? On établit les relations des Goths primitifs avec Achille, Ulysse et Priam ; Cyrus combattit les Goths ; Darius, fils d’Hystaspe, demanda pour femme la fille d’un roi des Goths, qui lui fut refusée ; Philippe rechercha leur amitié, épousa Médopa, fille du roi Gothilde...

Dans l’histoire romaine, Sylla se servit des Goths pour châtier les Germains ; Jules César ne parvint pas à les subjuguer ; ils furent indépendants sous Tibère. C’est alors, écrit Jornandès, que Dicénéus les initia à la philosophie, à la morale et à la physique... à la logique et à l’astronomie. Comosicus, aussi savant, succède à Dicénéus, comme pontife et roi. Corillus succède à Comosicus. Les Goths se mesurèrent avec les Romains, et ils les vainquirent sous Domitien. L’empereur Maximin était Goth.

Les Goths défendirent leur civilisation contre les Vandales, les Marcomans et les Quades, collaborant ainsi avec Rome, un instant, à l’éloignement des véritables Barbares ; mais victorieux, et mélangés, ils parurent s’unir ensuite aux Barbares contre la puissance romaine. Ostrogotha franchit le Danube, dévaste la Mésie et la Thrace. L’empereur Philippe envoie Decius pour combattre les Goths ; les légions romaines, faisant défection, passent à l’ennemi. Les Goths s’avancent sur Rome, leur armée conduite par Argaïl et Guerthéric. Ils repoussent les Gètes et se voient contraints à vaincre les Gépides, quoiqu’ils fussent de même origine qu’eux ; Cniva ravage la Mésie, Gallus l’arrête, et l’empereur Dèce, battu, meurt enveloppé par les Goths. Sous Gallus et Volusien, ils saccagent la Mésie ; les Empereurs traitent alors avec eux.

Sous Gallien, des Goths se transportent en Asie Mineure, détruisent par le feu le temple de Diane à Éphèse. Ils épuisent la Thrace. Maximin prend des Goths à sa solde, et marche avec eux contre les Parthes. Puis, dit Jornandès, l’Empire pacifié commence à négliger les Goths... Ils furent les alliés de Constantin, qui leur dut des victoires, Araric et Aoric étant rois. Gébéric, leur successeur, chasse les Vandales des terres qu’ils occupaient à l’ouest de la Gothie, entre les Hermundures au nord, les Marcomans à l’ouest et le Danube au sud.

Le grand Ermanaric, héritier de Gébéric, après avoir soumis un grand nombre de nations belliqueuses au septentrion, asservit les Hérules — dont Alaric est le roi, — attaque les Vénètes, nombreux et indisciplinés (Vénètes, Antes, Sclaves), et dompte les Estes (Estyens), établis sur les rivages les plus reculés de l’Océan germanique. Ermanaric apparaissait, dès lors, comme le dominateur légitime des peuples de la Scythie et de la Germanie.

Malgré les légendes fabuleuses et les erreurs flagrantes de ce sommaire historique, consacré, les Goths, ayant la conscience de leur valeur, le sentiment de leur mission, fondaient l’Europe : Ermanaric succédait bien à Philippe et à Alexandre le Grand. L’Asie ne s’y trompa point ; elle accourut, massée, compacte, entraînée par la plus féroce des nations barbares, les Huns, race farouche, issue de l’accouplement monstrueux de sorcières et d’esprits immondes. Les envahisseurs étaient déjà sur les rivages ultérieurs du Palus Méotide, convoitant, menaçant la Scythie.

Ermanaric, fidèle à son devoir, malgré sa vieillesse, — on écrira qu’il avait alors cent dix ans, — prépara l’attaque et l’expulsion des Asiatiques. Les tribus vassales des Goths ne comprirent pas Ermanaric, ne virent pas le danger, ne répondirent pas à son appel. Deux chefs Roxolans, qui haïssaient le roi, — parce qu’il avait fait périr leur sœur sous les pieds des chevaux, — tentèrent de l’assassiner. Abandonné, désespéré, Ermanaric se suicida. Son successeur, Withimer, continuant Ermanaric, se fit battre par les Huns et mourut. Deux guerriers goths, Alathéus et Saphrax, ne doutant pas de l’avenir, patriotes, enlevant le fils de Withimer, — Fritigern, — échappèrent à la poursuite des Huns, que commandait leur roi Balamir.

Les Goths de l’Est — Ostrogoths — s’étaient soumis aux Asiatiques victorieux. L’un des principaux chefs des Goths de l’Ouest — Visigoths, — Athanaric, affronta les Asiatiques au Dniester ; repoussé, il recula jusqu’au Pruth, se proposant, des Carpates à la mer, d’opposer une série de fortifications au flot tumultueux et insaisissable des envahisseurs. La nation gothique, épouvantée, voulut évacuer le pays, préférant s’humilier, mendier à l’empereur Valens un territoire dans l’Empire. Athanaric, se refusant à négocier cette honte, se jeta dans les montagnes avec quelques guerriers fidèles.

Les députés des Visigoths sollicitèrent de Valens la Thrace et la Mésie (376), promettant de se faire Chrétiens, si l’empereur leur envoyait des prêtres parlant la langue gothique. Ces propositions flattaient le fanatisme arien de l’empereur, en même temps qu’elles lui offraient l’occasion de se venger des Visigoths, qui avaient fourni — il ne l’oubliait pas — 30.000 guerriers à l’usurpateur Procope.

Les officiers impériaux Lucipin et Maxime, dépêchés par Valens pour accueillir et surtout pour désarmer les Visigoths, les affamèrent, leur vendant des vivres à des prix qu’ils les savaient incapables de payer, les obligeant ainsi à se dépouiller successivement de tout ce qu’ils possédaient, de leurs biens, de leurs esclaves, puis de leurs propres enfants. Joués, désespérés, les Visigoths, se dérobant à l’abominable vindicte romaine, se répandirent de toutes parts, affolés, ravageant le pays pour se nourrir, s’armant de tout ce qu’ils trouvaient sous leur main, fer ou bois. Alors, Alathéus et Saphrax, ramenant le fils de Withimer, Fritigern, héritier légitime de la couronne, passèrent courageusement le Danube, pour rejoindre en Thrace leurs infortunés compagnons, les réunir et les organiser.

Dans la Thrace, toute saccagée, des Huns et des Alains se montrèrent non moins ardents à la curée que les Visigoths furieux. Tous ceux qui détestaient l’Empire, avant souffert de la cruelle rapacité de ses officiers ou de ses magistrats, — notamment les ouvriers des mines, astreints à un labeur qui n’était qu’un supplice, — grossissaient la borde redoutable des pillards, qu’ils guidaient dans la recherche les approvisionnements cachés, et avec eux fabriquaient des armes. Lucipin, inquiet, invita Fritigern, régule des Goths, à un repas, avec l’intention de le faire assassiner ; mais l’escorte de Fritigern, attentive, vaillante, aussitôt attaquée, se jeta sur Lucipin et sur Maxime, qui furent saisis, emportés et impitoyablement massacrés. Ce jour-là, écrit Jornandès, mit fin à la disette des Goths et à la sécurité des Romains.

Valens appela son neveu Gratien, pour qu’il l’aidât à chasser de la Thrace les Goths soulevés. Une incursion des Alamans, instruits du départ de Gratien par un espion de la garde romaine, ne permit pas à ce dernier de répondre à l’appel de Valens. L’armée des Goths, désordonnée, épouvantablement dévastatrice, s’augmentait continuellement de Barbares accourus de tous côtés. L’empereur parut, avec une partie de l’armée d’Orient, prêt à en finir d’un seul coup. Fritigern feignit une négociation pour achever ses préparatifs, et il assaillit Valens près d’Andrinople (9 août 378). Les offres fallacieuses d’entente avaient été portées à l’empereur par un évêque patriote.

L’attaque des Goths, soudaine, terrifia les Romains. Campés sur des collines, les guerriers de Fritigern se précipitèrent, l’entraînement de la pente leur donnant un élan irrésistible, entonnant, avec un mélange confus de voix discordantes, un chant national à la louange de leurs ancêtres, tandis que les légionnaires impériaux, surpris mais vite concentrés, vociféraient le barritus, ce cri qui commence par un faible murmure, se termine par un éclat de tonnerre et dont les vibrations ont tant de puissance sur le cœur du soldat. La défaite des Romains, complète, tourna au désastre, les deux tiers des légionnaires furent massacrés. Les cris, les gémissements des blessés, les sanglots des mourants, écrivit Ammien Marcellin, formaient dans le lointain un lamentable concert.

Valens, blessé, réfugié dans une ferme, périt misérablement dans les flammes d’un incendie. Ainsi, dit Jornandès, s’accomplit le jugement de Dieu, qui voulut que l’empereur fût brûlé par ceux qu’il avait égarés dans l’hérésie. Les Goths, en effet, avaient été convertis au Christianisme par les prêtres ariens de Valens. L’Europe chrétienne, que les Goths victorieux représentaient maintenant, ignorait le Christ à la fois Dieu et homme défini par les conciles orthodoxes. Le succès décisif, sur un champ de bataille, du schisme d’Arius et l’intransigeance de l’Église de Rome, judéo-chrétienne, divisaient donc religieusement les Européens, au moment même où la véritable invasion des Barbares — l’invasion des Asiatiques, des Huns — s’ébranlait.

L’Empire goth, fondé par Ermanaric, s’étendait de la Baltique à la mer Noire. Les Huns envahisseurs, venus d’Asie, après avoir franchi l’Oural, avaient subjugué les Alains entre la mer Noire et le Volga. De ces Alains vaincus, les uns se retirèrent chez les Vandales, les autres se dirigèrent vers les sauvages défilés du Caucase ; un grand nombre se joignirent aux vainqueurs, s’emparant des vastes plaines de la Sarmatie.

Les tribus hunniques décrites par les contemporains ont tous les traits de la race mongole. Il semble que leur marche vers l’Occident coïncida avec la descente au sud, en Europe, des Scandinaves et des Finnois. Les Huns, enfants des génies infernaux, — les bêtes à deux pieds d’Ammien Marcellin, — grotesques, espèce d’hommes, dit Jornandès, petits et contrefaits, ayant, en guise de visage, une boule d’os et de chair aplatie sur le devant, où paraissent deux petits trous qui leur servent d’yeux, épouvantaient rien que par leur laideur repoussante. Ces imberbes, à l’aspect hideux et dégradé des eunuques, se nourrissant de racines sauvages et de viandes crues, vêtus de peaux suintantes, puantes, toujours à cheval, sans notion du bien ou du mal, sans divinités et sans religion, batailleurs impitoyables, cruels et cupides, au corps trapu, aux membres robustes, à la tête volumineuse, aux épaules larges, avaient quelque chose de surnaturel...

Les Huns (Hunni, Chuni, Hiong-nou), partis du désert septentrional de Gobi, auraient écarté les Mandchoux et dévasté le nord de la Chine (210 ans avant J.-C.) — ce qui décida les Chinois à bâtir contre eux la grande muraille ? — qu’ils occupèrent pendant un siècle et dont ils furent chassés (90 av. J.-C.), cause de leur instabilité menaçante en Asie. Leur exode vers l’ouest se serait dessiné, nécessaire pour eux, au commencement du IVe siècle. Divisés en deux groupes principaux, en marche, les Huns blancs, ou Ephtalites, s’installaient à l’est de la mer Caspienne, sur l’Oxus ; les autres, se dirigeant vers l’Europe, attirés par le renom des richesses romaines, passaient le Volga (374). Les Scythes Alains — que l’usage a fait distinguer des Gruthongues, dit Ammien Marcellin, par l’épithète de Tanaïtes, — s’unirent en grand nombre aux envahisseurs, qui franchirent le Tanaïs. C’est ce mouvement d’invasion que l’Empire gothique arrêta.

Les Alains — anciens Massagètes ? — comprenaient une quantité de tribus : Les Neures, habitant des forêts ; les Budins et les Gélons, féroces et belliqueux, vêtus de peaux humaines ; les Agathyrses, qui se chamarraient le corps de couleur bleue ; les Mélanchlènes et les Anthropophages... qui allaient rejoindre les Sères et peuplaient l’Inde jusqu’au Gange, ce fleuve qui sépare en deux les Indes et court s’absorber dans l’océan Austral ?... Ces incertitudes géographiques et ethniques de la grande invasion, bizarres, prouvent que l’on confondit les Alains et les Huns. On mentionna à part, cependant, et forcément, les Alains généralement beaux et de belle taille, dont les cheveux tiraient sur le blond, au regard plutôt martial que farouche, — faisant d’un glaive nu fiché en terre leur unique divinité, leur unique autel, et ne connaissant pas l’esclavage, — de ces Huns hideux et malpropres, dont le dégoût qu’ils inspiraient l’emportait certainement sur la crainte.

Le brassement de peuples, inouï, qui résulta de cette inondation d’Asiatiques, compliqua davantage le problème posé de la composition des Barbares. On s’ingéniera aux classements les plus singuliers ; on s’appliquera à des recherches d’origines, à des rapprochements, dont quelques-uns très inattendus ; jusqu’à voir, par exemple, des Hellènes chez les anciens Alains ou Hellani ? Jornandès écrivait : Quant aux Hunugares (Hongrois), ils sont connus par les fourrures de martre qu’ils fournissent au commerce. Ce sont là ces Huns qui se sont rendus redoutables à des hommes d’une intrépidité pourtant bien grande.

L’effondrement de la puissance gothique fut un phénomène. Au moment de l’apparition des Huns, Ermanaric pouvait croire, en effet, qu’il gouvernait, unis en nation, les Ostrogoths, les Visigoths et les Gépides, et qu’il avait soumis à cet Empire tous les peuples de l’Europe occidentale, jusqu’à la Baltique. La défaite du grand victorieux avait immédiatement réduit les Goths à la seule occupation de la Thrace, protégée par le Danube. Et, nouvelle surprise, le désastre subi par les Huns à Andrinople relevait tout à coup le nom désormais glorieux des Goths, que leur conversion au christianisme d’Arius faisait fatalement adversaires des deux forces se disputant le monde : les Asiatiques et l’Église de Rome, catholique.

Ulphilas (Vulfila, Wœlfel), honoré de la double qualification de pontifex et de primas — que l’on a parfois réunis sous le titre de pontife-roi, — avait traduit en langue gothique les Saintes Écritures, apportées aux Goths par les prêtres de Valens. Ulphilas était sans doute le chef d’un groupe — les Goths mineurs de Jornandès, — investi des pouvoirs politique et religieux. Ces Goths, pauvres et peu guerriers, établis au pied d’une montagne, dans une plaine fertile, ne vivant que de lait, avaient reçu les premiers la Bonne Nouvelle, — l’Évangile, — aussitôt transmise par eux à leurs concitoyens. Né en Cappadoce, emmené en captivité par les Barbares, Ulphilas aurait été cet évêque négociateur qui obtint de Valens, pour les Goths vaincus, un colonat en Mésie. — On dit que pour pouvoir écrire sa Bible gothique, Ulphilas dut inventer un alphabet.

Incité par ses courtisans, Valens ouvrit l’Empire à cette multitude, — les Goths comptaient encore 200.000 guerriers, — s’imaginant que l’incorporation de ces étrangers dans l’armée impériale la rendrait invincible, de même qu’il s’était donné l’imprudente satisfaction d’opposer à l’Église de Rome une nation tout entière livrée au christianisme d’Arius. Aux Goths de Dacie, instruits de la religion nouvelle par l’évêque arien Ulphilas, devaient se joindre les Burgundes. Soupçonneux et vindicatif, faible et cruel, superstitieux et volontaire, toujours irréfléchi, Valens inaugura le Christianisme persécuteur, en traquant, en faisant torturer et mettre à mort les magiciens. S’il ne poursuivit pas de sa haine les Chrétiens de l’Église de Rome, c’est que son fanatisme jaloux et impatient n’eut pas le loisir de s’exercer librement de ce côté.

Empereur, Valens se désintéressa de la justice ordinaire, abandonnant les procès à l’odieuse collusion des juges et des avocats ; et les Petits subirent la permanente oppression des Grands : Valens, dit Ammien, avait fait plein divorce avec l’équité. Il se moquait de l’appareil judiciaire, comme d’un jeu où le caprice et le marchandage devaient logiquement prévaloir. Pendant un procès qui suspendait l’attention publique, et qu’il avait hâte de voir aboutir, l’empereur envoya à la mort un témoin dont les déclarations paraissaient devoir compliquer et prolonger l’affaire. Son scepticisme railleur et son goût de vengeance le faisaient intervenir dans tous les actes de la vie sociale, qu’il subordonnait à l’autorité du souverain. Il se ridiculisa, un jour, en réglant avec minutie les funérailles d’un misérable, déterminant jusqu’aux gestes des accompagnateurs, d’après le mode fixé des cortèges de théâtre.

Rapace, il approuvait sans examen les sentences d’exil, multipliées, parce que les confiscations qui en étaient la conséquence légale alimentaient le trésor public, ou ses réserves personnelles. Il assistait aux débats judiciaires qui touchaient à son pouvoir, à ses intérêts, et il interrompait l’interrogatoire, prononçait la condamnation, déterminait la peine. Tout sentiment de pitié lui fut comme une preuve de faiblesse. Son avarice insatiable et les flatteries de ses courtisans avaient étouffé très vite, en son esprit sans culture, le droit instinct qui dicta ses premières décisions.

La mort de Valens, épouvantable, dans le feu, — dont on refusa bientôt d’accepter le récit comme vrai, en lui substituant la fable d’une blessure mortelle reçue pendant le combat, le corps de l’empereur perdu ensuite parmi les cadavres amoncelés, — lui valut une miséricorde. On vanta la sûreté de ses relations, la solidité de ses amitiés, et on attribua à une sorte de pusillanimité maladive la hâte et la cruauté de ses sentences. On expliqua de même, avec une intention sérieusement bienveillante, par son absence absolue d’instruction, — était-ce sa faute ? — sa violence irréfléchie, sa paresse, le mépris qu’il eut pour les formes de la justice. Ammien Marcellin concilia toutes les contradictions en donnant à Valens un caractère mixte où le bien et le mal se trouvaient en égale mesure.